Klaus SCHULZE : Biographie d’un romantique électronique

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Klaus SCHULZE

Biographie d’un romantique électronique

Klaus SCHULZE symbolise à lui seul à la fois le sommet de la « musique planante » et la mystique du musicien solitaire face à ses synthés. En effet, quelle vision peut-elle mieux exprimer la musique électronique que Klaus SCHULZE assis au pied de son gros Moog ? Mais on aurait tort de ne considérer ce musicien que sous cet aspect-là. Car avant de devenir le maître incontesté des synthés, il faut se rappeler que Klaus SCHULZE a d’abord été un excellent guitariste de rock et un fabuleux batteur. Cependant, c’est en premier lieu la ténacité qui caractérise ce musicien, qui n’a jamais varié dans sa volonté de marier l’esprit de la musique classique romantique à la musique d’avant-garde. Souvent incompris et moqué lors de ses débuts en solo, Klaus SCHULZE a su se tailler au fil des années un parcours unique dans l’histoire de la musique électronique, et même de la musique tout court, jusqu’à devenir, sans rien exagérer, l’un des musiciens parmi les plus marquants de l’ère moderne.

Du rock aux premières recherches sonores

Klaus SCHULZE est né à Berlin le 4 août 1947 d’un père écrivain et d’une mère danseuse classique. Très tôt, dès l’âge de 4 ans en fait, ses parents lui font donner des cours de guitare classique. Ces leçons dureront de 1951 à 1958. Mais très vite, à une époque où l’Europe découvrait via la radio et les dancings les rythmes du rock américain, le jeune Klaus SCHULZE se montre bien plus intéressé par les sonorités énergiques dégagées par une batterie que par les arpèges et les glissandos dispensés par une guitare, à moins qu’elle ne soit électrique.

C’est ainsi qu’à 16 ans, alors qu’il vivait à Düsseldorf, où ses parents avaient décidé d’habiter durant quelques années, qu’il participa en tant que guitariste puis batteur à son premier groupe, Les BARONS. Un peu plus tard, suivant ses parents qui avaient choisi de vivre de nouveau à Berlin, il jouera, toujours en tant que batteur, dans une autre formation interprétant des succès de groupes comme les ROLLING STONES ou PROCOL HARUM.

Mais c’est peu de dire que Klaus SCHULZE, qui rêvait déjà de jouer des musiques plus originales, ne se satisfaisait pas du tout d’avoir à battre cymbales et tambours sur les compositions des autres. Il fonda donc à l’âge de 20 ans, en 1967, son propre groupe, PSY FREE, où il officiait encore et toujours à la batterie, Joachim SCHUMANN y jouant de l’orgue et Alex CONTI de la guitare. Ce groupe, qui donnait à entendre un rock d’inspiration très libre et plutôt bruyant, se produira rapidement dans des salles de concerts berlinoises aussi courues et essentielles que le Zodiak Club, le Magic Cave ou le Silver Apple.

Durant cette période et tout en jouant en sein de PSY FREE, Klaus SCHULZE étudie dans l’une des universités les plus réputées de Berlin les grands auteurs allemands, l’histoire, la philosophie, la psychologie. Parallèlement et pendant cinq semestres, il assiste aussi à des cours de composition dispensés au Conservatoire de Berlin par le compositeur de musique contemporaine Thomas KESSLER.

Celui-ci, très soucieux d’aider à la maturation d’esprit de tous les jeunes musiciens berlinois qui assistent à ses cours, ne se contente pas de leur enseigner sa déjà longue expérience en matière de musique expérimentale. Il a mis, en effet, à leur disposition un véritable studio où ceux-ci peuvent répéter librement en s’aventurant à loisir dans toutes sortes de recherches musicales et sonores. C’est ici et dans ce contexte qu’il va faire la connaissance en 1969 d’Edgar FROESE, fondateur de TANGERINE DREAM.

Rapidement, Edgar FROESE est invité à assister à une des répétitions de PSY FREE, qui s’apprête alors à jouer au Zodiak Club. FROESE, impressionné par le jeu de batterie de Klaus SCHULZE, lui demande de remplacer pour un soir Sven Ake JOHANSSON, le batteur de son propre groupe. C’est ainsi qu’au Magic Cave et pour 50 deutsch marks, du fait que Sven Ake JOHANSSON devait être absent pour ce concert-là, que Klaus SCHULZE tiendra pour une première soirée les baguettes au sein de TANGERINE DREAM. Edgar FROESE, ravi de sa prestation, lui demande même à la fin du concert s’il veut bien, et définitivement, devenir le nouveau batteur du groupe. Klaus SCHULZE n’hésite pas longtemps avant d’accepter, sachant que les autres membres de sa formation, PSY FREE, ne sont pas forcément très intéressés par la continuation prolongée de leur participation au sein du groupe.

