Jorge REYES
Le Jaguar préhispanique
Au-delà de la world music et de ses « fusions » conceptualisées à l’emporte-pièce, il y a des magiciens irréductibles pour lesquels l’acte musical est à la fois une plongée dans la mémoire d’une culture plus ou moins étouffée et une offrande aux Esprits qui en ont gardé les secrets. Jorge REYES est l’un d’eux. Personnalité bien à part dans la sphère des musiques nouvelles ethniques, Jorges REYES (24/9/1952 – 7/2/2009) est de ces rares artistes mexicains à avoir su investir une voie aux antipodes des canons conventionnels à la représentation « folklorique » de son pays, une voie située au carrefour des traditions précolombiennes et des technologies de pointe.
Avant d’entrer dans ce sanctuaire sonore qui ne ressemble à nul autre, on est prié de jeter rageusement à la poubelle toute caricature du Mexique et du Mexicain typiques qu’ont véhiculés de navrants médias télévisuels ou cinématographiques et se rappeler (ou apprendre) que le Mexique recèle une culture dite indigène pour le moins impressionnante, car comprenant une cinquantaine d’ethnies et autant de langues. Son histoire d’avant les invasions espagnoles menées par Cortès (favorisées par le mythe de Quetzalcoatl, qui a fait croire aux Aztèques que l’envahisseur était leur dieu blanc « civilisateur ») est ainsi riche d’une tumultueuse succession de civilisations (olmèque, zapotèque, mixtèque, totonaque, toltèque, maya, aztèque, etc.) dont Jorge REYES a recueilli tant les mythes que les vestiges, principalement sous forme d’instruments de musique. À cet égard, sa collection regorge de trésors inestimables, tant d’un point de vue archéologique que sonore.
En véritable mémorialiste de traditions qui appartiennent désormais au royaume de l’ombre, REYES ne dissocie pas sa musique de sa quête initiatique. Ses performances scéniques correspondent ainsi à un rituel cathartique et ses disques nous projettent d’emblée dans une géographie par-delà la perception consciente, dans la dimension des esprits de la nature auxquels les rites anciens rendaient hommage. L’espace musical de REYES fait alors office de nouveau miroir fumant dans lequel vibrent les émanations du Serpent à plumes Quetzalcoatl, le dieu guerrier Tezcatlipoca ou l’Essence suprême Omeoteotl.
Jorge REYES a commencé sa carrière de musicien dans un groupe de rock progressif mexicain, CHAC MOOL, qu’il délaissera dans le milieu des années 1980 pour confectionner son propre jardin sonore, qui mêle instruments électriques, synthétiques et ethniques. Son intérêt très marqué pour les traditions précolombiennes le poussera vers une esthétique épurative, privilégiant de plus en plus les sonorités antiques et leurs résonances avec les mythes aztèques, toltèques, mayas et autres civilisations qui ont laissé leur empreinte au Mexique. Les passages de Jorge REYES en France sont autant de l’ordre de la surprise que du miracle. Ainsi nous a-t-il rendu visite l’an dernier pour célébrer un événement très particulier sous forme d’un concert rituel. Retour sur les lieux, suivi d’une rétrospective discographique à l’usage des néophytes.
Jorge REYES : Dans l’antre de « La Maroquinerie »
Paris, mardi 2 novembre 1999, jour des défunts
Difficile de parler de ce concert autrement qu’avec des superlatifs, mais il faut avouer que ce mardi-là nous étions réellement ailleurs : bien sûr, la qualité de la musique, bien sûr l’intensité scénique (pas du tout, mais alors pas du tout new-age), mais avant tout la Vérité que dégage un événement spirituel ont ravi (au sens fort) l’assistance. À peu près une petite centaine de personnes (dont visiblement 90 invités par l’ambassade du Mexique, plus une dizaine de pékins qui pensaient savoir à quoi ils allaient s’exposer), une centaine de personnes disais-je ont subi l’enchantement, en forme de coup de bambou, de cette cérémonie aztèque.
