JF PAUVROS & MONT ANALOGUE – Higher Ailleurs
(Kidderminster)
Il aura fallu une bonne décennie pour que ces deux entités évoluant chacune à un point différent de l’ample spectre des musiques expérimentales et improvisées se retrouvent pour enregistrer un album commun, après quelques performances scéniques éparses par-ci, par-là… Il aura surtout fallu qu’un label, en l’occurrence Kidderminster, tape gentiment du poing sur la table pour que ces entités, par nature plus portées sur les performances scéniques spontanées et éphémères, se décident à tenter ce qui est somme toute une autre forme d’expérimentation, à savoir la concrétisation discographique d’une complicité musicale. Car nous n’avons pas affaire ici à la restitution documentaliste d’une captation live, mais à un enregistrement de studio (en l’occurrence effectué au studio Campus, à Paris), qui se doit donc de condenser en un temps et un espace limités ce qui, en live, peut s’étaler sur une plus longue durée.
Il n’est peut-être plus utile de présenter le guitariste improvisateur (et vocaliste à ses heures) Jean-François PAUVROS, sous peine de se voir reprocher de faire du remplissage bio-discographique exhaustif compte tenu de son demi-siècle d’explorations scéniques et discographiques (le séminal No Man’s Land, avec Gaby BIZIEN, remonte à 1976, si les dates parlent encore…).
Issu d’une génération plus récente, MONT ANALOGUE est un duo français porté sur la recherche électro-synthétique et composé d’Alex VAN PELT (officiant aux nord Rack 2 et à l’Electribe ESX-1, pour les connaisseurs) et Ben LUPUS (synthétiseur modulaire). Sa première balise vinylique remonte à 2016 avec le bien nommé Debut Album (chez La Baleine) et a été suivie de deux LP chez Kiddenminster, Super Flumina Babylonis en 2019 et Faire fleurir en 2023, plus quelques albums et EP digitaux disponibles sur la page bandcamp du duo. Il n’aura échappé à personne que le patronyme MONT ANALOGUE fait évidemment référence à ce roman inachevé « d’aventures alpines non euclidiennes et symboliquement authentiques » (sic) du même titre écrit par le poète et essayiste René DAUMAL, figure majeure avec son complice Roger GILBERT-LECOMTE de cette aventure pluriartistique du début du XXe siècle et en marge du surréalisme que fut Le Grand Jeu.
LUPUS et VAN PELT ne sont pas les premières âmes artistes à avoir été subjuguées par cet écrit narrant l’expédition d’un petit groupe d’amis sur une montagne mystérieuse invisible au commun des mortels à cause de la courbure de l’espace, allégorie d’une quête spirituelle inspirée par GURDJIEFF et Alexandre de SALZMANN : Alejandro JODOROWSKY, Patti SMITH, Philippe PERRINO ou encore Frédéric L’ÉPÉE (YANG, PHILHARMONIE, SHYLOCK…) y ont puisé leur inspiration littéraire, cinématographique, plasticienne ou musicale…
Et de quête ascensionnelle il est assurément question dans ce disque (disponible en formats CD et LP), comme son titre, Higher Ailleurs, et ceux de certaines pièces le laissent entrevoir en filigrane : Ailleurs, C’est où là-bas, Jusqu’au bout, Aspiralé.e… Les bâtons de pèlerin sont donc de rigueur pour aborder son écoute. Car quand bien même l’album pourrait à des oreilles pressées passer pour une production de musique ambient, il ne se contente pas de verser dans l’étalage de nappes diaphanes à vocation méditative, comme le style l’y incite le plus souvent. La seule implication de Jean-François PAUVROS devrait déjà nous avertir que l’expédition ne se fera pas sur des chemins vernis et lissés, et MONT ANALOGUE sait aussi se montrer adepte de l’étrangeté non polie.
Le morceau inaugural, C’est où là-bas ? est du reste trompeur : vaporeux, onirique, on l’imagine se déployer dans le temps, alors qu’il s’arrête au bout d’une minute et des poussières. L’ascension prend une autre tournure avec le plus développé Ailleurs, qui dépeint un « space-trip » en plusieurs étapes, épaissi d’effluves blues en apesanteur et soulevé par endroits par un « beat » étouffé, avec quelques manifestations orageuses à l’horizon. Hypnotique autant que déstabilisant, cet Ailleurs est-il un mirage ? Epistola ressemble à une phase de demi-sommeil en mode migraineux : la texture minimaliste du duo électro se met à gondoler, et PAUVROS entonne quelques vers d’une bouche pâteuse et d’un ton « sourdiné ».
Cela n’empêchera pas le trio d’aller Jusqu’au bout, fissure drone rendue acide par des étirements d’archet et des couches granuleuses, dégageant l’impression que le Higher promis par le titre de l’album a la tête en bas, à moins que ce ne soit l’inverse. En fin de course, la vision est troublée par un essaim de grognements synthétiques dont l’invasion est stoppée net par la fin du sillon (sur le disque vinyle bien sûr).
Beats aquatiques, grincements presque mélodiques et pulsations feutrées animent Aspiralé.e, dont l’inclusivité est rendue encore plus confondante avec ces jets de fiel générés à l’archet et aux machines, et qui débouche sur Pourquoi (sans point d’interrogation, ce serait trop facile), un coup de sang bruitiste pimenté qui ne dépasse pas la minute.
Retour des grands vents et des floutés modulaires à la cantonade sur Les Grands Fétiches, dont la staticité brumeuse est à mi-parcours perturbée par des frétillements percussifs en code morse et des éclats de cordes : les totems se mettraient-ils à frissonner, ou juste à communiquer ?
Quoi qu’il en soit, si en Gaule tout finit par des chansons, cet Higher Ailleurs se clôt sur une Première Valse (comme s’il pouvait y en avoir d’autres) aux cordes décharnées, boucles percussives somnolentes et voix plus ou moins trafiquées, en mode lendemain de cuite, comme si PAUVROS et MONT ANALOGUE nous avaient en fin de compte emmenés dans une « Grande Beuverie » ?
Et puis de toute manière, c’est quoi, l’Higher ? Et puis c’est où, l’Ailleurs ? « Et vous, vous cherchez quoi ? » Vous en êtes encore à croire que l’ambient est une musique creuse ? Vous n’avez pas été voir (ni écouté) Higher Ailleurs, là où les remontées d’acide s’apparentent à des descentes vertigineuses, et où les chutes de tension sont encore le meilleur moyen de se propulser au sommet. Mais ne visez pas trop haut : une petite note nous indique que Higher Ailleurs est dédié « aux effluves aériennes de Kevin AYERS ». Higher… Ailleurs… AYERS… « Hi ! Er… » Bon sang, mais c’est bien sur ! Dans la foulée sont également cités Daevid ALLEN et Jérôme De MISSOLZ, si c’est censé vous rassurer (ou non).
Quoi qu’il en soit, il serait bien dommage que, à la faveur d’une courbure de l’espace, vous passiez à côté de ce disque sans le voir (ni l’écouter), tant il est vrai que, par les temps qui courent, il vaut mieux avoir la tête Ailleurs et la garder Higher…
Stéphane Fougère
Page : https://mont-analogue.bandcamp.com/album/higher-ailleurs