Jacques PELLEN – A-hed an Aber
(Paker Prod.)
Tout au long de sa carrière, le compositeur et guitariste brestois Jacques PELLEN a conjugué ses créations en formats fort variés, que ce soit en duo, en trio, en quartet, et même au-delà, jusqu’au big-band en procession (celtique, comme de bien entendu…). Il n’avait cependant pas encore tenté l’aventure complètement soliste. Qu’à cela ne tienne, voilà qui est fait avec cet album ! A-hed an Aber nous fait entendre un Jacques PELLEN qui, à l’instar d’un autre, « voyage en solitaire », harnaché de ses seules 6 et 12-cordes.
Le bagage est donc léger, et l’expédition, à en juger par les somptueux clichés noir et blanc qui ornent ce digipack, réalisés par le photographe expert Eric LEGRET, est de nature à la fois introspective et orientée vers un monde tant minéral que liquide, soit un paysage côtier tel qu’on le trouve dans cette « Finis Terrae » brestoise. A-hed an Aber signifie justement « Sur les rives de l’estuaire ». C’est sur cette frontière de sel et de caillasse, de sable et de goémon, grignotée par les invasions quotidiennes des vagues de l’océan, que Jacques PELLEN a porté l’inspiration de son subtil regard musicien, en y posant en creux quelques pierres de touche qui ont marqué son parcours.
Qu’on ne s’y trompe toutefois pas : il ne s’agit pas de musique « zen », ni « new age », en dépit du caractère réflexif, voire méditatif, que laisse supposer ce « dispositif » soliste. Les cordes de Jacques PELLEN font montre d’une belle panoplie d’humeurs : tantôt cristallines, veloutées, limpides, tantôt métalliques, mordantes, granitiques, elles explorent cet ensemble d’influences propres au guitariste, ce jazz-folk celtisant aux visées contemporaines qu’on lui connaît, et qu’il livre à nu, en monologues finement élaborés, traçant des contours fluants et refluants, graciles, lestes, et à la fois solidement charpentés, porteurs de développements affûtés et convecteurs de résonances profondes, particulièrement bien mises en valeur par un travail de mixage au diapason.
On aura beau jeu de dire qu’au fond, Jacques PELLEN n’est pas exactement seul dans cet estuaire. Outre que Patrick PÉRON ajoute quelques subreptices programmations et de diaphanes pincées de synthé et d’orgue ici et là, les compositions de Jacques conversent avec les éléments, dessinent des portraits d’instants (Au cœur de la nuit), des clichés de visions (Aber, Her Mantle so Green), des impressions de personnages (Le Calvaire de Marie O., Eileen Gray’s Table)…
Et de plus, Jacques a convoqué en esprit quelques personnalités musicales dont il reprend des compositions : Georges GERSHWIN (I Loves You Porgy), Henri TEXIER (Don’t Buy Ivory, anymore), Dave GOULDER (January Man) et bien sûr l’éternelle partenaire et harpiste Kristen NOGUÈS (Lec’h). Et comme le fait remarquer Manu LANN-HUEL dans son texte imprimé sur un des volets du digipack, « Aber » renvoie aussi à une autre référence guitaristique de Jacques, en forme d’hommage à John ABERCROMBIE, disparu en 2017.
Un « réfléchissement » linguistique tout aussi subtil est à l’œuvre d’une pièce à l’autre, An-hed an Aber se transformant plus loin en Ahead of Time. Ainsi ces rives d’estuaire se dirigent-elles… en avant du temps, devenant les rives du temps, un temps parallèle, aucunement linéaire, se déroulant plutôt en volutes…
C’est dire si, finalement, l’espace de repli solitaire que s’est forgé Jaques PELLEN est très fréquenté, animé, bref, respirant et vivant. S’y immerger implique forcément une déconnexion de grande ampleur. Mais quand on parvient à le rejoindre sur ces rives de l’estuaire, on réalise que celles-ci ne sont pas si loin de nous, qu’elles nous font écho et nous révèlent des horizons intérieurs qu’il est vital d’interroger et de contempler.
Stéphane Fougère
Label : www.pakerprod.bzh