L’introduction des hostilités se fera sur le titre Comala, le reste étant semi-improvisé. Trois silhouettes hiératiques chapeautées qui de masque de jaguar, qui de masque de cajote, le tout flanqué par des plumes de faisan, sortent des coulisses. L’assemblée et le devant de la scène sont purifiés par de la fumée de copal soufflée par le Danseur (NIUK-NIUK). Après un quart d’heure d’ambiance éthérée, les rythmes vont crescendo : le danseur suit, et c’est un miracle qu’avec le peu de place dont il dispose, et l’intensité de sa danse, qu’il ne percute personne. Les pas sont frappés avant tant de force que la scène menace de tomber. Par moment, l’orage s’apaise et une narratrice, froide comme la main de la mort (qui est la compagne de Jorge dans la vie), déambule entre la scène de face occupée par les symboles mortuaires indiens, et l’espace perpendiculaire droit occupé par les symboles mortuaires chrétiens, baignant dans le bleu. Elle déclame des textes en anglais, en espagnol et en nahualt.
NIUK-NIUK part puis revient avec un petit bûcher consacré. Il enflamme deux demi-mâchoires de cheval, et jongle avec. Là aussi couvert d’un costume de plumes, constamment léché par les flammes qui devraient logiquement le transformer en torche vivante, le danseur nous sidère. Puis prenant lentement et hiératiquement des braises flambantes dans sa main gauche, puis sa main droite, il nous explique par un sourire démoniaque et amusé, en nous montrant ses paumes indemnes, son secret : un pacte avec le feu a été passé, qui le rend indemne de cet élément. Le crescendo des percussions reprend.
Pour finir, les trois protagonistes s’avancent vers le devant de la scène, Jorge rythmant la musique à grands coups de poing dans la poitrine. Leur violence est telle qu’on entend l’air s’échapper de ses poumons dans le micro. Nous sommes au bord de la transe. Ou plutôt ils sont au bord de la transe ; quant à nous, depuis longtemps nous avons quitté la Terre pour suivre ce chamane.
Le concert se termine. Depuis dix ans, Jorge ritualise le jour des morts. Par chance, il était à Paris ce jour-là. Je crois bien que j’ai été l’un des derniers à m’arrêter d’applaudir. « Simplement merci à l’homme s’il repousse le glas. » (René CHAR).
Sélection discographique
Ek-Tunkul
(1985 – Paraiso)
Le titre La Casa Oscura pose les bases de l’ouvre future de Jorge REYES, tant dans la tessiture (l’alternance de musique qu’on n’appelle pas encore ambiante et de musique ethno-amérindienne). Les autres titres, au grain sonores plus épais, où la guitare sert souvent de base mélodique et rythmique comme dans le rock » normal « , sont encore imprégnés d’un relent post-progressif. L’homme visiblement s’ajuste, se cherche dans cet album adressé uniquement aux fans et aux collectionneurs.
Jorge REYES & Antonio ZEPEDA – A la Izquierda del Colibri
(1986 – Paraiso)
Cet album, fait en collaboration avec Antonio ZEPEDA aux instruments précolombiens, est dans la lignée d’Ek-Tunkul, mais plus solide. Jorge REYES se lance dans un titre assez long, qui donne d’ailleurs son nom à l’album, sur lequel se greffent des moines nahualts, écrits par le roi-visionnaire-poète Nezahual Coyolt (Roi éclairé qui voulut abolir les sacrifices humains). Le « Colibri », qui est le Dieu de la guerre chez les Aztèques, donne encore à entendre de grosses percussions synthétiques pré-programmées, et des guitares rythmiques. Malgré les tessitures des nappes également encore un peu épaisses (DX9 oblige), l’album se laisse écouter avec plaisir.
Comala
(1989 – Geometric)
Comala est l’espace inculte laissé aux Indiens dépossédés de leurs terres, un enfer mythologique qui vient subitement s’incarner dans leur histoire. Les synthés, encore un peu épais, effacent ici totalement les ombres progressives. Les rythmiques amérindiennes prennent dans cet album toute leur importance. Elles le font s’envoler et posent le style du bonhomme pour les albums à venir. On notera l’utilisation très réussie de samples de la voix de Maria SABINA, la chamane aux champignons la plus célèbre du Mexique (voir son autobiographie éditée aux éditions Le Seuil). Une voix qui » charge » magiquement l’album, au demeurant un très bon album.
