LE TRIO JOUBRAN
Frères de résistance, frères de résonance
Trois frères, une double nationalité, un instrument : Samir, Wissam et Adnan, originaires de Nazareth, sont de nationalité israélienne par la force des choses, mais sont Palestiniens de cœur, et jouent chacun du même instrument, le oud (luth). C’est ce qui fait leur originalité dans le monde musical arabe, où le trio de oud n’est guère de tradition. Formé aux conservatoires de Nazareth et du Caire, Samir, l’aîné des frères JOUBRAN, a commencé le premier et s’est imposé comme un virtuose de l’instrument dans le milieu moyen-oriental, puis au niveau international.
Après deux disques en solo et plusieurs collaborations avec des poètes, cinéastes et chorégraphes, Samir forme en 2002 un duo de oud avec Wissam, qui a hérité de son père le talent de luthier. Leur apparition cette année-là au festival Les Nuits atypiques de Langon sera immortalisée par le disque Tamaas (Daqui). Le cadet, Adnan, rejoint ses frères sur scène en 2004, il n’est âgé que de 18 ans. Étape logique dans l’évolution de leur musique, la formule du trio a été consignée en 2005 avec le CD Randana, terme qui combine les mots arabes « ranna » (résonance) et « dandana » (fredonnement).
Randana, c’est aussi le nom du label créé par Samir pour publier des disques d’artistes palestiniens, ce qui constitue là encore une première. Le TRIO JOUBRAN a de plus fait l’objet d’un documentaire de Raed ANDONI, Samir et ses frères, qui fut diffusé sur Arte en 2005. En France, les frères JOUBRAN jouissent aussi d’une vive reconnaissance. C’est à la fois en vedettes mais aussi en familiers qu’ils sont notamment salués au festival Les Suds à Arles, où le duo s’est produit en 2003, puis le trio en 2006, où il a une fois encore conquis le public avec ses arabesques raffinées, ses complaintes brûlantes et son alchimie rayonnante.
Trois frères, six mains : le oud chez les JOUBRAN se veut innovant, engagé, mais aussi – et surtout – vibrant ! Leur maîtrise des maqâms traditionnels les autorise à écrire des compositions imprégnées de tradition mais ouvrant le spectre des possibles et autorisant les improvisations les plus fleuries, creusant en profondeur le sillon poétique et émotionnel. Le TRIO JOUBRAN dépasse la virtuosité pour toucher les plus profondes cordes d’une sensibilité nourrie d’un passé immémorial et des affres du présent. Nostalgie, chagrin, utopie et sensualité imbibent chaque pincement de corde, et convient au frisson méditatif. Ce trio est aussi unique qu’intense. Chez les JOUBRAN, la musique est un art comme un combat, une introspection douloureuse comme une promesse de délivrance.
Ce qui se joue dans la musique des JOUBRAN est de l’ordre de l’indicible et se situe sans effort au-delà des mots. Cela n’a pas empêché Samir et Wissam de nous en livrer quelques-uns à l’occasion du passage du trio à l’édition 2006 des Suds à Arles. Même quand ils n’ont pas de cordes sous les doigts, les frères JOUBRAN ont encore tant à dire…
Entretien avec le TRIO JOUBRAN
Samir, comment a démarré votre carrière solo ?
Samir : La première fois que je me suis produis sur scène, j’avais 14 ans. J’ai étudié au Conservatoire de Musique au Caire. À 18 ans, j’ai été invité à jouer à l’Opéra du Caire pour représenter le peuple palestinien, en solo au oud. Ensuite, j’ai commencé à jouer dans les mariages en Palestine, avec un orchestre et très peu de concerts en solo.
À quel endroit avez-vous donné des concerts solo ?
Samir : En majorité en Palestine et j’ai été appelé à jouer en Europe pour cinq concerts. J’ai accompagné Mahmoud DARWISH, un poète palestinien, à Amman en Jordanie, en France et en Palestine. J’ai composé de la musique pour des pièces de théâtre et de films de réalisateurs palestiniens et français.
Avant de former le duo puis le trio, vous avez fait deux disques solo, je crois ?
Samir : J’ai fait un premier CD en 1996, c’était une production palestinienne. Et en 2000, j’ai produit un deuxième CD, Sou’ Fahm, qui veut dire « malentendu ». Ces deux premiers CD étaient vraiment un travail artisanal. C’était une initiative personnelle.