De TANGERINE DREAM à ASH RA TEMPEL

Devenu membre à part entière de TANGERINE DREAM en tant que batteur et officiant aux côtés d’Edgar FROESE, guitariste et fondateur du groupe, et de Conrad SCHNITZLER, plus ou moins violoniste et parfois organiste de la formation, Klaus SCHULZE va participer à l’enregistrement du premier album du groupe, Electronic Meditation. Enregistré en octobre 1969 et sorti en juin 1970, Electronic Meditation sera, outre un joli succès d’estime, une des avancées fondamentales d’un certain type de rock vers une fusion avec la musique expérimentale.

Cependant, et pourtant fort de ce premier album enregistré au sein de TANGERINE DREAM, Klaus SCHULZE ne se trouve pas à son aise dans cette formation. Et surtout aux côtés d’Edgar FROESE. Car même si les deux musiciens ont des aspirations similaires à composer et à jouer une musique nouvelle, jamais encore imaginée, leurs conceptions de celle-ci diffèrent grandement. Edgar FROESE tient à ce que son groupe continue à être une formation de rock, quand bien même si ce rock serait aux frontières de la musique expérimentale. Ce qui suppose dans son esprit que Klaus SCHULZE doit s’en tenir strictement à son rôle de batteur. Klaus SCHULZE, lui, a déjà en tête de composer des musiques rigoureusement inouïes, et bien évidemment totalement éloignées d’un quelconque style de rock, cela à l’aide de procédés encore inédits. Ce qui présuppose qu’il ne s’en tienne pas, loin de là, à son rôle de batteur, voire qu’il l’abandonne si nécessaire.

Dans ces conditions, le départ de Klaus SCHULZE de TANGERINE DREAM était devenu inévitable. L’incident qui causa finalement celui-ci est connu. Pendant l’un des concerts du groupe, Klaus SCHULZE diffusa dans les haut-parleurs le son d’un orgue traité d’une manière très inhabituelle. Edgar FROESE n’apprécia pas et Klaus SCHULZE décida en conséquence de quitter TANGERINE DREAM.

Libéré de toute contrainte, Klaus SCHULZE va poursuivre un temps ses expérimentations sur la modification du son d’un orgue à l’aide de traitements divers et variés. Mais dès l’été 1970, il se décide à former un nouveau groupe avec un guitariste, Manuel GÖTTSCHING, dont il avait la connaissance au sein des cours de composition de Thomas KESSLER et qui officie alors aux côtés d’Hartmut ENKE, bassiste, au sein du STEEPLE CHASE BLUES BAND. C’est ainsi que dès le 24 août 1970 les trois musiciens vont créer ASH RA TEMPEL.

La fondation d’ASH RA TEMPEL va offrir à Klaus SCHULZE une nouvelle occasion de démontrer son talent derrière une batterie, et ce au sein d’un groupe délivrant un rock tout à la fois expérimental, cosmique et énergique, et où Manuel GÖTTSCHING va aussi se révéler être un guitariste particulièrement doué et ouvert à toutes les expériences.

Tout comme avec TANGERINE DREAM, Klaus SCHULZE va participer à l’enregistrement, en mars 1971, du premier album d’ASH RA TEMPEL, qu’ils appelleront tout simplement Ash Ra Tempel et qui sortira en juin 1971. Et tout comme avec TANGERINE DREAM, Klaus SCHULZE quittera ASH RA TEMPEL peu après la réalisation de son premier album.

Cependant, ce départ n’est pas dû cette fois à une brouille avec l’un des membres du groupe. C’est juste que Klaus SCHULZE, qui a des idées de musiques encore jamais entendues plein la tête, se rend de plus en plus compte qu’il ne pourra pas, ou seulement très difficilement, les développer et les mettre sur un album en étant au sein d’un groupe. Il en est maintenant convaincu, ce n’est que seul, en solo, qu’il aura assez de liberté pour expérimenter à son gré ses idées et en enregistrer enfin le fruit.

