Kristen NOGUÈS & John SURMAN – Diriaou

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Kristen NOGUÈS & John SURMAN – Diriaou
(Souffle Continu Records)

Partir en excursion d’un promontoire finistérien jusqu’aux falaises de Cornouailles pendant que les femmes attendent un improbable retour ; s’accorder aux souffles des vents du large ; faire souffler les vents dans les cordes ; arpenter les paysages salins avec un bâton de genêt ; entendre résonner les cloches de quelque cathédrale au-dessus d’une rivière très prisée des pêcheurs à la mouche ; se remettre en mémoire le sort funeste d’un ancien marquis ; s’éveiller à un autre regard sur l’existence aux notes d’une berceuse sont autant d’images que donne à voir l’espace sonore façonné par ce singulier duo entre une harpiste et clarinettiste / saxophoniste dont les noms ont fait l’histoire d’une musique bretonne contemporaine délestée de ces oripeaux stéréotypiques pour l’une, et d’un jazz anglais planant et atmosphérique aux échos pastoraux pour l’autre.

Le jeudi est-il le jour de la semaine le plus propice pour prendre le large sur une mer plus ou moins houleuse ou déchaînée ? Toujours est-il que ce jour a marqué de sa pierre blanche la rencontre entre la Bretonne Kristen NOGUÈS et le « Grand-Breton » John SURMAN. Car jeudi, en breton, se dit « diriaou », terme qui a été choisi comme titre de ce disque. Or, Diriaou est précisément le titre d’une composition de la harpiste incluse dans son album Kernelec, paru en 1990 sur le label allemand Klangwelten. Diriaou fut de plus le premier morceau joué ensemble par Kristen NOGUÈS et John SURMAN ; c’était en 1991.

Les deux âmes musiciennes ont eu par la suite l’occasion de jouer cette pièce à quelques reprises : on en trouve une version live datée de 1992 sur l’album Logodennig paru sur Innacor en 2008, réalisé en hommage à la harpiste disparue l’année précédente, et d’autres interprétations en ont été faites lors de concerts donnés lors du festival Dre Ar Wenojenn et dans des églises, chapelles et abbayes bretonnes en 1998. C’est de la matière de ces concerts enregistrés à l’époque par Tanguy LE DORÉ qu’a été conçu cet album inédit sorti chez Souffle Continu sous le titre Diriaou et qui, outre une version live inédite de la pièce éponyme, contient neuf autres pièces. Il y a ainsi des jeudis qui marquent leur temps…

Il y a deux angles d’écoute pour aborder l’album Diriaou. Le premier correspond à son statut de document inédit s’inscrivant dans les parcours respectifs de Kristen NOGUÈS et de John SURMAN.

On se souvient en effet que le même label Souffle Continu avait réédité en 2023 Marc’h Gouez, le tout premier album de Kristen NOGUÈS paru originellement en 1976 sur le label de la coopérative Névénoé, et que l’on croyait perdu à jamais dans les limbes. Vingt-deux ans séparent l’enregistrement de Marc’h Gouez de ceux consignés sur Diriaou, lesquels sont contemporains de l’album An Evor, paru en 1999 sur Coop Breizh. On retrouve donc en toute logique dans Diriaou des compositions que Kristen NOGUÈS a enregistré pour An Evor (Le Scorff, Maro Pontkalleg et l’Attente des femmes), et d’autres issues de Kernelec (Kerzhadenn, Kleier, Baz Valan, Berceuse et bien sûr Diriaou).

C’est donc en majeure partie le répertoire de Kristen NOGUÈS qui a servi de socle aux interprétations exploratoires du duo lors de ses concerts de 1998. John SURMAN ne livre pour sa part qu’une seule composition de son cru, Kernow, qu’il a enregistrée l’année précédente avec le oudiste tunisien Anouar BRAHEM et le contrebassiste britannique Dave HOLLAND pour l’album Thimar paru en 1998 sur ECM.

John SURMAN s’est lui aussi fait un nom avec ses nombreuses créations pour le même label munichois et à travers lesquelles il a peaufiné son style et son approche d’un jazz climatique élaboré à partir de boucles synthétiques sur lesquelles il improvise aux saxophone baryton et soprano ainsi qu’à la clarinette basse, empilant les pistes et usant d’effets de réverbération. Bien que SURMAN se soit établi en Norvège, les paysages de son comté natal du Devon et de la Cornouailles voisine ont été une source d’inspiration dans son œuvre, de Westering Home (1972) à Road to St-Yves (1990), ce dernier étant inspiré tant par la géographie que par l’histoire cornouaillaises.

Et comme la Cornouailles fait partie intégrante des nations celtiques, au même titre que la Bretagne, il n’est pas interdit de parler d’inspiration celtisante dans les œuvres respectives de Kristen NOGUÈS et de John SURMAN, et qui se reflète évidemment dans Diriaou.

Mais c’est en vain qu’on y chercherait traces de « biniouserie », de « bals de nuit », de druidisme, de geste arthurienne et autres clichés du genre. Et si l’on peut déceler à son écoute quelque vision de lande aride ponctuée de murs de pierres et de menhirs, tracée de chemins de terre menant à des rivages jonchés de varech et fouettés par les vagues plus ou moins tempêtueuses, Diriaou se projette dans une dimension suspendue entre les terres celtes et un au-delà oblique, flouté et embrumé, pas si statique qu’on le penserait a priori, et même volontiers dramatique à l’occasion.

Le dialogue décliné entre la harpe électro-acoustique et les saxophones et clarinette basse, auxquels s’ajoute ponctuellement une voix, déploie ses facultés impressionnistes et ses vertus évocatrices dans une superficie réfléchie à travers un vocabulaire commun d’improvisation intuitive et sensible, foin des virtuosités strictement démonstratives.

Diriaou est un jour de milieu de semaine, c’est aussi un moment expectatif, un passage intersectionnel, un trajet à bascule, une contrée intimiste et intérieure qu’il faut prendre le temps d’explorer et par laquelle il faut se laisser happer, hypnotiser. C’est l’autre angle d’écoute : ce disque, bien que n’ayant pas été pensé à l’origine comme un album doté d’un propos et d’une esthétique propres, dépasse le stade du simple document « live » ; il en émane un souffle perpétuel (j’allais écrire « continu » !), une respiration intemporelle qui le fait échapper aux datations horizontales.

Les gourmets de productions de type ECM devraient se trouver avec ce Diriaou en territoire familier ; les néophytes (et même les réfractaires) sont encouragés à se mettre à l’écoute de son appel du large, et de son exhortation au largage intégral des vicissitudes matérialistes.

Stéphane Fougère

Page label : https://www.soufflecontinurecords.com/product/kristen-nogu%C3%A8s-john-surman-diriaou-ffl099-ultra-clear-vinyl

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