Keith TIPPETT – The Unlonely Raindancer

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Keith TIPPETT – The Unlonely Raindancer
(Discus Music)

« May Music Never just Become Another Way of Making Money. » (Puisse la musique ne jamais devenir une autre manière de gagner de l’argent.) Ce précepte figure sur bon nombre de disques de cette personnalité majeure des musiques libres qu’est Keith TIPPETT. Il en est ici absent, mais il n’y a aucun risque pour que la démarche artistique qui y est exposée renie cette règle morale.

Keith TIPPETT a été de toutes les aventures, le plus souvent avec des musiciens improvisateurs de haut vol ancrés dans le jazz mais aptes à en transcender les codes. Mais c’est dans l’expression en solitaire que se dégage le plus sûrement toute la forte et singulière beauté de son art. Et c’est avec The Unlonely Raindancer que tout a commencé.

Dans cet album, le pianiste anglais a en effet posé les bases et le modèle de son langage soliste, qu’il développera et extrapolera dans la mythique trilogie des Mujician : Mujician (1982), Mujician II (1987) et Mujician III (August Air) (1989), puis dans les enregistrements piano solo qui ont suivi, tel The Dartington Concert (1992), Une croix dans l’océan (1995), Friday The 13th (1997), jusqu’aux récents Mujician solo IV (Live in Piacenza) (2015) et Live in Triest (2018).

Véritable pierre inaugurale, The Unlonely Raindancer fut publié en 1980 – sous la forme d’un double album vinyle, excusez du peu – sur Universe Productions, petit label créé par Rob SÖTEMANN, qui fut le promoteur et le « roadie » de Keith TIPPETT durant la série de concerts que celui-ci fît aux Pays-Bas en 1979, et d’où proviennent les enregistrements consignés sur The Unlonely Raindancer. Il est du reste singulier de noter que TIPPETT se produisit en solitaire parce qu’il n’y avait pas assez d’argent pour payer tout un groupe ! Ainsi le natif de Bristol put-il exposer une approche musicale qui tranchait radicalement avec celle de la méga-formation ARK (22 musiciens) avec laquelle il avait enregistré le légendaire double LP Frames (Music for an Imaginary Film) un an auparavant !

Compte tenu toute l’importance au moins historique que représente The Unlonely Raindancer, on peut se demander pourquoi ce double LP n’a jamais été réédité en CD jusqu’à aujourd’hui ? La raison en est simple : la bande master a disparu. Mais les cassettes sur lesquelles avaient été enregistrés les concerts de cette tournée ont heureusement été préservées des caprices du temps par Hazel MILLER, le fondateur du label Ogun, et c’est à partir de ces 600 et quelques minutes d’enregistrements que Martin ARCHER, le valeureux créateur du label Discus Music, a pu retrouver les parties retenues pour l’album et reconstituer le contenu de ce dernier pour une édition en CD ! C’est vous dire si ce gars mérite de généreuses félicitations !

The Unlonely Raindancer était constitué de neuf pièces provenant de différents concerts (à Utrecht, Tilburg, Middelburg), lesquels ont eux-mêmes eu lieu dans des salles très différentes, de la salle de théâtre au club de jazz, générant donc des acoustiques différentes, sans compter que Keith a de ce fait dû jouer sur des pianos également différents. La diversité de ces paramètres a néanmoins poussé TIPPETT à renouveler son approche pianistique à chaque performance et à sculpter un univers sonore changeant. On se retrouve ainsi avec des morceaux allant d’une minute à dix-neuf minutes !

En dépit de l’hétéroclité du « fonds » sonore originel à partir duquel il a été constitué – et sans doute grâce à cette hétéroclité – The Unlonely Raindancer s’avère une œuvre forte, cohérente et éminente, et son écoute dissipe bien vite les a-prioris des auditeurs qui auraient eu quelques scrupules à « se farcir un disque de piano solo » et dont la durée pouvait paraître rebutante (les deux LP totalisant 79 minutes, soit la durée maximale d’un CD, ça tombe bien !).

Certes, il faut s’assurer quelque prédisposition, mais on ne sent pas le temps passé, pour la bonne raison que Keith TIPPETT transcende par son art les notions de temps et d’espace, et qu’il fait montre d’une créativité intarissable dans son approche pianistique, générant une gamme sonore à l’amplitude éloquente, et ce même si il n’emploie pas encore ici la technique du piano préparé (sauf à la toute fin de Thank You God for my Wife and Children) !

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Tortworth Oak suffirait à démontrer la plénitude de l’art de Keith TIPPETT, puisque cette pièce – la seule du lot qui part d’un thème mélodique – est présentée dans deux versions dont les développements sont assez distincts. (Une autre version plus tardive a été gravée dans le disque de son groupe MUJICIAN avec THE GEORGIAN ENSEMBLE, The Bristol Concert.) Le doigté du pianiste s’y montre sidérant de vélocité, sans à aucun moment verser dans la démonstration stérile. Ses arpèges en registre haut sur le morceau éponyme, qui confinent en bout de course à une sonorité quasi-mécanique, ses ostinatos en tons bas et ses ondulations sur The Muted Melody, toutes ces cascades de notes qui se déversent comme le débit liquide d’un ruisseau façonnent un espace de vibrations intenses et de pulsations extatiques aux métamorphoses graduelles.

Il n’est que d’entendre comment l’imposante pièce Steel Yourself / The Bell, The Gong, The Voice prend sa source dans le silence et s’esbaudit à la faveur de sépulcrales ébullitions hypnotiques qui se transforment en masses harmoniques menaçantes et tout à la fois impériales. Les plus courtes pièces placées dans le dernier quart de l’album (Dear Ireland, The Pool) se goûtent comme des respirations à la clarté rassérénante.

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Et Midnight Slow Walk clôt l’album de ses inquiétantes dissonances éthyliques générées – une fois n’est pas coutume – non pas par un piano, mais par une cithare. D’un bout à l’autre du disque, la véhémence et la profondeur de l’expression « tippettienne » plongent l’auditeur dans un état de subjugation dont il aura du mal à se défaire.

Félicitons encore une fois Martin ARCHER et Discus pour avoir déterré cette production dont on aura compris que sa valeur n’est pas seulement « collectionniste ». The Unlonely Raindancer est une œuvre séminale qui, du haut de ses 40 ans d’âge, ignore les rides stylistiques et affiche une « présence » impressionnante ; c’est une source encore bien vive pour tout amateur de langages musicaux défricheurs.

Stéphane Fougère

Label : https://discus-music.co.uk

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