La Foudroyante et Éphémère Frénésie de composition d’une musicienne géniale : Lili BOULANGER

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La Foudroyante et Éphémère Frénésie de composition d’une musicienne géniale : Lili BOULANGER

Il y a cent ans mourrait Lili BOULANGER. Elle avait 24 ans. Elle est la seule femme à avoir obtenu de prestigieux Prix de Rome (et aussi la plus jeune) : c’était en 1913 et elle avait alors 19 ans.Le célèbre chef d’orchestre Igor MARKEVITCH disait à son propos : « En tant qu’ami de la France, je voudrais vous dire ma surprise que Lili BOULANGER ne soit pas considérée pour ce qu’elle est : c’est à dire la plus grande des femmes compositeurs de l’Histoire de la Musique ! …) Elle était belle, elle était la première femme à être envoyée à Rome comme premier Grand Prix (…) elle mourut à l’âge de vingt-quatre ans, elle écrivit des œuvres remarquables avec une précocité qui fut aussi étonnante que celle d’un Arthur RIMBAUD (…) elle écrit des œuvres monumentales qui sont des œuvres religieuses avec chœurs, soli et orchestre.»

Marie Juliette OLGA, dite Lili BOULANGER naît le 21 août 1893 à Paris dans une famille de musiciens. Son père, Ernest BOULANGER, est lui-même compositeur et obtient le prix de Rome en 1835. Il enseigne le chant au Conservatoire de Paris. Sa mère, Raïssa Ivanovna MITCHEVSKY est une cantatrice russe. Dès l’âge de six ans, et avant même de savoir lire, Lili déchiffre les partitions et étudie l’harmonie. La famille compte quelques amis prestigieux tels que Camille SAINT-SAËNS, Charles GOUNOD ou Gabriel FAURÉ lequel est émerveillé par les dons exceptionnels de la jeune Lili et lui donne ses premières leçons de piano.

Mais depuis l’âge de deux ans, suite à une tuberculose intestinale, on lui découvre une grave déficience immunitaire liée à la maladie de Crohn. À l’âge de onze ans, elle compose sa première pièce, Lettre de mort. Dès lors, c’est animée d’un sentiment d’urgence absolue qu’elle décide de se consacrer corps et âme à la musique, consciente peut-être, du peu de temps qui lui sera accordé pour déployer son art. C’est donc à domicile qu’elle étudie le contrepoint et la fugue avec Georges CAUSSADE. Outre cette formation théorique précoce, elle étudie le violon, le violoncelle, l’orgue et la harpe.  Encouragée par sa sœur Nadia, elle-même compositrice, pianiste et grande pédagogue (1), elle compose ses premières pièces, mais elle détruira toutes les partitions de ses compositions antérieures à 1911. Ne subsiste de ses débuts de compositrice qu’une Valse en mi majeur, composée en 1906.  

En 1909, Lili BOULANGER entre au Conservatoire de Paris dans la classe de composition de Paul VIDAL. Elle publie sa première œuvre, Attente, en 1910. Attente est une mélodie composée sur un poème de Maurice MAETERLINCK. Dès 1912 elle présente Pour les funérailles d’un soldat à l’examen de la classe de composition. Elle obtient le prix Lepaulle. La même année elle concourt pour le Prix de Rome mais se retire de la compétition : la maladie de Crohn ira s’intensifiant.

Peu ou prou remise sur pieds, en 1913 elle concourt à nouveau pour le prix de Rome de composition musicale et l’obtient:elle est la première femme à l’obtenir, et, de surcroît, la plus jeune lauréate. Elle y a présenté la cantate Faust et Hélène. L’œuvre est donnée en public le 16 novembre 1913 par les Concerts Colonne au Théâtre du Châtelet : elle y rencontre un vif succès du public et de la critique. Bien dans l’esprit du temps – mais les choses ont-elles vraiment changé ? – c’est, ironiquement, dans la revue Les Hommes du Jour qu’est publié un article sur Lili BOULANGER et son prix de Rome. On imagine aisément l’abonné bourgeois lisant sa revue en tirant sur sa bouffarde tandis que son épouse est derrière les fourneaux.

