MAGMA : Y’a K.A. !

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MAGMA

Y’a K.A. !

Démiurge de cette « musique céleste » qu’il a dénommée « zeuhl », Christian VANDER, comme tout bon alchimiste, ne cesse de s’activer à son labeur musical depuis plus de trente ans, travaille sa matière sans relâche, jouant sous une forme ou sous une autre (MAGMA, OFFERING, CHRISTIAN VANDER TRIO, FUSION, ALIEN QUARTET, WELCOME…), composant sans toujours penser à enregistrer, ou ne le pouvant pas pour x raisons…

Tant et si bien que les notes fusent, explosent, s’étalent, s’accumulent, se métamorphosent, se perdent et se retrouvent… Arrive fatalement le moment où il faut remettre les pendules à l’heure et de la chronologie dans la quête de cet incommensurable cri cosmique imprégné des forces de l’univers et du Néant qui échappent au Terrien maudit, dont la perfidie et la grossièreté sans égales ne sont plus à démontrer depuis… euh… où en étais-je, moi ? Ah oui, Christian VANDER et MAGMA !….

Alors où en est-il ? La trilogie Theusz Hamtaahk ? Bouclée. Les Cygnes et les Corbeaux ? Bouclé. K.A. ? Ça vient, ça vient… Mais c’était pas prévu ça, non ? Si. Et de longue date ! Reste tout le reste et tout ce qu’on ne sait pas encore. À vie, à mort, et après…

En attendant, il faut aussi se rappeler que, en tant que messager terrestre, MAGMA subit les incidences matérielles et temporelles auxquelles est susceptible d’être confronté tout collectif musical, tant dans ses manifestations scéniques que dans la création de ses jalons discographiques. C’est ce que Christian VANDER a bien voulu conter à TRAVERSES/RYTHMES CROISÉS… Tous en chœur : «Hamtaï !»

Entretien avec Christian « Zebëhn Straïn De Geustaah » VANDER

Depuis quelque temps, il semble que vous soyez entré dans une période très féconde en termes d’enregistrements, après une période plus désertique dans les années 1980 (sur le plan discographique, pas scénique). À quoi est due cette « accélération » ?

Christian VANDER : D’abord, il a fallu reformer MAGMA. Un ami à moi, un tourneur, m’avait, en 1995 je crois, fait une proposition : « Si je te trouve quelques dates pour telle période, tu reformes un groupe. » Je lui ai répondu : « Pas de problème, trouves les dates, et je te trouve un groupe. » Et en fait, il les a trouvées ! Ce n’est pas mon métier d’être tourneur. Ma vie, c’est d’être sur la scène. J’ai attendu longtemps que quelqu’un me propose ça. Il a donc fallu trouver les musiciens. On a formé un groupe provisoire avec des amis qui pratiquaient aussi cette musique-là, et on a donc pu remonter le groupe relativement vite. Dans le temps ça s’est affiné, on a trouvé les gens qui convenaient le mieux, qui étaient prêts à jouer à un niveau plus pointu.

A-t-il été plus facile de trouver des musiciens qui voulaient jouer cette musique dans les années 1990 que dans les années 1970 ?

C.V. : Quand on a commencé dans les années 1970, il n’y avait pas de références. Juste avant MAGMA, j’avais proposé à tous les musiciens sur la place de Paris – qui se plaignaient tous qu’il n’y avait pas de boulot, que c’était dur, qu’il n’y avait pas de nouvelle création, qu’on ne faisait rien et qu’il n’y avait rien à faire – de se réunir un soir pour parler d’un projet éventuel. Après deux heures autour d’une table rectangulaire, personne ne disait mot, ou chacun parlait dans son coin avec un petit verre de rouge, et en fait il ne se passait strictement rien.