Est-ce que c’était facile de produire un CD à l’époque ?
Samir : Pas du tout, parce qu’il n’y avait pas les moyens. Il fallait que je trouve le design, comment le distribuer ; je devais être partout, en tant que musicien et producteur. Mon rêve, c’était d’avoir mon CD, ma photo sur le CD, et de l’offrir à mes amis.
C’était de la musique traditionnelle ?
Samir : Le premier CD était Taqaseem, qui veut dire « improvisation ». C’est de l’improvisation à partir de la tradition musicale jouée en solo pendant une heure. Dans le second CD, il y a des morceaux que j’ai composés et des morceaux traditionnels, des morceaux joués en solo et d’autres avec des musiciens.
À l’époque, est-ce que vous jouiez déjà ensemble avec votre frère ?
Samir : En 1996, j’ai été invité à l’Institut du Monde Arabe à Paris pour donner un concert solo. J’ai proposé à mon frère Wissam, qui avait treize ans à l’époque, de venir jouer avec moi. De 1996 jusqu’en 2002, nous n’avons pas joué ensemble et nous n’avions pas de projet commun. En 2002, nous avons joué ensemble au festival de Langon en France et nous avons fait l’album Tamaas. Et là, la porte s’est ouverte.
Wissam, avant de former le duo, aviez-vous déjà une expérience soliste ?
Wissam : À 16-17 ans, je ne jouais pas avec Samir, mais j’étais invité pour accompagner un poète sur scène, je jouais juste comme ça. Une fois, j’ai joué dans une pièce de théâtre, en tant que comédien et musicien. J’avais des ateliers avec d’autres musiciens. J’aidais surtout mon père à fabriquer des oud.
À quel âge avez-vous eu envie d’être luthier ?
Wissam : J’étais encore dans le ventre de ma mère. Mon père fabriquait des oud dans la cuisine avant d’avoir son atelier.
Samir : Notre père m’avait demandé d’être fabricant de oud, mais ça ne m’intéressait pas. Il n’a jamais demandé à Wissam de le faire, mais Wissam était impliqué d’une manière naturelle.
Wissam : Mon meilleur ami, c’était mon père.
Est-ce que vous pensiez, en même temps qu’être luthier, devenir musicien professionnel ?
Wissam : Oui. Je ne peux pas séparer les deux.
Êtes-vous compositeur aussi ?
Wissam : Oui. La musique du TRIO JOUBRAN, c’est une composition à trois.
Quels ont été vos maîtres ?
Samir : Nazareth d’où nous venons, est une région très riche en musique. La Galilée, pas seulement Nazareth. Le Nord de la Palestine est une région très riche en musique. Vu la proximité géographique de la Syrie et du Liban, c’est une région où beaucoup d’influences se croisent. Notre père, étant fabricant de oud, tous les musiciens venaient chez nous ; donc pour moi c’était déjà une école. Il y a eu des étapes musicales où j’ai eu des influences d’autres musiciens.
À l’adolescence, j’aimais beaucoup écouter la musique de Farid El ATRACHE (NDLR : musicien et chanteur d’origine syrienne et libanaise). Dans une deuxième étape, j’ai été très influencé par la musique de Munir BASHIR qui est Irakien, pour la contemplation, car c’est une musique contemplative. Et dans une troisième étape, j’ai été très impressionné par un musicien qui accompagnait la chanteuse égyptienne Oum KALTHOUM qui s’appelle Mohamed El QASABJI. Et l’étape la plus difficile, c’était comment être soi-même et avoir sa musique personnelle quand on a trois grands musiciens comme sources.
J’imagine que dans tous les cas, vous êtes parti de l’initiation au maqâm ?
Samir : Bien sûr.
Le maqâm peut en quelque sorte être défini comme une structure ? C’est un peu l’équivalent du raga en Inde ?
Samir : Techniquement d’abord, c’est sept notes (do, ré…) comme dans la musique occidentale ; il y a des échelles majeure et mineure, mais les intervalles musicales entre les notes sont différentes, il y a des nuances. D’une manière basique, il y a 42 maqâms dans la musique arabe. Chaque maqâm a son propre esprit. Dans la musique occidentale, vous pouvez créer un esprit à partir de la technique ; dans la musique arabe, vous créez un esprit à partir des espaces entre les notes ; l’esprit du maqâm évolue, il est très nuancé.
