Laurent PERNICE / Dominique BEVEN – Le Corps utopique
(ADN Records)
La beauté évanescente des sons, l’intemporalité des atmosphères et l’aura poétique provenant de ce disque vont sensiblement marquer les esprits. Tout commence avec un spectacle de danse imaginée par Emma GUSTAFSSON, danseuse suédoise, actrice de théâtre, et le metteur en scène Laurent HATAT (Compagnie ANIMA MOTRIX). Le projet est des plus ambitieux: imaginez que l’on vous demande de danser sur une conférence radiophonique de Michel FOUCAULT datant de 1966 ! Comment, qui ça ? FOUCAULT Jean-Pierre, notre animateur radio et télé préféré ? Non, Michel (1926-1984), le philosophe (le mouvement post-structuraliste) qui a enseigné notamment au Collège de France et a écrit un tas de bouquins. Quelle idée folle, me direz-vous ? Ce spectacle a pourtant bel et bien existé. Il s’intitule Le Corps Utopique et a vu le jour à Marseille à la fin de l’année 2020 (et plus précisément à Klap – Maison pour la danse).
La lourde tâche de composer la musique est revenue à Laurent PERNICE (PALO ALTO), dont le principal objectif a été de créer des pièces en parfaite osmose à la fois avec la danse et le texte. Pour nous, simples mortels, tout cela semble bien irréalisable et pourtant le défi fut relevé haut la main et le résultat est assez fabuleux. Ce nouvel album de Laurent PERNICE est paru sur un label italien basé à Milan, spécialisé depuis les années 1980, dans les musiques nouvelles, industrielles et improvisées. Ce disque est uniquement instrumental et n’inclue donc pas le texte de FOUCAULT utilisé pour le spectacle.
Pour l’élaboration de cette musique, il a fait appel à un musicien breton, spécialiste des musiques celtiques et au C.V. déjà bien rempli. Installé à Marseille depuis 1992, Dominique BEVEN est un sacré « spécimen sonique ». En effet, il joue de tout et il est donc à l’aise dans l’utilisation d’instruments à vent (flûte, cornemuse, hautbois), à cordes (guitare, basse, mandoline) et de diverses percussions (baguette, bendir, bodhran). Avec amusement, il se définit comme un « impoly instrumentiste ». Il est de même un collectionneur passionné d’instruments venus du monde entier. Comme vous allez le remarquer, ce point va être un atout primordial dans la confection de cette musique, car BEVEN va apporter une incroyable palette de timbres.
Pour accompagner au mieux à la fois le souffle du philosophe et celui de la danseuse, il semblait indispensable pour Laurent PERNICE d’avoir essentiellement recours à des instruments à vent. Aussi, ne vous étonnez pas si vous entendez ici et là parmi tous les instruments utilisés, des flûtes irlandaises, un khen laotien (ou orgue à bouche qui est un instrument polyphonique), un doudouk basse d’Arménie, un accordéon diatonique, une flûte hulusi du Yunnan, un moceno andin et divers ocarinas.
Ce qui intrigue le plus en écoutant ce disque est qu’au final cette musique n’est pas cloisonnée dans une sorte de world music-fusion ou une musique traditionnelle et quelconque. Nous pénétrons au contraire dans un monde plus secret, plus obscur, abordant la musique improvisée, contemporaine et expérimentale. C’est au studio de Laurent que les enregistrements se sont déroulés en trois sessions, durant l’automne 2019. BEVEN a pu librement s’exprimer en improvisant toutes les musiques puis son complice, tel un magicien, a reconstruit l’ensemble électroniquement.
Le Corps utopique présente quinze pièces parfumées d’ambiances étranges et colorées, surgissant telles des invitations au voyage et à un dépaysement bienfaiteur. Le son évoqué notamment par les flûtes résonne encore dans nos cœurs avides de rêverie. Cette foisonnante diversité sonore délivrée par l’instrumentation à vent est effectivement assez remarquable.
En effet, il y a tant d’images et de couleurs qui se déversent dans notre imagination : par exemple, les flûtes et la clarinette alto se métamorphosent et apparaissent comme le souffle du vent (nous avons l’impression de nous envoler quelque part entre l’Amérique du Sud, l’Asie et le Moyen-Orient : Montagnes lointaines, Le Conte japonais, Changement de tenue), le souffle du temps (les musiques semblent parfois figées dans une sorte d’éternité apaisante), le souffle de la vie (avec ces instants de palpitations soniques) et de la mort (ces instants de silence sont très importants aussi pour comprendre ce disque – Un titre « ambient » comme Royaume des Morts semble provenir de On Land de Brian ENO).
Chacune de ces pièces possède une ambiance unique, à l’exotisme affirmé (L’Instant d’après) ou au contraire plus apte à une méditation spirituelle réservée aux seuls initiés (avec Le Creux de la Vague, Le Chant de la Terre ou Charivari, nous puisons aux origines de l’humanité, de l’esprit et du corps). Les instruments à vent semblent animés de vie, dévoilant leurs sentiments les plus intimes, de joie et de larmes.
Ces sonorités invisibles semblent vouloir s’amuser à caresser nos âmes vers des destinations qui nous semblent à la fois familières et inconnues. Elles élèvent un pont imaginaire reliant un monde de passions et de mystères, en confrontant des moments de pur intensité et de silence (Quelques Menues Avalanches, Les Rêves, Féerie). Elles ondulent au même titre que le corps, instantanément magnifié, de la danseuse, qui devient elle aussi un poème de féminité, une douce musique en mouvement. La musique et la danseuse pourraient devenir ainsi le seul remède possible au chagrin du monde.
Le Corps utopique de Michel FOUCAULT est soudainement plongé dans ce qui pourrait être « Le Meilleur des Mondes Possibles » relaté par LEIBNIZ (revoir aussi le fabuleux projet SCHIZOTROPE réunissant Richard PINHAS et Maurice DANTEC). Dans nos rêves les plus fous, ce Corps Utopique est transporté dans le meilleur des mondes où tout n’est que bonté, beauté et lumière. Entrelaçant efficacement la musique du monde oblique, la musique ambiante, l’électronique avant-gardiste et la musique contemporaine, PERNICE et BEVEN offrent de somptueux « soundscapes » qui sont de véritables réflexions soniques de la pensée humaine à son plus haut niveau et du corps en mouvement.
C’est un disque passionnant et intense, en plus d’être une expérience déroutante, qui fera danser et voltiger dans les airs les esprits aventureux, épris de musiques nouvelles recherchées et exigeantes.
Cédrick Pesqué
Page label : https://adnrecords.com/album/laurent-pernice-dominique-beven-le-corps-utopique/