Donc je suis monté sur la table et j’ai dit :  «Mais vous êtes tous cons ou quoi ? » Tout le monde s’est retourné vers moi, du genre « Il y a un problème ? ». Je leur ai rappelé qu’on était venus pour parler d’un projet musical. J’ai dit que j’avais un peu de musique et l’idée de former un groupe, et de partir à l’aventure. Les gens ont dit « Super, pas de problème… c’est payé combien ? » (rires). Je leur ai dit que je n’en savais rien, que ce n’était pas payé vu qu’on créait une chose et qu’on ne savait pas ce qui allait se passer ! Alors là, à ce moment, je n’ai pas trouvé un seul musicien.

La frilosité artistique ne date donc pas d’hier…

C.V. : Heureusement, tout s’est imbriqué assez rapidement après. J’avais rencontré Francis MOZE dans le cadre d’une formation. Il jouait de l’orgue, on faisait le bœuf régulièrement. Je lui ai demandé de venir jouer… de la basse ! Il n’avait jamais véritablement joué de la basse. Klaus BLASQUIZ, que j’avais également rencontré, m’a présenté Claude ENGEL. Il fallait des gens ouverts à pas mal de choses : musique classique, jazz, voire rock, des choses comme ça… Une première formation a pu exister.

Après, des gens ont entendu parler de cette formation. Quand celle-ci s’est arrêtée, en 1972, il y a eu un passage à vide, mais on a pu rapidement retrouver du monde. Michel GRAILLIER s’est joint au groupe, puis Jannick TOP, ainsi que le pianiste Gérard BIKIALO. On avait là encore une belle formation. Ensuite, j’ai retrouvé Bernard PAGANOTTI, avec qui j’avais déjà joué dans un groupe ; Didier LOCKWOOD s’est proposé avec son frère Francis, qui n’était pas prêt à l’époque. On a donc pris aux claviers Benoît WIDEMANN et Jean-Paul ASSELINE, qui est un pianiste superbe, très inventif, quelqu’un d’extraordinaire… On rencontrait des gens comme ça au fil des concerts, donc on savait à peu près qui était susceptible de pouvoir intégrer le groupe en cas de besoin.

Quand on a dû remonter le groupe dans les années 1990, ça a été un peu plus difficile, d’une certaine manière. Mais il y avait des gens qui s’intéressaient à cette musique-là, qui avaient envie de tenter l’expérience, et qui sont toujours là. D’autres se sont joints à nous…

Usure et Progression

La formation actuelle est en fin de compte la plus durable, la plus stable.

C.V. : Certains de ses musiciens, oui. Tant qu’une formation progresse, c’est passionnant. À des moments, il y a eu des formations qui ont stagné, et il y a eu des gens usés par les concerts. Mais les petits problèmes internes, ce n’est rien dans le temps. Ce n’est pas ce qui a fait qu’un groupe a eu des soucis, c’est la fatigue souvent. Au début, certains ont souffert du fait qu’on avait 20/25 concerts par mois, non payés pour ainsi dire. Quand on avait trente francs pour s’acheter un steak et une salade imbibée d’huile, c’était pas mal ! On n’avait pas forcément d’hôtel, je leur disais de dormir dans le camion, ou sous le camion, fallait le faire ! Des gens ont craqué. La fatigue nerveuse, c’est tout à fait normal. On mettait ça sur le compte d’autre chose, mais c’était la fatigue, l’usure, et le manque de récompense ! Les gens attendaient quand même quelque chose à l’arrivée, et ça n’arrivait pas.

En fait, ceux qui ont bénéficié de tout ce boulot, ce sont ceux qui sont venus à partir de 1975-76. À cette époque, on a pu commencer à dormir dans des hôtels décents. Je me rappellerai toujours de Benoît WIDEMANN qui m’avait réveillé une fois à trois heures du matin en disant « qu’est-ce que c’est que cet hôtel de merde, on est dans un Novotel et on peut même pas se faire servir un thé à cette heure-ci ?! ». Je lui ai dit « Benoît, quand même… Tu ne te rends pas compte des énormités que tu racontes. » Les gens ne réalisaient pas ce qui se passait, qu’ils bénéficiaient de tout ce travail effectué pendant les années précédentes.

Alors je ne sais pas si je réponds à la question… Là, on a une équipe qui évolue régulièrement. Ce que j’appelle évoluer, pour un groupe, c’est jouer comme un seul homme… et progresser.