Donc les maqâms expriment une époque où il y a des influences musicales pas seulement d’une région précise mais qui viennent un peu de partout ; le propre esprit du maqâm vient de partout. C’est pour ça que certains maqâms ont des noms de régions : Maqâm Kurd du Kurdistan, Maqâm Hijaz de Hijaz en Arabie Saoudite, et vous avez donc cet espace entre les notes. Ce grand espace vous donne l’atmosphère du désert qui est là dans la musique.
Donc, c’est aussi lié à des images et à des émotions ?
Samir : Bien sûr (en français). Pour improviser, il faut une histoire, qu’on exprime à travers les maqâms et les nuances des maqâms, et de cette histoire il y a des images qu’on crée.
En fait, en tant que musicien qu’est-ce qui vous paraît le plus important : de créer une histoire ou d’aller au-delà de cette histoire et de la développer selon votre propre ressenti ?
Samir : C’est une interaction qui vient de moi, du public, de la musique que je joue avec mon frère, c’est un tout qui vient de l’instant. On n’impose pas une histoire au public. Il y a une oreille qui m’appartient et une oreille qui appartient à l’autre, donc un échange entre moi et l’autre dans la musique. Même le silence est très important dans la musique. Parfois le silence est tellement présent qu’il devient une note musicale plus importante que la musique elle-même.
À la base, je crois que le maqâm est un art soliste. Le fait de jouer en duo et maintenant en trio, ça a dû rendre la chose plus difficile ?
Samir : C’est là toute la difficulté : comment à trois arriver à raconter la même histoire, avec des phrases différentes ? Comment arriver à poser une question à l’autre, à mon frère qui joue avec moi, et attendre la réponse à ma question, et avoir la réponse que j’attends , Ce qui est très particulier, c’est que nous sommes trois frères. Beaucoup de musiciens nous disent que ça ne pourrait jamais arriver avec d’autres musiciens d’avoir cette réponse à ma question, même s’ils répètent trente ans. Le répertoire musical que je joue avec mes frères est mon propre répertoire. Ils sont prêts à s’identifier à moi et à ma musique. Ils ont cette disponibilité à trouver cette identité musicale.
Ça veut dire que lorsque vous composez, c’est vous qui commencez l’histoire ?
Samir : Principalement, oui. Je porte la responsabilité de ce projet, donc j’ai l’initiative de commencer. Ça ne veut pas dire que Wissam n’a pas cette impulsion. Il sème sa graine et je l’arrose, aussi.
Au niveau technique et au niveau inspiration, est-ce que Wissam et Adnan ont les mêmes techniques de jeu, les mêmes influences ?
Samir : La même école technique, oui. La même inspiration, certainement pas. L’inspiration vient de notre propre expérience. Je trouve dans l’inspiration de Adnan l’adolescence. Dans l’inspiration de Wissam, il y a une musique rationnelle mathématique et bien construite, bien structurée.
En fait, lorsque vous jouez tous les trois ensemble, vous vous auto-influencez ?
Samir : C’est un jeu. Nous avons notre propre plaisir à jouer ce jeu-là avant de le jouer pour le public.
C’est ce qui vous amené aussi, dans votre jeu, à vous détacher des règles strictes des mâqams ?
Samir : J’aimerais aller encore plus loin dans la liberté musicale, jouer en dehors de toute règle. Maintenant nous sommes en train de composer de nouvelles musiques pour un nouveau CD. Et c’est très difficile à ce moment-là, car je me pose cette question : est-ce que je regrette d’écouter d’autres musiques ? Ou bien non, il faut que j’écoute plein d’autres musiques ! Chaque fois que j’ai une phrase musicale, je me demande : « Est-ce que ça vient de moi ou est-ce que ça vient d’ailleurs ? ».
Il y a un conflit qui se créé, comme s’il y avait une surveillance. J’essaie de ne pas être influencé par une certaine musique, et en même temps je veux être libre et je ne veux pas qu’on vienne me dire « Tu ne dois pas être influencé par d’autres musiques ». Donc, pourquoi ne pas être libre et faire la musique que j’ai envie de faire ?
Dans les musiques que vous écoutez actuellement, avez-vous trouvé des liens avec les maqâms arabes ?
Samir : Oui, bien sûr.
Est-ce qu’il y a conflit lorsque vous écoutez d’autres musiques dans lesquelles il y a des liens avec votre musique d’origine ?