Débuts en solitaire

À partir de l’été 1971, Klaus SCHULZE transforme donc sa chambre à coucher en studio d’enregistrement et y expérimente le plus librement du monde toutes sortes de techniques sonores. Le résultat de ces recherches apparaît un an plus tard sous la forme d’un album tout à fait étonnant, Irrlicht.

En effet, cet opus enregistré en avril 1972 donne à entendre, intimement mêlé à des accords d’orgue et des effets électroniques, la transformation par Klaus SCHULZE de partitions jouées par un orchestre classique, en l’occurrence l’orchestre de Chambre berlinois Colloquium Musica der Freien Universitat. Les sonorités de l’orchestre et les musiques qu’il joue y sont si incroyablement étirées et déformées que non seulement elles en deviennent méconnaissables mais qu’elles semblent même provenir d’un instrument étrange et mystérieux d’où émanerait des accords défiant autant le temps que la raison humaine.

Cependant, et au-delà même de l’aspect technique ou expérimental de cet album, il faut y voir la volonté déjà affirmée de Klaus SCHULZE de marier dans sa musique, et aussi étroitement que possible, l’univers de la musique classique et celui de la musique la plus avant-gardiste.

Fort d’un premier album en solo, Klaus SCHULZE consent à retrouver, en décembre 1972, ses amis d’ASH RA TEMPEL, le temps d’enregistrer avec eux Join Inn, le troisième album du groupe mais le dernier en participation avec Klaus SCHULZE. Celui-ci y tient à nouveau, et à merveille, son rôle de batteur tandis que Manuel GÖTTSCHING y démontre un jeu de guitare de plus en plus personnel et subtil, que la basse de Hartmut ENKE s’y fait plus rock que jamais et que la voix fraîche et pure de la chanteuse Rosi MÜLLER, qui avait déjà fait son apparition sur le précédent album d’ASH RA TEMPEL, survole joliment l’album.

Cet opus enregistré, Klaus SCHULZE se lance dès le début de l’année suivante dans ses premiers concerts. En effet, c’est le 15 février 1973, à Paris, à l’occasion de la présentation de Totemfeuer, une musique pour ballet, que Klaus SCHULZE apparaîtra pour la première fois en solo sur une scène. Cela se produisit dans le cadre d’un festival de rock allemand organisé par le magazine Actuel au Théâtre de l’Ouest Parisien. Furent aussi à l’affiche de ce festival, qui se prolongea sur deux soirées, ASH RA TEMPEL, GURU GURU, KRAFTWERK et TANGERINE DREAM.

Parallèlement à ses premières apparitions scéniques, Klaus SCHULZE se plonge aussi dans la réalisation de son deuxième album solo, Cyborg, en fait un double-album composé de 4 longs mouvements de 25 minutes chacun, enregistré à Berlin entre février et juillet 1973 et sorti en octobre 1973. Klaus SCHULZE y utilisera ce qu’il nommera son « orchestre cosmique » : 12 violoncellistes, 3 contrebassistes, 30 violonistes et 4 flutistes. La musique y est nettement plus sombre que sur Irrlicht mais n’en continue pas moins à mêler, comme sur l’album précédent mais d’une manière plus secrète, musique d’inspiration classique et manipulations sonores. À noter que Klaus SCHULZE nous y fait entendre là, en plus de son « orchestre cosmique » et d’un orgue dont les sonorités parcourent tout le double-album, ses premières expérimentations sur un synthétiseur, en l’occurrence un VCS3 de la firme anglaise EMS.

Le 22 août 1973, lors d’un concert à Paris, Klaus SCHULZE sera invité par Edgar FROESE et Christopher FRANKE à remplacer sur scène Peter BAUMANN au sein de TANGERINE DREAM. L’anecdote est intéressante. D’abord parce que ce soir-là le hasard fit que tous les musiciens présents avaient bénéficié de l’enseignement en matière de musique expérimentale prodigué par Thomas KESSLER au sein du Conservatoire de Berlin, et Christopher FRANKE au premier titre puisque c’est lui, alors qu’il jouait encore avec AGITATION FREE, qui avait à l’origine décidé Thomas KESSLER à créer un studio de musique électronique expérimentale à l’usage des groupes de rock. Par ailleurs, l’anecdote prouve que, malgré le départ de Klaus SCHULZE de TANGERINE DREAM, les relations entre Klaus SCHULZE et Edgar FROESE était depuis restées excellentes.