Lili BOULANGER part pour l’Italie en 1914 rejoindre les lauréats du prix de Rome à la Villa Médicis. Elle y commence la composition de ses Trois Psaumes (les Ps. XXIV, CXXIX, CXXX),puis la Vieille prière bouddhique. Ces deux œuvres ne seront achevées qu’en 1917. Elle commence un cycle de treize mélodies, Clairières dans le Ciel composées à partir des vingt-quatre poèmes du recueil Tristesse de Francis JAMMES. Lili retourne à Rome en 1916, accompagnée de Nadia BOULANGER, certes afin de poursuivre son séjour à la Villa Médicis mais aussi parce que sa santé est déclinante.

De retour en France, elle ne quittera plus le lit. Une opération tentée en 1917 n’améliore pas son état. Son besoin d’écrire est cependant encore plus intense. De 1916 à 1918 elle compose ses plus grandes œuvres dont Dans l’immense tristesse, qui sera sa dernière mélodie ainsi que le Psaume 24 : La Terre appartient à l’Éternel, le Psaume 129 Ils m’ont assez opprimé et le Psaume 130, Du fond de l’abîme. En 1917, elle termine la Vieille prière bouddhique commencée en 1914 et compose D’un matin de printemps à la suite de son opération. Elle compose D’un soir triste en 1918, et sur son lit, mourante, elle dicte à sa sœur Nadia les dernières mesures de sa dernière composition, Pie Jesu. Cette dernière composition est ici dirigée par Igor MARKEVITCH dans une dimension particulièrement bouleversante, probablement très conforme à ce que souhaitait Lili BOULANGER : https://www.youtube.com/watch?v=pO90hIjo0xE 

Son incurable tuberculose intestinale l’emporte à l’âge de vingt-quatre ans le 15 mars 1918, précédant de dix jours le décès de Claude DEBUSSY qui l’admirait. Elle repose près de sa sœur Nadia au cimetière de Montmartre.

D’un soir triste et D’un matin de printemps

Entre 1917 et 1918, Lili BOULANGER compose deux pièces : D’un soir triste et D’un matin de printemps. Ces deux pièces, outre leur grande maturité et leur haut niveau de maîtrise, sont représentatives des deux versants de sa personnalité (l’inspiration poétique d’une part et une forme de lucidité teintée d’un fatalisme inhérent à sa santé précaire d’autre part). Ces deux compositions peuvent être exécutées indépendamment l’une de l’autre certes mais leur unité thématique et stylistique conduit à les comprendre comme deux reflets différents d’une même âme.

Une autre pièce suggère à elle seule cette dichotomie entre ses aspirations et la conscience qu’elle a de sa vie éphémère. Le titre de cette pièce est Elle est gravement gaie. Pour en revenir à ces deux pièces dont on pourrait dire qu’elles sont des miroirs de son âme, leur filiation est rythmique et mélodique : la métrique à trois temps et le thème mélodique indiquent bien la parenté de ces deux facettes de son monde intérieur (elles renvoient à cette notion de personnalités multiples chère à Hermann HESSE dans Le Loup des steppes). On y trouve un recours au système modal qui n’est pas sans rappeler les références à la musique ancienne chère à FAURÉ et qui animera aussi, plus tard, « le Groupe des Six ». Nadia BOULANGER les a orchestrées peu après leur composition.

D’un soir triste existe en deux versions initiales : pour violon, violoncelle et piano, et pour violoncelle et piano. La pièce débute sur une succession d’accords assez solennelle, en quintes. L’ampleur harmonique se déploie peu à peu, avec sa dimension dramatique (dont certains accents ne sont pas sans évoquer des couleurs debussystes, annonçant parfois des modulations et des timbres proches de STRAVINSKY, compositeur que soutint et encouragea Nadia BOULANGER). La maturité de la pièce contraste singulièrement avec la jeunesse de Lili BOULANGER. Cette polyphonie riche et maîtrisée révèle une maturité de la compositrice que peu de musiciens atteignent en de nombreuses années. La texture orchestrale due ici à Nadia BOULANGER fait ici beaucoup penser à DEBUSSY mais aussi à RAVEL.