Samir : Chaque fois que j’ai une phrase musicale, je me dis « Est-ce qu’elle est déjà là dans ma mémoire venant de quelque part ou est-ce qu’elle vient de moi, ou bien de rien ? ». En tout cas, je m’interdis d’avoir des limites, des frontières dans ma tête. Il faut que je sois libre.
Quelles sont les influences principales ?
Samir : Espagnoles, indiennes.
Wissam : On ne peut pas ne pas sentir l’Espagne parce que les Arabes étaient en Espagne.
D’où le lien avec le flamenco dans certains morceaux ?
Samir : Oui.
Concernant les ouds, chacun de vous a un oud avec des motifs différents. Est-ce que ça correspond à quelque chose, à une symbolique ?
Wissam : Oui, c’est la particularité d’un oud. Chaque oud est différent de l’autre. En le fabricant, on ajoute une petite influence géographique d’une région différente. Les oud du Trio JOUBRAN sont différents dans la forme, et même le son est différent d’un oud à l’autre. Le oud de Samir n’a pas cette rosace qui est sur le mien, ce qui donne un son particulier, direct, précis. Même la nature du bois change le son du oud.
Est-ce que chacun de vous a des projets en dehors du trio ?
Samir : Oui. C’est vrai, on travaille ensemble et on a dans le fond de nous de nous donner l’un à l’autre musicalement, mais c’est sûr que chacun a son projet. On n’a même pas encore commencé le trio ! Le trio est une forme assez inédite, et vous voulez créer une musique sans frontières.
Comment cette démarche, cette attitude, est perçue en Palestine et dans le monde arabe, surtout depuis que vous avez une carrière internationale ?
Samir : Est-ce que la Palestine voudrait voir en nous un essor musical palestinien ? Il y a beaucoup de gens dans le peuple palestinien qui ont une interaction avec notre musique. On a un grand succès en Palestine, parce qu’il y a ces éléments : trois frères, trois ouds, nos propres compositions. Et le peuple palestinien veut appartenir à ce succès, parce qu’il y a un grand problème local. Le problème c’est que notre présence n’est pas possible dans le monde arabe parce que je ne peux pas y aller. Je ne peux pas voir la réaction directe du public arabe face à ma musique. Mais je peux dire que le CD a été bien vendu dans le monde arabe.
À votre avis, votre succès international peut-il faire bouger les choses ?
Samir : J’ai un passeport israélien, même si je suis Palestinien. C’est très peu probable. Si seulement les frontières s’ouvraient, aux gens, aux créateurs de musiques, ça aurait résolu le problème politique dans le monde. Voilà, le problème c’est que les frontières sont dans les têtes des gens, ce qui les rend un peu stupides.
Avec la musique, on peut espérer que les frontières mentales vont changer ?
Samir : Pas seulement la musique, avec toutes sortes d’arts.
Photos et propos recueillis par Stéphane Fougère et Sylvie Hamon
(Festival Suds à Arles et Fête des Franciliens à Draveil)
(Article original publié dans ETHNOTEMPOS n°29 – janvier/février 2007
– discographie mise à jour en 2021)
Discographie des frères JOUBRAN :
Samir JOUBRAN – Taqaseem (1996)
Samir JOUBRAN – Sou’ Fahm (2001, Dar Productions)
Samir et Wissam JOUBRAN – Tamaas (2003, daqui/Harmonia Mundi)
LE TRIO JOUBRAN – Randana (2005, Fairplay/Harmonia Mundi)
LE TRIO JOUBRAN – Majâz (2007, Randana : 2010, World Village)
LE TRIO JOUBRAN – À l’ombre des mots (avec la voix de Mahmoud DARWICH) (CD + DVD, 2009, World Village)
LE TRIO JOUBRAN & CHKRRR – Le Dernier Vol (2009, Universal Music)
LE TRIO JOUBRAN – Asfar (2011, World Village)
LE TRIO JOUBRAN – The First Ten Years (5 CD + DVD, 2013, Randana / World Village)
Adnan JOUBRAN – Borders Behind (2013, Randana)
LE TRIO JOUBRAN – The Long March (2018, Cooking Vinyl)
Participations :
Mahmoud DARWICH – Récital Mahmoud DARWICH (avec Samir et Wissam JOUBRAN et Didier SANDRE) (2009, Actes Sud)
Karim BAGGILI (featuring LE TRIO JOUBRAN) – Kali City (2013, Homerecords)