Les premiers synthés

Le troisième album réalisé par Klaus SCHULZE, Picture Music, enregistré en automne 1973 (Attention, cet album est sorti en janvier 1975, soit chronologiquement après Blackdance, quatrième réalisation du compositeur et sortie, elle, en août 1974. Ce qui fait croire parfois à certains qu’il est le quatrième album de Klaus SCHULZE alors qu’il en est bien le troisième) va s’accompagner d’une double et fondamentale évolution par rapport aux albums précédents. La première, plus audible, est que Klaus SCHULZE y joue de la batterie. Autrement dit, là où les albums antérieurs étaient constitués de longues plages d’accords tendant vers l’infini, des rythmes viennent maintenant accompagner l’auditeur vers les espaces soniques où veut nous emmener le musicien.

C’est une évolution capitale, mais l’autre évolution touche encore plus à l’essentiel. Car Klaus SCHULZE ne contente plus d’un simple VCS3 pour donner à ses symphonies modernes une saveur électronique. Il s’est en effet offert en addition un ARP Odyssey et, plus gros encore, un ARP 2600. C’est donc avec cet arsenal, déjà très conséquent, que Klaus SCHULZE va commencer à devenir pour beaucoup l’un des maîtres de la musique électronique.

La quatrième réalisation du compositeur (mais, rappelons-le, le troisième de ses albums mis à la disposition des auditeurs), Blackdance, enregistré en mai 1974, va accentuer l’évolution opérée dans Picture Music. Car Klaus SCHULZE y met aussi, en plus de continuer à expérimenter l’ajout de rythmes à sa musique désormais très électronique, une pincée de guitare acoustique et un soupçon de chants.

Suite à la sortie de Blackdance, Klaus SCHULZE entame, à l’automne 1974, une série de concerts dont certains, en novembre et en décembre 1974, seront joués en duo avec Michael HOENIG, ancien claviériste d’AGITATION FREE, un des groupes phares du rock avant-gardiste allemand de l’époque. C’est que ce grand brun au regard énigmatique est devenu lui aussi non seulement une des valeurs montantes de la musique électronique berlinoise de ces années-là, mais il est même alors également l’un des seuls musiciens à pouvoir égaler sur ce terrain les membres d’un groupe comme TANGERINE DREAM ou Klaus SCHULZE lui-même. Il était normal dès lors que le compositeur de Picture Music et de Blackdance lui demande se s’associer à lui sur scène et même de co-fonder avec lui un nouveau groupe qui se serait appelé TIMEWIND.

Mais ce dernier projet n’aboutira finalement pas et Klaus SCHULZE continuera de composer et de jouer en solo tandis que Michael HOENIG sera amené, un peu plus tard, à remplacer Peter BAUMANN lors d’une tournée de TANGERINE DREAM en Australie et à accomplir, après deux albums solos des plus remarquables, une brillante carrière de compositeur de musiques de films.

Reconnaissance et gros Moog

Sa série de concerts terminée, Klaus SCHULZE se remet au travail en vue de la réalisation d’un prochain album. Entre mars et avril 1975, il compose et enregistre un premier et long morceau, Wahnfried 1883. Puis, en juin, il met sur bande une seconde musique, Bayreuth Return, dont l’enregistrement laissera un souvenir tout particulier au compositeur. Klaus SCHULZE aime en effet à raconter que Bayreuth Return fut composé en un seul soir et enregistré en une seule prise sur un modeste magnétophone 2-pistes. Ce 3 juin-là, le musicien fut réveillé la nuit par une voiture, ce qui ne l’étonna guère, sa chambre à coucher-studio de l’époque donnant sur une rue et étant même située au-dessus de l’entrée d’un garage. Ne parvenant pas à retrouver le sommeil, il se mit devant ses synthétiseurs, qu’il prenait soin de garder constamment allumés au cas où une idée lui viendrait.

Et ce fut exactement ce qui se passa ce soir-là. Il programma à la volée quelques séquences, ajusta quelques paramètres sur ses instruments et se mit à jouer. Moins de deux heures plus tard, Bayreuth Return était composé et enregistré.

Wahnfried 1883 et Bayreuth Return constitueront la matière du cinquième album de Klaus SCHULZE, Timewind, sorti en août 1975. Cet album recevra non seulement un accueil extraordinaire, mais il se verra en plus discerner le Grand Prix International de l’Académie Charles-Cros qui récompense, chaque année, le meilleur album sorti cette année-là.

