MAGMA – Félicité Thösz
(Seventh Records)
Longue de presque une demi-heure, Félicité Thösz est une composition que Christian VANDER avait commencé à écrire après avoir achevé la mise en boîte, fastidieuse, des Cygnes et les Corbeaux. Rodée sur scène depuis 2009, l’année de la tournée-anniversaire des 40 ans du groupe, elle contraste avec ses grands-œuvres martiaux et belliqueux, au grand dam des séides pour lesquels la cause kobaïenne ne doit refléter que la rage grandiloquente et une noirceur hargneuse. Félicité Thösz n’est clairement pas pour ceux-là, malgré ce que préfigure son illustration de couverture bleu nuit.
En effet, passé les coups de semonce introductifs (sur Ëkmah), le piano et les chœurs entament une mélodie emprunte de douceur onirique, bientôt suivie par des thèmes (Elss, Dzoï) qui pourraient passer, entre des oreilles non expertes, pour des chants de Noël ou des berceuses, interprétés dans une langue ancienne et oubliée. Il s’en dégage une douceur et une nostalgie que beaucoup n’ont pas pris l’habitude d’associer à l’univers magmaïen.
Pour un peu, on se croirait dans l’album À tous les enfants, de Christian VANDER, mais qui serait bel et bien joué par MAGMA au grand complet. On décèle même dans Dzoï, glissées entre deux tirades kobaïennes, quelques phrases en français, tout à la fois naïves et sibyllines, ce que les Zeuhliens « va-t-en-guerre » ne manqueront pas de prendre pour un Zäkrihlêêêge inkommanhzûrrrable !
La première moitié de l’opus dégage bien cette impression de félicité promise par son titre, et qui culmine avec Tëha, porté par une Stella VANDER en mode soliste, touchée par la grâce, qui déploie une sublime guirlande d’enchantements mélodiques. Les anges sont à portée de timbre.
C’est alors que Waahrz provoque une rupture aussi osée que risquée. Tout le monde se tait… sauf le piano de Bruno RUDER, qui sera le seul instrument à se voir autoriser une sortie complètement soliste. Diversement appréciée sur scène, où elle semblait parfois s’éterniser, cette cadence se révèle ici plus digeste et fluide, et sa présence à mi-parcours se révèle même assez judicieuse. Dühl se charge d’assurer la transition vers la suite des événements.
Nous avions connu la Félicité « made in Kobaïa », le temps est désormais venu pour le Thösz, soit l’interrogation. C’est toute l’ambiguïté du titre Félicité Thösz qui se révèle alors.
Subtilement, les certitudes basculent, la béatitude fait place aux questions, et il faut reprendre la route. Tout le monde prend alors son harnais et entame la chevauchée martiale de Tsaï !. Et là, on retrouve le MAGMA de Wurdah Itah, mais avec un habillage instrumental plus épais. Tsaï ! nous fait franchir les montagnes et les rivières au grand galop, s’arrêtant juste un instant pour permettre à l’auditeur d’attacher sa ceinture au cas où…, et repart de plus belle, propulsé par une flamboyance hypnotique qui débouche sur Ohst, point culminant de l’épopée.
Après un étrange conciliabule à la cantonade, Père Zebehn prend la parole et se lance dans l’une de ses prêches « tamla-motowniennes » au groove irrésistible comme on en a connu chez OFFERING. Quant les autres voix reviennent, l’heure est aux célébrations rituelles paroxystiques, auxquelles Zahrr met fin soudainement, à coup de mantras tibétains.
Tout en gardant la couleur, l’aspect et le dispositif des fresques passées – et en dépit d’une grande complexité d’écriture et de structure – Félicité Thösz dégage une impression de limpidité permanente. Ses dix mouvements s’enchaînent avec une évidence éloquente, servis par une prise de son plus claire et précise que sur l’album précédent.
De bout en bout, les voix et les chœurs tirent la couverture à eux. Stella VANDER et Isabelle FEUILLEBOIS enchantent comme elles ont coutume de le faire, tandis que Hervé AKNIN s’intègre de mieux en mieux et dévoile un spectre vocal plus large qu’on ne l’aurait pensé, fragile un moment, sobre sur un autre, et solennel quand il le faut. Les parties de basse (Philippe BUSSONNET, toujours parfait) et de batterie, toujours très élaborées, sont de même plus aérées. On sent certes la paire rythmique tentée par l’explosion, mais elle fait montre d’une retenue imparable tout en restant vigilante. Et à certains moments, Christian VANDER fait danser ses cymbales. Le bouillonnement est constant mais contrôlé.
James McGAW, pour sa part, joue à l’anti-guitar-hero : il n’impose aucun soliloque mais se faufile insidieusement dans les méandres mélodiques. On ne le « voit » pas tout de suite, mais il est bien là et le fait savoir à sa façon. En revanche, s’il y a bien un instrument qui prend ses aises, c’est le piano acoustique de Bruno RUDER. En remplaçant l’usuel Fender Rhodes, il contribue lui aussi à donner à Félicité Thösz son ambiance spécifique : épurée, cristalline… On regrette toutefois que le vibraphone de Benoît ALZIARY soit un peu noyé dans le mixage, il aurait mérité plus de visibilité.
Félicité Thösz ne totalisant que 28 minutes, il a été décidé qu’une autre pièce devait figurer sur le CD. Du haut de ses 4 minutes, cette pièce (Les hommes sont venus) ne peut pas réellement prétendre remplir ce dernier. (Mais elle lui permet accessoirement de franchir la demi-heure symbolique et donc d’être vendu au prix d’un album et non d’un EP.)
Interprétée dans les années 1990 par les VOIX DE MAGMA mais jamais enregistrée jusqu’à ce jour, elle ne manquera pas de faire crier certains grincheux au loup, puisque ce n’est pas la formation officielle de MAGMA qui joue sur ce morceau. On y trouve juste sa section vocale, augmentée de quelques invités. Quant à Christian VANDER, il ne tâte que du clavier et du glockenspiel !
Néanmoins, Les hommes sont venus constituent une coda fort honorable et appropriée à la pièce-maîtresse. Gorgé de chœurs et de voix répétant à l’infini des motifs mélodiques qui tournent en boucle comme des mantras, ce morceau semble le fruit d’une inattendue collaboration entre les VOIX DE MAGMA et… Steve REICH !
Avec cet album, la frontière entre la musique de MAGMA et les autres travaux de VANDER s’estompe de plus en plus. Tout à la fois synthèse et ouverture, Félicité Thösz assume finalement fort bien son rôle de mise en bouche préfigurant la « nouvelle musique » à venir…
Stéphane Fougère
Label : www.seventhrecords.com
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°32 – septembre 2012)