Kristen NOGUÈS – Marc’h Gouez

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Kristen NOGUÈS – Marc’h Gouez
(Souffle continu)

Il y a des rééditions que l’on attendait depuis si longtemps qu’on finissait par ne plus les attendre, et c’est à ce moment-là que le miracle se produit. En l’occurrence, Marc’h Gouez fait partie de ces disques que l’on croyait définitivement recalés au rang des trésors perdus à force d’être enfouis et oubliés. Il est vrai que certains méritent sans doute d’être oubliés, mais assurément pas celui-là ! On parle en effet ici du tout premier LP de la harpiste et compositrice bretonne Kristen NOGUÈS, paru en 1976, et que le précieux label Souffle continu réédite sans crier gare en 2023, sur la seule foi en sa valeur artistique intemporelle. D’aucun se demandera pourquoi c’est un obscur label de musiques « underground » qui s’offre ce luxe plutôt qu’un label spécialisé dans les musiques bretonnes et celtiques ? La réponse est assurément complexe et pourrait se traduire par un dubitatif haussement d’épaules…

Il est vrai que Marc’h Gouez est à l’origine paru à l’initiative d’une coopérative de militants de la langue et de la culture bretonnes, j’ai nommé Névénoé, créée en 1973 par des chanteurs et musiciens bretons désireux de contrôler par eux-mêmes le processus de création et de publication de leurs œuvres musicales plutôt que de passer par une firme nationale totalement inféodée aux contraintes du show-business. Névénoé fonctionnait selon un système de souscription, et lorsqu’un disque paraissait, les bénéfices des ventes permettaient de financer le disque suivant. Autre temps, autre époque, autre combat, diront certains, mais il ne faut pas chercher plus loin la raison pour laquelle Marc’h Gouez n’a circulé qu’en circuit restreint et éphémère, et a été peu à peu évacué des mémoires et n’a pas bénéficié du statut de « référence » discographique comme a pu l’être – au hasard – le live À l’Olympia d’Alan STIVELL… Et on comprend mieux pourquoi c’est en définitive un label en marge qui réédite ce joyau dont il faut bien avouer qu’il n’a pas les atouts pour plaire aux « masses » qui, d’aventure, voudraient juste s’encanailler chez les Celtes à coup de rhum, de femmes et de bière nom de dieu…

Au demeurant, ranger cet album dans les catégories « musique traditionnelle », « musique celte » ou même « folk breton » ne lui rendrait pas si service que cela, et ne tromperait pas longtemps les auditeurs intéressés qui se rendraient vite compte qu’il ne remplit pas exactement les critères stylistiques de ces étiquettes. Et pourtant on y entend de la harpe, et on y chante breton !

De toute façon, on est en 2023, et les amateurs avertis dans les domaines mentionnés ci-avant savent très bien qui est Kristen NOGUÈS et connaissent son parcours pour le moins atypique. Cette artiste, disparue en 2007, ne se classe pas aisément dans une case et a plutôt chercher à faire son propre trou. Est-ce la raison pour laquelle on l’a surnommée « logodennig », soit « petite souris » ? Pour avoir en tout cas une idée de l’ampleur et de l’originalité foncières de son univers sonore, il convient de se référer à l’anthologie posthume précisément titrée Logodennig, parue chez Innacor en 2008, ou encore à son dernier disque publié en 1999 chez Coop Breizh, An Evor ; ces deux albums étant probablement les seules traces discographiques de Kristen NOGUÈS encore susceptibles de circuler ici ou là avec un peu de chance…

Entre autres bienfaits, la réédition de Marc’h Gouez permet de retrouver Kristen NOGUÈS au début de son histoire artistique. Quant ce disque paraît en 1976, la coopérative Névénoé existe depuis quatre ans, et Kristen NOGUÈS y est impliquée depuis sa création en 1972. Elle a alors à peine vingt ans, et c’est l’âge de la révélation et de la prise de conscience de sa culture régionale pour cette Parisienne issue de la diaspora bretonne. Car bien que née à Versailles, Kristen a des origines bretonnes, de mère trégoroise et de père vannetais. C’est lui qui lui a transmis une culture bretonne. Après le piano, Kristen découvre la harpe celtique et suit les cours de Denise MEGEVAND (qui compte également Alan STIVELL parmi ses élèves). Elle découvre de même l’art des sonioù (chants) et des gwerzioù (complaintes) bretons. Ses rencontres en Bretagne avec les bardes Patrick EWEN et Gérard DELAHAYE l’encourage à participer à l’expérience Névénoé et donc à s’installer au pays.