Pour Klaus SCHULZE, c’est la consécration de tout le travail méthodique, patient et solitaire qu’il a accompli jusque là. Mais il ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, au contraire. Car après avoir sillonné les scènes allemandes et italiennes durant l’automne et l’hiver 1975, Klaus SCHULZE va s’offrir le cadeau de Noël le plus à même de mettre en sons et en musiques ses inspirations les plus folles. C’est en effet le 22 décembre 1975 qu’il rachète à Florian FRICKE, du groupe allemand POPOL VUH, son impressionnant synthétiseur Moog III-P (ou Moog 3P).

Le Moog III-P est un synthétiseur imposant, lourd, complexe à programmer et extrêmement cher. Mais surtout, et c’est là tout son intérêt, c’est un synthétiseur entièrement modulaire. C’est-à-dire qu’on peut en relier tout à fait à son choix les différents modules sonores et faire du tout la programmation qu’on en souhaite. Autant dire qu’avec une telle machine, les possibilités sonores sont pratiquement infinies.

L’année 1976 sera une nouvelle année faste et chargée pour Klaus SCHULZE. Elle commencera déjà par une série de concerts dans toute l’Europe. Puis cela se continuera par une participation à l’enregistrement, en février 1976, de l’album Go, sorti en avril 1976, en compagnie de Stomu YAMASHTA (percussions, piano et grand organisateur), Steve WINWOOD (vocaux et claviers), Al DIMEOLA (guitares) et Michael SCHRIEVE (batterie). Ce superbe album de fusion sera lui-même suivi d’une série de concerts dont l’un, donné au Palais des Sports Paris le 12 juin 1976, constituera la matière d’un album live, Go Live from Paris, sorti fin juin 1976.

Mais 1976 sera surtout pour Klaus SCHULZE l’année de Moondawn. Cet album, son sixième, enregistré en janvier 1976 à Francfort et sorti en avril 1976, va réellement et enfin le faire connaître auprès d’un large public puisqu’il se vendra à 400 000 exemplaires. Cela sera dû, pour une part, à l’aspect très « rock » constitué par l’apport du jeu de batterie d’Harald GROSSKOPF (batteur du groupe allemand WALLENSTEIN) aux compositions de Klaus SCHULZE. Mais cela est dû aussi, et peut-être par réaction, au jeu plus incisif de Klaus SCHULZE lui-même et à sa programmation de séquences plus nerveuses.

Quoi qu’il en soit, Moondawn, premier album de Klaus SCHULZE enregistré avec l’aide de son « gros Moog », va s’imposer rapidement comme l’un des albums fondamentaux en matière de musique électronique.

L’année 1976 sera aussi pour Klaus SCHULZE l’année de l’enregistrement de Body Love, la bande originale d’un film érotique allemand du même nom. Body Love, sorti en février 1977, bien que beaucoup moins connu que Moondawn, n’en constituera pas moins une sorte de continuation par les mêmes moyens : séquences à la fois belles et efficaces, soli de « gros Moog » bien conçus et charnus, le tout additionné de parties rythmiques jouées par le même Harald GROSSKOPF qui accompagnait Klaus SCHULZE sur Moondawn.

Entre rêve et mirage

Après cette année 1976 bien remplie, Klaus SCHULZE aurait pu s’accorder un peu de repos bien mérité. Pas du tout. Dès janvier 1977, il enregistre un nouvel album, son huitième, qui sortira en avril 1977 et qui portera le doux nom de Mirage. Un album de plus pour Klaus SCHULZE ? Non. Il suffit d’observer la pochette de l’album pour s’apercevoir que celui-ci semble déjà revêtir une importance toute particulière pour le compositeur. Cela commence par la graphie, très belle et très douce, utilisée pour le nom du compositeur et pour le titre de l’album. Cela continue par le mélange pastel et agréable des couleurs qui nous accueille en ouvrant cet album.

