Isabelle COURROY – Confluence#1
(Buda Musique)
Tout comme le Graal n’était qu’un récipient d’allure modeste pour ne pas dire frustre, loin des vases bling-bling, le kaval, cette flûte très prisée en Europe centrale (Thrace, Anatolie), n’est qu’un sobre tuyau percé de quelques trous, mais dont le maniement nécessite une maîtrise exceptionnelle.
Et ce tuyau, qui prend des formes diverses, a dit-on le pouvoir d’évoquer et d’invoquer le monde pastoral. Son étymologie lui confère même un pouvoir sacré puisque sa racine arabe (q-w-l) signifie « la Parole ». Cette dernière fait donc du flûtiste un médiateur dont le rôle consiste à faire jaillir l’air dans ce tuyau à partir de son ventre. Car le son de cette flûte oblique à embouchure dite libre, donc sans bec, est façonné à pleine bouche.
Le kaval déploie une riche palette sonore faits de souffles et de grains « sablonneux » très caractéristiques et proprement fascinants à écouter. Ce son possède un relief empreint d’une rusticité effectivement toute pastorale, évoquant les sons naturels ou animaliers.
Éblouie par le son du kaval, qu’elle a découvert sur un disque de collectages à une époque où cette flûte était royalement méconnue en Europe de l’Ouest, Isabelle COURROY a effectué de nombreux voyages en Roumanie, en Bulgarie, en Grèce, en Macédoine et en Turquie. Elle s’est imprégnée des sources et des traditions turco-balkaniques de l’instrument, non pas tant pour devenir une musicienne « traditionnelle » que pour alimenter un processus créatif fondé sur l’art de l’improvisation et développer ainsi ses propres compositions, qui traduisent sa recherche sur la fluidité et la matière du souffle.
Après s’être fait entendre dans les groupes AKSAK, ZAMAN FABRIQ ou encore la Cie RASSEGNA, Isabelle COURROY franchit le pas et livre sa première création discographique sous son nom, Confluence#1, qui synthétise les diverses composantes de son chemin artistique avec un souci affiné de fluidité dans le propos.
Confluence#1 n’est pas pour autant un disque de flûte solo, puisque Isabelle COURROY a invité une pléiade de musiciens à l’accompagner dans sa quête.
C’est d’abord sur un registre intimiste que se déploie la première partie de cet album, privilégiant les expressions en duo ou en trio : ici le kaval s’entretient avec une voix (Kotsifas), là c’est avec une clarinette (Ange et Dragon), là-bas avec un tombak (Safineh), un daf ou un tabla (Kalduk), parfois avec un sêtar (Aida) ou même un santour (Octopus)…
Après cette phase invitant au recueillement et à l’introspection aux forts parfums de Moyen-Orient, Isabelle COURROY secoue les éventuelles somnolences avec un Pulsar en mode hicâz qui ravive le pouvoir extatique de la danse et qui prend l’allure d’une sarabande grisante évoquant une soirée conviviale entre pèlerins réunis dans une taverne providentielle.
Puis vient une version orchestrale et nocturne de Jasmine, composé pour le film du même nom d’Alain UGHETTO. La lyra de Sokratis SINOPOULOS donne le ton mélodique, et clarinette, accordéon, trompette, contrebasse, daf, mandole, santour et bien sûr kaval se rassemblent en un défilé cérémonieux qui s’achève sur un « soundscape » aux effluves dramatiques.
Et parce qu’il n’est pas du tout question pour Isabelle COURROY de donner une image muséale de son instrument et des musiques qu’il dessert, elle clôt son cycle de confluences sur des arrangements plus électriques et contemporains en conviant la guitare, la basse et les programmations de Bruno ALLARY à se mêler aux sons du kaval, de la gadulka ou de la derbouka sur TchernoKara et Keybus, pour des célébrations non moins trépidantes. Une fois la surprise passée, ces pièces se fondent assez bien dans la continuité des paysages de ce disque et renforcent sa logique d’un cheminement qui associe archaïsme et modernité sans rien sacrifier à la profondeur de la Parole du kaval.
Confluence#1 se distingue par la générosité de son inspiration, la prolifération de couleurs et de voix, et l’envoûtement de ses souffles, qui « cavalent » aussi bien dans les espaces repliés ou déployés que dans les couloirs et les volutes du temps. Si usée qu’elle soit, l’expression « vent de liberté » trouve ici une fort séduisante et pertinente illustration.
Stéphane Fougère
Site : www.kaval.org
Label : www.budamusique.com