C’est l’époque où la culture bretonne se révèle populaire dans toute la France, et où sa revendication suscite une effervescence créative chez les membres de Névénoé. Kristen NOGUÈS sort en 1973 un premier 45 Tours constitué d’interprétation de thèmes bretons et écossais. Mais très vite, la harpiste sent qu’elle ne peut se contenter de suivre une voie strictement traditionnelle et veut écrire, composer et travaille avec des musiciens d’horizons différents. L’album Marc’h Gouez est le fruit de cet élan créatif puisqu’il est constitué de compositions. Kristen l’a enregistré avec sa bande de copains, ceux de Névénoé (Gérard DELAHAYE et Melaine FAVENNEC aux violons et flûtes), ceux du groupe TALBENN (Bertrand FLOC’H à la guitare et au psaltérion, Gildas BEAUVIR et Pierre DATRY aux guitare et piano) mais aussi Bernard PICHARD au basson, Christian DESBORDES aux piano et violon, Jean DENIS à la flûte, Fañch TASSINIEK au violoncelle et André MAZURK au zarb (percussion iranienne).

On le voit, loin d’être un simple disque de harpe solo, Marc’h Gouez offre des arrangements déjà très originaux et audacieux qui illustrent un souci d’affranchissement des frontières stylistiques et une réalisation dans un esprit de camaraderie. Cela se ressent dès le début du disque, avec ces bruitages de bruits de pas sur des graviers, la circulation diffuse de notes de musique à la cantonade, l’ouverture d’une porte, et le surgissement d’un flot de notes, nettement plus audibles désormais, à la harpe. Kristen joue un thème mélodique entraînant, s’arrête puis, soutenue par une guitare, se met à chanter Enez Rouz (« l’île rousse ») d’une voix d’enfant cristalline, que viennent enrober une nappe de Fender Rhodes, une flûte et des cordes.

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Après le court et plus dansant Huñvre, relevé d’une percussion sporadique, d’un synthé papillonnant et d’une flûte sémillante, l’atmosphère se fait plus recueillie et un brin mélancolique avec l’apport combiné du violon et de la flûte sur Ar Gemenerez, aux allures de comptine médiévale. C’est une pièce instrumentale qui clôt la face A et qui donne son nom à l’album : de délicates notes de harpe et des ponctuations aériennes au synthé confèrent un climat de déréliction nonchalante qui finit par s’animer d’un sentiment un peu plus guilleret, amenant l’entrée en matière tardive du zarb au phrasé rythmique tout en souplesse, dessinant un rêve oriental malheureusement trop vite évanoui… Dans une inattendue coda, la harpe égrène des notes cristallines d’une fragilité infinie…

Pinvidik Eo Va C’hemener démarre la face B sur des notes de harpe non moins diaphanes qui rebondissent en écho et avec lesquelles alterne un thème plus dansant. D’autres thèmes s’ajoutent ensuite pour former une suite qui dépeint une ambiance décidément emprunte de mystère onirique. La voix de Kristen surgit alors, pour nous bercer et nous rassurer. L’apesanteur est constante le long des 7’30 minutes de cette somptueuse pièce.

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Voix et violoncelle entament de concert Hirness An Devezhioù, enrobé d’une basse onctueuse et soutenu par une percussion. Bientôt, la flûte et les violons se joignent aux réjouissances pour égayer notre rêve éveillé tout en douceur.

Le disque s’achève sur un morceau instrumental, Ar Bugel Koar (La Poupée de cire), dans lequel la harpe fait route en quasi solitaire, croisant juste le violoncelle un instant, puis disparaissant… pour mieux réapparaître avec un autre thème aux notes minérales qui étincellent dans l’espace. Un vrombissement dans le lointain… et le rêve s’achève définitivement. On aurait certes aimé qu’il dure plus longtemps, d’autant que la durée totale du disque n’atteint même pas les trente minutes, faisant de Marc’h Gouez une sorte de maxi-EP.

Mais qu’à cela ne tienne, Marc’h Gouez se révèle une œuvre aussi étrange qu’envoûtante, avec un univers sonore qui lui est propre et que l’on ne retrouvera plus en l’état dans les œuvres subséquentes de Kristen NOGUÈS, dont chaque disque illustre une étape différente de son parcours qui la verra sculpter une œuvre défricheuse aussi discrète que riche en ouvertures.

Il eût par conséquent été dommage de continuer à laisser Marc’h Gouez végéter dans les limbes de l’oubli. Remercions-en grandement Souffle continu d’avoir procéder à ce travail de sauvetage en rééditant ce bijou-OVNI à la fois en format CD (une première!) et en format LP, sur lequel se précipiteront les collectionneurs, d’autant qu’il est agrémenté d’un livret de huit pages et que les crédits en pochette verso y sont plus lisibles.

Cette réédition ne satisfera pas seulement les nostalgiques bretonnants d’une époque désormais lointaine, mais attisera les amateurs de musiques d’obédience acoustique et folk qui se déploient dans un imaginaire sans frontières, à l’instar de celle d’Emmanuelle PARRENIN, autre figure du folk français des années 1970 dont la Maison rose a été rééditée sur le même label.

À la pointe de l’Occident aussi, on a su créer un « temps du rêve » au carrefour des éléments naturels…

Stéphane Fougère

Pages label : https://www.soufflecontinurecords.com/product/kristen-nogues-marc-h-gouez-ffl080cd

https://soufflecontinurecords.bandcamp.com/album/march-gouez

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