Mais plus encore, il y a ce regard si pictural de Klaus SCHULZE sur la pochette. Puis nous pouvons y lire des mots de Klaus SCHULZE lui-même sur sa propre musique et sur la musique en général : « Music, to me, is the background to a mental picture, but the exact interpretation must be made by the listener, hence the music is only half-composed and the listener himself should attack the composition to gain a mental repercussion. The listener has to add the meaning. This is why, perhaps, people love or hate my music ! » Soit, en bon français : « La musique, pour moi, est le support d’une imagerie mentale, mais l’interprétation exacte doit en être faite par l’auditeur, dès lors que la musique n’est qu’à moitié composée et que l’auditeur lui-même se doit d’entrer dans la composition de façon à en recevoir le gain mental. C’est à l’auditeur d’ajouter la signification. C’est pourquoi, peut-être, les gens aiment ou détestent ma musique ! »

Klaus SCHULZE débute d’ailleurs son texte par cette phrase magistrale : « Music is a dream without the isolation of sleep. » (« La musique est un rêve sans l’isolement du sommeil. ») Le compositeur y donne même la liste, très impressionnante, du matériel qu’il a utilisé pour enregistrer cet album : 1 ARP Odyssey, ARP 2600 (+ 1 Synthanorma Sequenzer construit par MATTEN et WIECHIERS, le même séquenceur que KRAFTWERK utilisera sur Trans-Europe Express), 2 MiniMoog, 1 MicroMoog, 1 Polymoog, 1 Moog CIIS (le nom très précis de son fameux « gros Moog », un Moog III-P additionné de 2 séquenceurs), 1 EMS Synthi A, 1 Farfisa String Orchestra, 1 Farfisa Synthorchestra, 1 Farfisa Professional Duo Organ, 2 PPG Synthis (+ 2 séquenceurs), et la liste continue encore !

Non, décidément, tout sur la pochette de ce nouvel album est un aveu que Klaus SCHULZE a déjà un sentiment tout spécial pour ce Mirage, qu’il décrit comme « a winter electronic landscape », « un paysage électronique d’hiver ». Klaus SCHULZE nous y invite à deux longs rêves musicaux et fléchés. D’abord Velvet Voyage, dont les étapes se nomment 1984, Aeronef, Eclipse, Evasion, Lucidinterspace et Destinationvoid. Puis Crystal Lake, dont les escales sont Xylotones, Cromwaves, Willowdreams, Liquidmirrors, Springdance et A Bientôt.

Ainsi, pour cette fois, Klaus SCHULZE donne-t-il un trajet à ses errances sonores, une carte à ses échappées musicales. La première chose qui frappe est la maîtrise accrue, presque nouvelle, avec laquelle Klaus SCHULZE mélange les sonorités de ses synthétiseurs. Puis, il nous revient à l’esprit que dans ses deux albums précédents, le compositeur nous avait habitué à suivre ses solos de Moog accompagnés du son de la batterie d’Harald GROSSKOPF. Nul son de grosse caisse ou de tom dans les steppes glacées de ces paysages harmoniques frissonnants d’hiver. Klaus SCHULZE dépeint la saison des neiges au seul rythme de son inspiration symphonique et passionnée.

Velvet Voyage (Voyage de Velours) est une superbe et profonde exploration timbrale de l’idée d’espace vide et glacé. Tout y est lent, désolé, angoissant et pourtant orchestral, sublimé et magique. Crystal Lake (Lac de Cristal), est plus somptueux encore. On peut même considérer ce morceau comme un pur chef-d’œuvre. Il n’est qu’à en écouter la magnifique séquence d’ouverture toute en sonorités de glockenspiel pour comprendre que Klaus SCHULZE y a composé là un des moments les plus extraordinaires de la musique électronique. La suite n’est qu’un voyage éthéré, sonique et mystique à travers l’espace et notre propre conscience.

Et comme pour prolonger encore ces deux séjours dans le vide intersidéral qu’il vient de nous offrir avec ce majestueux Mirage, Klaus SCHULZE investit, les 13 et 14 avril 1977, le planétarium de Londres pour deux inoubliables concerts au milieu des étoiles, des comètes et des galaxies.

Mais le compositeur n’oublie pas pour autant le reste de l’Europe et il y entreprendra toute cette année 1977 une longue et triomphale tournée. Puis Klaus SCHULZE participe, à New York, à l’enregistrement de Go Too, toujours avec Stomu YAMASHTA bien sûr, toujours aussi en compagnie d’Al DIMEOLA et de Michael SHRIEVE, mais sans la présence de Steve WINWOOD.

Klaus SCHULZE finira cette année 1977 en terminant, en septembre, l’enregistrement de Body Love volume 2, suite en quelque sorte du précédent Body Love, avec de nouveau Harald GROSSKOPF à la batterie. Cet album, très réussi, dont les premiers travaux dataient de la fin de l’année 1976, sortira en décembre 1977.

