KING CRIMSON – Ladies of the Road
(Live 1971-1972) (DGM)
De toutes les formations de KING CRIMSON qui se sont affichées sur scène, une n’avait pas jusqu’à présent eu l’honneur de voir ses performances documentées par une compilation live : celle de l’album Islands, qui a tourné d’avril 1971 à avril 1972 et qui était constituée de Robert FRIPP, Mel COLLINS, Boz BURRELL et Ian WALLACE. (Sans oublier le parolier Peter SINFIELD, l’homme de l’ombre qui, en tournée, s’occupait du son et des lumières !) Ladies of the Road se donne apparemment pour ambition de combler ce manque en présentant – à l’instar de VROOM VROOM pour le double trio de 1995-96 – une sélection d’extraits de concerts de 1971-72 dont les bandes ont été uniquement publiées (ou le seront bientôt) dans le Collector’s Club de KING CRIMSON, réservé aux seuls abonnés. (Quatre concerts de cette époque sont déjà parus : Plymouth Guilhall 1971, Detroit 1971, Jacksonville 1972 et Summit Studios 1972). Certes, il y a eu auparavant le semi-bootleg Earthbound, mais qui était loin de rendre justice à cette formation du fait de sa qualité sonore « brute de fonte » et qui a même contribué à accentuer la controverse à son sujet. (Il a comme par hasard été réédité peu de temps avant cette compilation !)
Il est vrai que la direction musicale prise par ce quartet n’a guère été déterminante pour l’avenir de KING CRIMSON, ou alors de manière contre-réactive. Comme l’explique Ian WALLACE dans les très pertinentes notes de livret qui accompagnent ce double CD, l’antagonisme n’a cessé de se creuser au fil du temps entre FRIPP, soucieux de préserver un feeling contemporain et européen, et ses camarades, de plus en plus attirés par le Grand Ouest américain, celui du blues, du free jazz, de la soul, etc. Il suffit d’écouter les soli de saxophone de Mel COLLINS ou le chant de Boz pour s’en assurer. Plus encore que Islands, le seul disque studio enregistré par cette formation, Ladies of the Road rend manifeste cette dichotomie.
Mais puisque cette formation a existé bon gré mal gré, son aventure méritait d’être documentée. Le premier CD de Ladies of the Road se donne donc pour tâche de reconstituer une sorte de set list idéale (en tout cas représentative) des concerts de 1971-72, avec les gros calibres récurrents que furent Pictures of a City, Cirkus, Formentera Lady, Sailor’s Tale, Groon, l’inusable 21st Century Schizoid Man et les plus rares The Letters et Get Thy Bearings.
Dans tous les cas, la qualité sonore est nettement supérieure à celle d’Earthbound, et les versions sélectionnées présentent le quartet sous son meilleur jour. Précisons cependant que plusieurs autres morceaux ayant appartenu au répertoire de cette formation sont absents de cette compilation, comme Mars ou les ballades Cadence et Cascade, Lady of the Dancing Water et Islands. Et comme par hasard, ce double CD a beau s’intituler Ladies of the Road, on n’y trouve aucune trace du morceau qui porte ce titre ! Ce n’était pourtant pas les versions qui manquaient…
De plus, ceux qui possèdent les CD parus dans le Collector’s Club seront bien placés pour remarquer dans cette « special edition » quelques charcutages ici et là, par exemple dans Cirkus (deuxième couplet tronqué) et dans Groon (solo de batterie effacé, mais sans doute pour éviter qu’il fasse doublon avec celui de Get Thy Bearings). Enfin, si la version « abrégée » de Formentera Lady est signalée dans le livret, on s’est bien gardé de nous préciser que celle de In The Court of the Crimson King qui clôture ce CD est coupée au bout de 47 secondes ! Cette version bluesy-distroy jouée à Detroit en guise de clin d’œil (ou plutôt de pied-de-nez en direction d’un auditoire trop porté sur la nostalgie) n’était certes qu’un gag, mais pourquoi ne pas l’avoir gardé en intégralité, d’autant qu’elle ne durait que trois minutes ? Le premier volume de cette compilation est loin d’être plein à ras bord !
Sur son second CD, Ladies of the Road outrepasse sa fonction de documentation archivistique et cède à la tentation de la manipulation en proposant, selon une méthode déjà éprouvée avec le live THRaKaTTaK, un enchaînement artificiel de soli de guitare et de saxophone joués respectivement par FRIPP et COLLINS pendant 21st Century Schizoid Man. Cette sorte de version « extended » de la cultissime pièce du Roi cramoisi a été intitulée Schizoid Men mais aurait très bien pu s’appeler « SCHIZOIDMaNaTTaK » ! C’est certes distrayant et musicalement instructif, mais on ne parvient pas à comprendre là non plus pourquoi un gros silence de plusieurs minutes se fait entendre au bout de trois quart d’heure pour qu’ensuite apparaisse un ultime solo qui, finalement, est victime d’un nouveau fondu… cette fois définitif ! Pas de reprise du thème final de 21st Century Schizoid Man comme on pouvait s’y attendre, juste le vide. La tactique du bonus caché, souvent pratiqué dans les live de KING CRIMSON, n’est franchement pas heureuse sur ce coup-là !
Bref, si l’existence de cette compilation s’avérait plus que nécessaire pour appréhender ce singulier épisode de la carrière de CRIMSO que fut la période 1971-72, et si de nombreux efforts ont été effectués pour en fournir un document honnête et pertinent, Maître FRIPP n’a pu s’empêcher, à travers les quelques trucages de fabrication relevés ci-dessus (et très volontaires de surcroît), de faire remarquer combien cette tâche de réhabilitation a dû être un véritable martyre pour lui. C’est comme s’il avait cherché à nous dire : « Réhabiliter cette formation d’accord, mais faudrait pas trop exagérer non plus ! » Le passé a toujours tort…
Stéphane Fougère
Label : www.dgmlive.com
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°13 – juin 2003)