Nierika
(1989 – Silent)
Un disque superbe, bien équilibré, qui s’écoute et se réécoute sans difficulté. À partir de Nierika, l’homme maîtrise totalement son sujet, peaufine les rythmes, les sons, les ambiances. On le sent complètement à l’aise dans son élément. À la fois fluide et structuré, ce très bel album annonce d’évidence ses successeurs qui, sur de tels prémices, ne pouvaient être que les excellents Préhispanic et Bajo el Sol Jaguar.
Jorge REYES & Suso SAIZ – Cronica de Castas
(1991 – NO-CD Rekords)
Avec le guitariste espagnol, fort injustement peu connu, Suzo SAIZ, REYES semble souffler sur ce Cronica de Castas, naturellement d’inspiration amérindienne. Pureté et légèreté (au sens rythmique) sont ici les maîtres mots de cet album qui sonne comme l’écho lointain de l’ouragan qui vient de passer.
Bajo el Sol Jaguar
(1991 – NO-CD Rekords)
C’est un album où Jorge REYES est touché par la grâce. Profusion des idées, production à la fois profonde et précise, inspiration rythmique et mélodique, équilibre des compositions, tout y est. On déplorera toujours la faible durée en général des albums de Jorge REYES (resté au format vinyle) et en particulier de ce joyau (38 minutes). La diversité des sources d’inspiration (chant grégorien, voix off, influences amérindiennes) est complètement gommée par la cohérence de l’ambiance, à la fois puissante et planante, terrestre et éthérée. La qualité exceptionnelle de ce » feulement du jaguar solitaire « , propulse son auteur au niveau des plus grands du genre ethno-ambient. Par un concours de circonstances étrange, REYES fera d’ailleurs la rencontre du plus grand d’entre eux, Steve ROACH.
Jorge REYES, Steve ROACH & Suzo SAIZ : SUSPENDED MEMORIES – Forgotten Gods
(1992 – Hearts of Space)
Juste retour des choses pour Jorge REYES, que cette association on ne peut plus osmotique avec Steve ROACH et Suzo SAIZ. Les trois hommes donnent ici le meilleur d’eux-mêmes, voire se transcendent. Ils sont enfermés live en studio pour le bonheur intense des Dieux. Qui joue quoi ? Nul, même eux, ne le surent. Signe d’une alchimie réussie. L’album est (je sais j’ai utilisé ce terme 20 fois, mais ici il est vrai dans son sens premier) MAGIQUE. Puissance, aisance se conjuguent sur cette ouvre où chaque intervention tombe à pic. On pourra l’écouter dans 1000 ans sans jamais en épuiser la signification ni l’analyse, tant il est foisonnant, riche, complexe. Voilà un chef-d’œuvre qui pose une borne pour les générations à venir.
El Costumbre
(1993 – Paraiso)
Cet album est certainement le plus abouti de Jorge REYES sous son seul nom d’artiste. La source amérindienne est Huichole. Jorge REYES aura séjourné dans les montagnes pour participer aux cérémonies des Indiens Huichols, ces fameux consommateurs de champignons hallucinogènes (le culte du peyotl qui se répandit jusque dans les réserves sioux est d’origine huichole). Le disque, qui commence de manière assez construite, se déstructure lentement, non sans élégance, pour se restructurer à son final. Jorge REYES aurait-il par hasard voulu calquer son ambiance sur quelque prise hallucinogène ? Toujours est-il que la chose est forte avec tant de goût et de subtilité (la présence des claviers de Steve ROACH, également à la production, sert de liant) que ce semi-chaos crépusculaire deviendra désormais la nouvelle orientation de Jorge REYES. Indispensable.
The Flayed God
(1994 – Staalplaat)
Après Bajo el Sol Jaguar, deuxième révolution chez Jorge, qui décide de ne faire appel qu’à des instruments et des rythmes précolombiens. Loin de tomber dans la world music ou dans le sous-plagiat indigène pur et simple, Jorge joue, à l’instar de Jon HASSELL, de ce que ces musiques peuvent avoir de dramatique, d’envoûtant et de hiératique tout en étant appréhendable pour un rocker moyen. Le final est excellent. Moins mélodique que Bajo el Sol Jaguar mais plus radical dans sa conception, il est l’un dans l’autre aussi fort que celui-ci.