Au sommet de l’X

Après une longue préparation durant le printemps 1978, Klaus SCHULZE enregistre pendant l’été suivant son dixième album, un double-album en réalité, intitulé tout simplement X (le chiffre 10 en latin). Mais X n’est pas qu’un simple double-album, même excellent. Klaus SCHULZE a voulu en faire tout à la fois une somme, un résumé, un bilan et une étape fondamentale dans sa discographie.

X est composé de 6 musiques, chacune dédiée par son titre à un personnage célèbre : Friedrich Nietzsche (24:15), Georg Trakl (05:25), Frank Herbert (10:47), Friedemann Bach (18:02), Ludwig II von Bayern (28:40) et Heinrich von Kleist (29:32).

Friedrich Nietzsche, où la batterie d’Harald GROSSKOPF fait des merveilles, est une musique vibrante, facile d’accès, emplie de sonorités de Mellotron et de solos de synthétiseurs. Georg Trakl est un morceau relativement court, mais très plaisant et relaxant. Frank Herbert est tout en rythme et en intensité. Friedemann Bach est une musique lente et sombre mêlant les synthétiseurs de Klaus SCHULZE et un orchestre à cordes (conduit par Wolfgang TIEPOLD). Ludwig II von Bayern, morceau réellement impressionnant, certainement la pièce maîtresse de ce double-album, est une véritable mini-symphonie d’avant-garde pour orchestre à cordes et synthétiseurs dotée d’un thème musical très puissant et d’une rare beauté. Heinrich von Kleist est une musique, utilisant elle aussi un orchestre à cordes, toute faite de lenteur et de rêve se terminant sur un final des plus énergiques.

Tout cela fait facilement de X, au-delà d’être un album majeur de Klaus SCHULZE, un de ses albums les plus variés. Cela constitue également la preuve que Klaus SCHULZE a parfaitement réussi son rêve de marier harmonieusement musique électronique et musique symphonique, esprit d’avant-garde et esprit classique.

Timewind et Mirage avaient déjà prouvé que Klaus SCHULZE était un des compositeurs les plus importants de la fin du vingtième siècle. X l’a placé directement au rang de compositeur classique contemporain, œuvrant dans le présent l’esprit tourné vers le futur avec dans la mémoire tout le passé.

De fait, X achève une période pour Klaus SCHULZE. En quelques années à peine, il est passé, tout seul, du stade de bidouilleur apprenti de bandes magnétiques à celui de la reconnaissance internationale. Il a aussi semé sur son parcours quelques uns des albums les plus marquants de l’ère de la musique moderne. Mais l’époque de X est également l’aube d’une révolution technologique fondamentale dans l’histoire de la musique électronique, celle de l’apparition du numérique à grande échelle.

Klaus SCHULZE s’attachera désormais, album après album, outre de continuer à mériter cette reconnaissance internationale qui a fait de lui un compositeur respecté et influent, à prendre, avec toute la connaissance et la maîtrise qu’il a des synthétiseurs, le virage essentiel de la technologie digitale.

C’est ainsi qu’il sortira dès 1983 un nouveau double-album capital dans sa discographie, Audentity, un double-album d’une écoute, certes, souvent exigeante, mais où Klaus SCHULZE prouvera une nouvelle fois sa capacité à composer des œuvres majeures et sa remarquable virtuosité à manier la génération neuve des synthétiseurs digitaux.

Beaucoup d’autres albums suivront, ajoutant l’un après l’autre leur pierre au monument musical toujours plus impressionnant bâti par Klaus SCHULZE, et parachevant ainsi, un à un, son rêve de classicisme d’avant-garde.

Un soir de 1977…

Il y a des images, des visions, des souvenirs qui ne vous quittent pas dès lors qu’ils sont entrés dans le tréfonds de votre âme. En ce qui me concerne, il y en a une qui me hante tout particulièrement. C’est une vision à la fois simple et saisissante, modeste et grandiose, immobile et tourbillonnante…

Un soir de 1977. Au dehors, la nuit est tombée, doucement, sans faire de bruit. Au dedans, le public est attentif, sidéré, comme hypnotisé. Pourtant, sur la scène, il n’y a qu’une personne. Et en plus elle n’a pas dit un mot de la soirée et ne bouge presque pas. Mais là n’est pas l’important pour le public qui le regarde, fasciné. D’ailleurs, en ces minutes présentes, les mots ne comptent plus. Ou nous content autre chose qui n’est pas de l’ordre du mot. Et les mouvements ne sont plus extérieurs et visibles. Ils sont devenus spirales d’une danse intérieure.