Il est certain que le caractère sombre de l’œuvre, à peine ponctuée d’un passage en majeur, est inhérent au fait que Lili BOULANGER se savait condamnée à plus ou moins court terme. La couleur quasiment funèbre de certains passages de l’œuvre conduisent à une impression de résignation fataliste. Outre les versions pour duo ou trio, une version pour orchestre a été écrite et publiée par Nadia BOULANGER. Cette version orchestrale peut être entendue ici : https://www.youtube.com/watch?v=5Jvhz12EaX8

D’un matin de printemps, pour violon et piano (parfois jouée pour flûte et piano), est, a contrario D’un soir triste, une pièce aux couleurs optimistes. Lorsque ces deux pièces sont jouées, D’un matin de printemps succède à D’un soir triste mais, cependant, aucune indication de Lili BOULANGER ne précise que les deux pièces ne puissent être jouées séparément. Si le thème D’un soir triste réapparaît ici c’est sous les couleurs d’une danse optimiste ponctuée d’accords riches et lumineux. Il est probable que D’un matin de printemps ait été composé au lendemain d’une opération chirurgicale porteuse d’espoir pour Lili BOULANGER…

Malheureusement il n’en sera rien et cette pièce est probablement la dernière qu’elle parviendra à écrire sans la plume secourable de sa sœur Nadia BOULANGER. On notera, après cette danse joyeuse, une partie de violon assez audacieuse. Le thème principal revient ensuite peu à peu, avant d’être affirmé une dernière fois par toute la formation. Cette pièce existe aussi, toujours grâce à sa sœur, Nadia BOULANGER, dans une version orchestrale que nous vous proposons de découvrir ici : https://www.youtube.com/watch?v=i4JeeXilFKo

Figure emblématique du piètre sort réservé aux femmes dans le monde de la musique, Lili BOULANGER s’inscrit dans la triste lignée des Clara SCHUMANN, éclipsée par son Robert de mari, ou Fanny MENDELSSOHN, plus douée que son frère mais qui fut fermement invitée par son frère et son père à se tenir à distance du monde bien masculin de la création pour ne pas faire d’ombre à Félix. Il lui fallait, lui écrivait Félix, « se consacrer d’abord à ses devoirs »… Qui connaît aujourd’hui Louise FARRENC ou Hélène de MONTGEROULT ? Un travail de redécouverte et de réhabilitation reste à accomplir, il est temps de s’en saisir.

Un positionnement sexiste est aussi à expurger des critères permettant d’apprécier la qualité d’une œuvre et d’un talent. Allez, on s’y colle ?

(1) Nadia BOULANGER est née le 16 septembre 1887 à Paris et décédée le 22 octobre 1979. Grande pédagogue, cheffe d’orchestre, professeure de composition, pianiste, organiste, musicologue, professeure d’université, et cheffe de chœurs, elle renonce à écrire au lendemain du décès de Lili, pour se consacrer essentiellement à la pédagogie. Elle formera plusieurs générations de musiciens tels que George GERSHWIN, Leonard BERNSTEIN, Quincy JONES, Philip GLASS, Daniel BARENBOÏM, Miguel Angel ESTRELLA, Vladimir COSMA, Pierre HENRY ou Michel LEGRAND. Cette grande amie de STRAVINSKY – qu’elle défendit ardemment – dirigea le Conservatoire américain de Fontainebleau de 1948 jusqu’à la fin de sa vie en 1979. Elle y enseignait depuis 1921.

Catalogue des œuvres de Lili Boulanger :

•1905-1906, Valse en mi pour piano [inachevé] ,voix soliste et piano [perdu]

•1906, La Lettre de mort sur un poème d’E. Manuel, voix soliste et piano [perdu]

•1907, Psaumes CXXXI & CXXXVII, deux voix et orchestre [perdu]

•1908, Ave Maria, voix soliste, orgue [perdu]

•1909, 5 études, piano [perdu]

•1909, Psaume CXIX, chœur, orchestre [perdu]

•1910-1916, Psaume CXXIX Ils m’ont assez opprimé, pour baryton, chœur d’hommes et orchestre

•1910-1917, Psaume CXXX Du fond de l’abîme, pour alto, ténor, chœur, orgue et orchestre

•1911, Sous bois, sur un poème de P. Gille, chœur et orchestre

•1911, Nocturne pour flûte ou violon et piano ou orchestre [titre original, Pièce courte]

•1911, 3 études, piano [perdu]

•1911, Prélude en si bémol pour piano [inédit]