Jorge REYES, Steve ROACH, Suzo SAIZ : SUSPENDED MEMORIES – Earth Island
(1994 – Hearts of Space)
Après l’ultime Forgotten Gods, le trio ne pouvait plus monter aussi haut. En effet, le niveau moyen est forcément moins bon, malgré une production plus fine ; mais l’album contient « la » perle, qui se détache du lot, et qui manquait à Forgotten Gods, j’ai cité : First Blessing. Ce morceau à lui seul vaut l’achat, en triple, de Earth Island. Sinon, c’est quand même de la bonne, de la très bonne musique.
Tonami
(1995 – NO-CD Rekords)
Produit par Steve ROACH, cet album fait un peu écho à The Flayed God. Comme lui, il est construit uniquement autour d’instruments amérindiens précolombiens, sans l’ombre d’un synthé ou d’une guitare. Mais la structure des titres, l’utilisation « roachienne » des réverbs (qui tend à faire résonner des percussions normalement secondaires très en avant, forçant l’auditeur à chercher loin derrière le motif principal), et la production en général donne à Tonami une planance (excusez le néologisme) qui se passe facilement de l’artillerie technologique des musiques pour planétarium. Spirituellement, la spatialité, c’est-à-dire la respiration mentale intrinsèque des deux hommes (ROACH et REYES), est telle que je ne m’aperçus de l’absence de synthés que plusieurs semaines après l’achat du CD. Voilà donc un album fort pour vous évader. (Certains, dont mon voisin, y voient des monstres ?)
Mort aux Vaches
(1996 – Staalplaat)
C’est le titre d’une émission de radio hollandaise qui enregistre live des artistes. Le packaging délirant, genre vache folle (ou peut-être hallucinée), et le titre (en français ?!) sont en décalage complet avec la musique toujours aussi hiératique, mystérieuse, mystiquement vaporeuse. Le demi-chaos d’El Costumbre trouve, dans ces sessions enregistrées avec Suzo SAIZ, son prolongement le plus naturel. On notera une petite baisse de qualité, quelques tics, mais difficile après tant d’albums prestigieux d’être à son meilleur niveau.
Authentic Precolombian Music : Prehispanic
(1990 – ParaMusica ; 1996 – Spalax)
Authentic Precolombian Music : Forgotten Spirits
(1994 – ParaMusica; 1996 – Spalax)
Authentic Precolombian Music : Rituals
(1996 – ParaMusica ; 1996 – Spalax)
Bien qu’affublée d’un titre générique douteux (l’ « authentique musique précolombienne », et ta mère en culotte à plumes sur le toit d’une pyramide aztèque !), cette trilogie discographique ne verse ni dans la pure ethnomusicologie, ni dans le produit folkloriste débilisant, et encore moins dans l’exotisme putassier. Nous avons bel et bien affaire à trois créations musicales de Jorge REYES, et non des moindres, même si l’artiste n’est pas crédité sur les pochettes (ça, c’est vilain !).
Si Jorge REYES a un temps utilisé la technologie moderne, c’est à seule fin de mettre en valeur les sonorités viscérales de ses instruments natifs et d’en actualiser la résonance. Et quand bien même les six années qui séparent ces trois albums sont celles pendant lesquelles REYES a collaboré avec deux grands maîtres de l’ethno-ambient, Suso SAIZ et Steve ROACH (qui a du reste produit Forgotten Spirits), ils font état d’un dépouillement extrême, ne faisant entendre que des instruments antiques et acoustiques, à l’instar des autres albums de Jorge REYES dont ils sont contemporains. Prehispanic date de 1990 et est donc paru entre Nierika et Bajo El Sol Jaguar ; Forgotten Spirits est paru en 1994, la même année que The Flayed God, et il s’agit en fait du même album que celui publié par le label espagnol No-CD Rekords sous le titre Tonami (voir chronique plus haut) ; et Rituals est sorti en 1996, la même année que Mort aux Vaches.
Même si Prehispanic est à l’origine un recueil de musiques composées pour divers documentaires et vidéos (pardon pour cette remarque d’un prosaïsme outrancier !), il préfigure déjà la direction de l’épure que Forgotten Spirits allait officiellement initier. Ocarinas, flûtes, conques, coquillages, pierres fossiles, os, percussions d’eau, bâtons de pluie, tambours tarahumara, crécelles, et bien d’autres percussions – dont le détail éloquent vous est fourni dans le glossaire inclus dans Prehispanic et dans Rituals – sont donc mis en valeur dans ces trois albums, sans oublier le corps humain, car Jorge REYES utilise effectivement le sien comme percussion (cf. The People with Painted Faces, dans Prehispanic).