L’important, l’essentiel, le cœur même de tout le concert qui se déroule devant nous est le combat que se livrent apparemment l’homme et ses machines. Mais est-ce vraiment un combat ? L’homme est assis en tailleur devant un synthétiseur des plus impressionnants. Une sorte de mur sombre couvert de boutons et parcouru de câbles électriques. Dessus, des diodes s’allument et s’éteignent selon des lois étranges et mystérieuses. D’autres diodes tracent des chemins de lumière, comme pour montrer à la musique qui s’élève des sentiers harmoniques inconnus de l’humain.

Mais l’homme semble à peine s’intéresser à ces sentiers qu’il crée pourtant en ce moment et à chaque instants. Il suit son propre sentier, en lui-même, la tête penchée sur ses claviers, les mains effleurant les touches comme s’il caresserait la peau d’un être cher.

Car ce concert est tout en même temps public et intime. Un peu comme si le musicien avait tenu à nous faire assister à une de ses noces nocturnes avec ses machines. Oh ! oui, il y a de l’amour dans ces gestes-là ! Et il y a de l’amour dans cette musique-là aussi, un amour presque mystique entre l’homme et ses instruments, un amour presque palpable entre l’homme et son public. Mais encore une fois, il n’y a pas eu d’effusion entre l’homme et son public, pas de signe de connivence, aucune parole échangée. D’ailleurs l’homme est continuellement dos à son public. Il n’empêche, le contact s’est établi tout de suite, naturellement, presque magiquement.

Chacune des longues musiques que joue l’homme débute toujours par une exploration sonore, comme si l’homme cherchait au commencement de chaque nouveau morceau à retrouver le langage propre de chacun de ses synthétiseurs, afin de leur parler avec leurs propres mots. La communication établie avec ses machines, qui semblent tenir assemblée devant lui, la musique change, devient comme plus solide, massive, de plus en plus agitée de mouvements de marées spectrales. C’est ce moment-là que l’homme choisit généralement pour lancer ses boucles de notes, ses séquences, qui ont tant marqué ceux et celles qui les ont entendues.

Ah ! ces séquences ! Il faut avoir vu les diodes courir sur le mur électronique en face de cet homme pour comprendre que ce ne sont pas que des notes qui chantent dans la nuit, des harmonies envoûtantes qui charment l’âme, le cœur et l’oreille. Il y a plus que cela dans ces séquences. Il y a aussi tout un processus de rêve éveillé, l’œil bercé par la valse des diodes, et une porte ouverte sur la face cachée de tous les songes possibles.

En fait, l’homme qui est assis devant nous ne nous offre pas un simple concert, il nous enlève à nous-même pour un grand et long voyage parmi nos paysages intérieurs, nos mirages, et pourquoi pas aussi, si nous le voulons, les siens. Et sa musique n’est pas simple musique, elle est le langage natif et originel du rêve, son substrat, sa matrice. Mais bientôt, trop vite, même si l’homme vient de jouer devant nous plus de deux heures durant, le concert tire à sa fin. Les synthétiseurs clament leurs derniers accords et le silence se fait peu à peu. L’homme se lève, esquisse un sourire timide et salue presque maladroitement le public.

Alors nous nous disons en nous-mêmes que nous venons d’assister à un concert de Klaus SCHULZE, que nous étions venus là un peu dubitatif, un tantinet dérouté par l’écoute de ses disques, et que l’homme est là, devant nous, drapé dans une incroyable simplicité alors même qu’il vient de projeter tout un public dans un océan de songes sonores et musicaux. Et nous en redemandons. « Une autre ! Une autre ! Encore ! » L’homme revient, comme étonné d’être applaudi pour une chose qu’il fait le plus naturellement du monde. D’un geste de main il apaise le public, lui signifiant peut-être que le silence est la première des mélodies, la mélodie fondamentale, la mère de toutes les harmonies.

L’homme est de nouveau assis face à son monstrueux synthétiseur. Il le regarde, le caresse des yeux. Il pose ses mains sur ses claviers. Tout va bien. Tout est calme. Nous fermons les yeux. Il n’y a plus de nous, ni de public, ni de concert. Klaus SCHULZE lui-même a disparu. Il n’y a qu’un rêve qui continue…

Frédéric Gerchambeau

(Article original publié dans
TRAVERSES n°24 – octobre 2008)

Site : www.klaus-schulze.com

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