KAZUT DE TYR – Jorjuna

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KAZUT DE TYR – Jorjuna
(Hirustica)

De Bretagne, quand on souhaite se rendre au Moyen-Orient, on a le choix entre prendre la mer, faire le tour de l’Hexagone et s’engouffrer en Méditerranée, ou passer par les chemins de terre qui traversent l’Europe centrale et finissent par rejoindre l’un des itinéraires de la Route de la soie. Plutôt que de jouer aux « tri martolod », l’entité tripartite KAZUT DE TYR a préféré passer par les routes du « vieux continent ». Le sonneur Gaby KERDONCUFF, l’accordéoniste Jean LE FLOC’H et le percussionniste Yves-Marie BERTHOU, ont tous succombé aux charmes des gammes non tempérées et ont chacun roulé leurs bosses dans diverses aventures musicales imprégnées des sons et des rythmes balkaniques, de Roumanie, de Macédoine, de Bulgarie, avant de s’ébahir face aux horizons de l’ancien empire ottoman.

Le premier album du trio, paru en 2012, synthétisait ce parcours d’influences à la fois balkaniques et méditerranéennes. Puis ce fut l’exploration du Kurdistan, et la rencontre avec le chanteur Wyria AHMED, et KAZUT DE TYR s’est alors métamorphosé en DENGEKAN, auquel les tristes événements politiques n’ont pas permis de graver une trace discographique. Mais après une décennie de parcours artistique profondément enraciné et dûment creusé, le trio n’allait certainement pas se laisser stopper dans son élan par d’aussi basses circonstances. Alors, au lieu de serrer les rangs, KAZUT DE TYR les a élargis. Sur ce nouvel album, le trio devient ainsi un septette !

Il fallait bien ça pour explorer toutes les possibilités qu’offre le « jorjuna », rythme à 10 temps très répandu dans plusieurs contrées moyen-orientales, et qui a donné son nom à ce disque. J’en vois dans le fond qui renâclent… « On nous avait promis de la musique bretonne en début de chronique, non ? » Voui, bien sûr… Trompettes, bombardes, accordéons, percussions, il y a tout ce qu’il faut pour chauffer les festoù-noz, non ? « Mais alors c’est quoi ces instruments qui s’incrustent dans ce Ton Bale Daniel Philippe ? » Un saz et un qânùn, my dear ! « Ah ! Je me disais bien qu’un Bagad ne sonnait pas comme ça… » Pour sûr, mais ça fonctionne aussi bien qu’un couple de sonneurs. « Et sur le morceau suivant, c’est quoi ces chants ? C’est pas du breton, ça ! » Non, ça s’appelle Mihabadim, et c’est chanté en kurde par un chanteur kurde (Kani KAMAR) et… par un chanteur breton (Eric MENNETEAU) ! « Bonjour l’embrouille, là… » Ben quoi, ça ne vous rappelle pas le chant en tuilage breton ?

Avec un sens affûté de l’espièglerie artistique, KAZUT DE TYR pratique une musique bel et bien bretonne, mais mûrie sur les sentiers en spirales proche-orientaux. La formation DENGEKAN a vécu, mais son travail est en partie utilisé dans cet album. Jorjuna est ainsi fait d’allers-retours entre un répertoire breton et un répertoire kurde. Les chants d’amour Sure Gul (Fleur rouge) et Agir Barane (Tonnerre et Pluie) sont ainsi magnifiés par la voix chaude et modulée de Kani KAMAR, propulsés par l’indispensable qânûn de Maëlle VALLET, les volutes « trompettées » de Gaby KERDONCUFF et les percutantes percussions orientales d’Yves-Marie BERTHOU.

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Interprété avec une solennité habitée par Eric MENNETEAU, Boked Eured ne fait pas mentir l’adage selon lequel les chansons bretonnes ne sont pas toutes très gaies. Tragique dans son fond, celle-ci bénéficie toutefois d’un enrobage en forme de suave mirage oriental que le saz (Lionel MAUGUEN), le qânûn, l’accordéon et l’intervention vocale de Kani KAMAR rendent particulièrement prégnant.

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Mais que les danseurs bretons se rassurent, ils trouveront ici de quoi démanger leurs orteils et leurs doigts de pieds, comme si de rien n’était ! Les ronds de Loudéac (Donnio, Dabke de Loudia, Baleu de Loudia) et les gavottes (Gavotenn Plouenez) concoctés par KAZUT DE TYR ont un sens du rythme doublé d’une coloration mélodique qui ne rend plus du tout incongru la présence d’une danseuse orientale dans un fest-noz !

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C’est encore les sons envoûtants et dynamiques du qânûn qui introduisent An hini gozh, une gavotte inspirée par une vieille chanson qui se moquait de l’ancienne civilisation… Par extension, on pourrait même se demander si, en reprenant ce thème à sa façon « orientée », KAZUT DE TYR ne cherche pas à moquer les traceurs de frontières au marqueur…

Le goût de la danse est un trait de caractère commun à la Bretagne et à la Perse, c’est ce que cherche à rappeler KAZUT DE TYR, avec un mélange bien dosé d’érudition et de jubilation. Entre se sentir là-bas en restant ici et se sentir ici en allant là-bas, à quoi bon choisir ? C’est dans les mouvements et à travers les résonances que se forgent les identités culturelles…

Stéphane Fougère

Label : www.hirustica.com

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