Ces trois albums sont à l’origine parus en 1990, 1994 et 1996 sur le label mexicain ParaMusica et formaient une sorte de « série » sous les titres Prehispanic, Prehispanic Music for Forgotten Spirits et Prehispanic Rituals. Puis ils ont été réédités sous forme de superbes digipacks par le label français Spalax en 1996 avec un design graphique similaire, mais dont la couleur de fond diffère pour chaque album. De fait, les illustrations des pochettes originales apparaissent en format réduit ; seule celle de Prehispanic Rituals a été modifiée. Le titre du deuxième album Prehispanic : Music for Forgotten Spirits a été écourté en Forgotten Spirits, de même que Prehispanic Rituals est devenu simplement Rituals. Les notes de pochettes originales (en anglais) ont été reproduites dans les volets de chaque digipack ; on regrette juste que les commentaires relatifs aux quatre derniers morceaux de Forgotten Spirits aient été oubliés. On a sans doute pensé que, arrivé à ce niveau d’excursion astrale, toute attache théorique ou littéraire devenait inutile ! Ce n’est pas faux, remarquez…
Steve ROACH & Jorge REYES – Vine, Bark & Spore
(2000 – Timeroom Editions)
Il aura fallu attendre six ans pour que les deux monstres sacrés des musiques dites ethno-ambiantes réalisent ce qui peut à bon droit être perçu comme la suite logique de l’aventure SUSPENDED MEMORIES, en compagnie de Suso SAIZ. Vine, Bark & Spore est donc le premier opus que Steve ROACH et Jorge REYES enregistrent en duo, après quatre ans de préparation. Les deux frères spirituels nous propulsent une fois de plus dans une sphère magique et organique dont la force visionnaire doit autant aux vibrations intemporelles de quelque antique relief mexicain isolé qu’aux horizons hallucinatoires du Désert du Sonora en Arizona.
Nappes diaphanes et textures aurorales sont incrustées de motifs acoustiques ethnisants dont on reconnaît l’origine précolombienne ou occasionnellement aborigène (le didjeridoo), mais qui brossent ici un paysage spectral délié de toute attache géographique et temporelle. Dans cet espace imbibé d’ambroisies aux réverbérations capiteuses, le chant et les frêles percussions de REYES (pot de terre, cruche, bâton de pluie.) flottent comme autant de fragments d’écorce d’une mémoire terrestre en proie à une hypnose curative.
À la manière de certains rituels pratiqués par d’anciennes traditions, Vine, Bark & Spore agit comme une musique médicinale pour l’âme humaine, une prescription chamanique qui rappelle que l’horizontalité ponctuelle du présent est vouée à se diluer inlassablement dans les circonférences spiraliques de l’existence inconditionnelle.
Jorge REYES & Piet Jan BLAUW – Pluma de Piedra
(2002 – Geometrik / Audioglobe)
Depuis El Costumbre (1994), Jorge REYES nous avait habitués à une ligne musicale très « roots » (certains de ses albums ayant été consacrés uniquement à la musique pré-colombienne à base d’instruments ethniques : Tonami, The Flayed God), où la part de l’improvisation a toujours tenu la place principale (Mort aux Vaches ou Vine, Bark & Spore avec Steve ROACH). Avec Pluma de Piedra, les constructions sont immédiatement plus visibles, car Jorge REYES évolue ici pour ainsi dire « cadré » par les synthétiseurs du Hollandais Piet Jan BLAUW, nous renvoyant à l’époque de Bajo el Sol Jaguar (1988). Toutefois, la magie aztèque reste entière, et les dieux invoqués (Tlaloc, le Dieu de l’eau avec qui tout homme en vie sur terre fait, qu’il le sache ou non, un pacte, et Quetzalcoatl, The Feathered Snake) sont immanquablement au rendez-vous.