•1911, Frédégonde, cantate, texte de C. Morel, soprano, ténor, basse, piano [inachevé]

•1911, Les Sirènes, sur un poème de C. Grandmougin, pour mezzo, chœur, piano

•1911, Maïa, cantate, texte de F. Beisser, soprano, ténor, basse, piano

•1911, Reflets sur un poème de M. Maeterlinck, voix soliste, piano ou orchestre

•1911, Prélude en ré majeur pour piano [inédit]

•1911-1912, Soleils de Septembre, chœur et orchestre [inachevé]

•1911-1914, Morceau de piano : thème et variations [perdu d’après Jacques Chailley dans Revue Musicale 1982 ; manuscrit Légué à la Bibliothèque nationale de France par Nadia Boulanger, manuscrit conservé sous la cote ms. 19493]

•1911-1916, Renouveau sur un poème d’ A. Silvestre, chœur, 4 voix solistes, piano ou orchestre

•1911-1918, La Princesse Maleine, opéra en 5 actes, livret de M. Maeterlinck et T. Ricordi [inachevé]

•1912, Le Retour, sur un poème de G. Delaquys, voix soliste, piano [version originale, La nef légère, chœur et piano

•1912, Attente, sur un poème de Maeterlinck, voix soliste, piano

•1912, Le Soir, chœur, piano ou orchestre [inachevé]

•1912, Hymne au soleil, sur un poème de C. Delavigne, alto, chœur, orchestre ou piano •1912, 2 études, piano à 4 mains [perdu]

•1912, Soir d’été, chœur, piano [inachevé]

•1912, La Source sur un poème de Leconte de Lisle, chœur, orchestre

•1912, La Tempête (Pendant la tempête) sur un poème de T. Gautier, chœur, piano

•1912-1913, Pour les funérailles d’un soldat sur un poème d’A. de Musset, Baryton, chœur, orchestre

•1912-1913, 2 fugues a capela à 4

•1912-1916, Sonate, violon et piano [perdu]

•1913, Soir sur la plaine sur un poème d’A. Samain, soprano, ténor, chœur, orchestre

•1913, Faust et Hélène, cantate sur un texte d’ E. Adenis d’après Goethe, mezzo, ténor, baryton, orchestre

•1913, Alyssa, cantate, soprano, ténor, basse, orchestre [perdu] •1914, Pièce, hautbois et piano [perdu]  

•1914, Pièce, violoncelle et piano [perdu]

•1914, D’un jardin clair, pour piano

•1914, D’un vieux jardin, pour piano

•1914, Cortège pour violon ou flûte et piano ou orchestre

•1914-1917, Vieille Prière bouddhique (prière d’après Visuddhimagga traduite par S. Karpelès), ténor, chœur, orchestre

•1915, Pièce, trompette et petit orchestre [perdu]

•1915-1916, Poème symphonique, orchestre[inachevé] [perdu]

•1915-1916, Clairières dans le ciel sur des poésies de Francis James, dédicacé à Gabriel Fauré (cycle de 13 chansons) ténor et piano [n°. 1, 5, 6, 7, 10, 11, 12, 13 orchestrés]

•1916, Sicilienne, petit orchestre [perdu]

•1916, Dans l’immense tristesse sur un poème de B. Galéron de Calone, voix soliste et piano

•1916, Marche funèbre, petit orchestre [perdu]

•1916, Marche gaie, petit orchestre [perdu]

•1916, Psaume XXIV La Terre appartient à l’Éternel, ténor, chœur, orgue, orchestre

•1917-1918, D’un matin de printemps pour violon ou flûte et piano ou orchestre.

•1917-1918, D’un soir triste pour trio de cordes ou violoncelle et piano ou orchestre

•1918, Pie Jesu, soprano, quatuor de cordes, harpe, orgue

•1919, 1 Corinthiens XIII, chœur, orchestre, 1909 [perdu]

•1919, Apocalypse, deux voix solistes, chœur, orchestre, 1909 [inachevé] [perdu]

•s. d. Les Pauvres sur un poème d’Émile Verhaeren, voix soliste, piano, [inachevé] [perdu]

•s. d., Psaume CXXVI, chœur, orchestre [inachevé] [perdu]

Article réalisé par Philippe Perrichon

 

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