Piet Jan BLAUW n’a pas la classe de Steve ROACH, loin s’en faut, mais mine de rien, en ajoutant une petite touche indus à la musique de REYES, il l’aide à découvrir d’autres horizons. L’osmose d’ailleurs est totale : The Feathered Snake qui n’est autre que Premonition, un titre improvisé pour un live radiodiffusé (Mort aux Vaches) augmenté d’une rythmique électronique due à Piet Jan BLAUW, témoigne par sa grâce de ce mélange réussi. On retrouve les habituelles bandes son de Jorge REYES, qui nous font participer aux festivités des Indiens Huichols, ces montagnards mexicains, adeptes du peyotl.
L’atmosphère de dignité spirituelle liée à un sentiment visionnaire, typique d’une certaine indianité à laquelle Jorge REYES nous avait habitués, est toujours présente. Mais on remarquera quelques nouveautés. Le titre le plus indus, Radio Marcos, se place ostensiblement sur le plan très profane du politique. On y entend une bande enregistrée d’un discours du fameux sous-commandant MARCOS (qui à mon sens, s’il défend les droits indigènes – c’est bien –, n’a pas forcément une vision très élaborée du monde, se cantonnant dans une position post-soixante-huitarde assez rigide – c’est moins bien). Au rayon mauvaise nouveauté, on remarquera deux titres d’un très mauvais goût variétoche/new-age (même DEEP FOREST n’en voudrait pas) qui sont a priori (j’espère) le fruit de la création de Piet Jan BLAUW (Pluma de Piedra, le titre qui ouvre l’album, en fait hélas partie).
Sinon, on remarquera aussi le très beau et très réussi Nacimiento del Sol, qui est avec son discours (un vieillard indigène) un des titres les plus nostalgiques de Jorge REYES, alors que sa rythmique est assez enlevée.
Au total, Pluma de Piedra est un très bon album, mais les rares personnes en France qui ont eu la chance de voir REYES sur scène attendent toujours l’album explosif qui reflète réellement la puissance chamanique du jaguar mexicain.
* * *
Pour être exhaustif sur la période solo de Jorge REYES, il faut signaler qu’on peut l’entendre également sur l’excellentissime Spiritual Bonding (1994) de Vidna OBMANA, aux côtés de Steve ROACH et de Robert RICH, ainsi que sur Truth & Beauty (1999) de Steve ROACH qui, entre autres, ressort des bandes du trio SAIZ, ROACH, REYES. Celles-ci sont d’une telle qualité qu’on se demande pourquoi elles ne figurent pas sur les albums de l’époque (à ce titre, Truth & Beauty est certainement le meilleur album de Steve ROACH depuis 3-4 ans). De purs moments de grâce y figurent. Quant à la collaboration de Jorge REYES avec DEEP FOREST, gageons que c’est par politesse ou par visée promotionnelle que notre Mexicain préféré s’est mouillé avec ces marchands de soupe.
Signalons enfin que deux autres enregistrements de Jorge REYES et Steve ROACH sont parus à titre posthume : Live in Tucson 2000, publié en 2013 en format uniquement digital (fichier FLAC) et The Ancestor Circle, paru en CD chez Projekt Records en 2014.
Pour résumer les contours de l’univers artistique de Jorge REYES, reprenons à son compte la devise d’un mensuel connu, voué à la géographie et aux belles images : « Un nouveau monde : la Terre. »
Réalisé par Héry et Stéphane Fougère
– Photos concert : Sylvie Hamon
(Article original publié dans ETHNOTEMPOS n°6 en juillet 2000 et remanié en 2022,
augmenté des chroniques des trois CD de la série Authentic Precolombian Music [ETHNOTEMPOS n°3 – octobre 1998],
du CD Vine, Bark & Spore [ETHNOTEMPOS n°7 – novembre 2000]
et du CD Pluma de Piedra [ETHNOTEMPOS n°15 – septembre 2004]
Merci pour ce super article. Toutefois, le dernier paragraphe laisse penser que de nouvelles parutions vont arriver, omettant, si je ne m’abuse, d’indiquer que Jorge Reyes est décédé en 2009. Cordialement, JCA
Merci d’avoir relevé ce détail. Ce dernier paragraphe provient d’une ancienne chronique mais est effectivement devenu inutile, dans la mesure où il fait très certainement référence à l’album « Vine, Bark and Spore », dont la chronique, écrite ultérieurement, a elle aussi été intégrée à cet article. Nous avons donc procédé à quelques corrections pour éviter tout éventuel malentendu et avons mentionné la date de décès de Jorge Reyes…