Juste avant de reformer le MAGMA électrique, il y a eu les VOIX DE MAGMA, plus acoustique.

C.V. : On jouait ça quand on ne jouait pas du OFFERING. C’était avec du piano acoustique… plus proche finalement de la manière dont la musique de MAGMA est composée, puisqu’elle est composée sur un piano acoustique. LES VOIX DE MAGMA, sans batterie d’une manière générale, c’était une expérience intéressante. Mais les gens attendaient toujours du
MAGMA électrique… et je trouve ça un peu dommage, dans le temps. Car la musique n’est pas composée autour de la batterie, elle est composée avec un piano, un chant. C’est ça que je trouve un peu étrange, quelquefois…

Enfin bon, dans la mesure où à cette époque on n’avait pas réellement de formation, MAGMA n’a pu enregistrer de disque. En plus, de mon côté, j’étais en train de travailler sur une composition, Les Cygnes et les Corbeaux, que j’ai dû réaliser de cette manière et que j’ai commencé à écrire en 1983, jusqu’en 1997. Je ne voulais pas faire d’erreur chronologique, comme j’ai pu le faire à une certaine époque.

Quand on a enregistré Mëkanïk Kömmandöh, j’aurais dû enregistrer d’abord Theusz Hamtaahk et Wurdah Ïtah. Ils étaient faits ! Mais c’était la tentation. Ce troisième mouvement était l’accomplissement de la trilogie, on voulait absolument le jouer. Je suis parti directement sur Mëkanïk Kömmandöh, et Theusz Hamtaahk n’a été enregistré finalement que lors de la série de concerts du dixième anniversaire de MAGMA à l’Olympia en 1980. Et ça a créé un désordre. Les gens ne savaient plus très bien…

Theusz Hamtaahk a été composé en 1970 ! Quand le premier disque est sorti en 1970, moi, je composais Theusz Hamtaahk, et Wurdah Ïtah vers 1971, parallèlement à Mëkanïk Kömmandöh. Il faut comprendre ça. Et K.A., que l’on joue actuellement, a été composé entre Mëkanïk et Köhntarkösz, c’est assurément le chaînon manquant. Et je ne parle pas des pièces qui n’ont pas encore été enregistrées, notamment Ëmëhntëht-Rê…

D’une certaine façon, vous avez quand même, dans les années 1990/2000, rattrapé le temps perdu, si l’on peut dire, puisque vous avez bouclé sur disque la trilogie Theusz Hamtaahk, Les Cygnes et les Corbeaux…

C.V. : C’est vrai. Ajoutons K.A… Le problème d’Ëmëhntëht-Rê est qu’il est enregistré sur des bandes qu’on ne peut pas décrypter parce que, hélas, j’ai du mal à trouver un TECH 4-pistes, un peu l’équivalent du Revox, mais en 4-pistes. Il y a des gars qui vendent ça une fortune, et moi je cherche simplement quelqu’un qui pourrait me passer son Tek pour lire les bandes et les graver sur CD, et pouvoir travailler à nouveau. Tout ça est sur bandes, il n’y a rien d’écrit.

Figure de cas

À propos de K.A., il paraît que vous l’avez déjà un peu joué sur scène dans les années 1970 mais que vous l’avez très vite abandonné…

C.V. : On a dû jouer cette pièce que deux fois en concert. Quelqu’un m’a dit trois, mais il me semble plutôt que c’est deux, au tout début de 1973.

Et est-ce que K.A. devait faire partie d’une nouvelle trilogie ?

C.V. : Non. K.A. est cependant découpé en trois parties : K.A. I, K.A. II et K.A. III. Je cherchais à le tenir d’un seul tenant, mais ça ne s’est pas effectué comme ça… Et puis je cherchais Köhntarkösz. Cela dit, c’est un morceau qui s’est bonifié avec le temps.

Quelques sections de K.A. ont quand même été jouées souvent dans les années 1970. Je pense à Gamma Anteria et à Om Zanka.

C.V. : Oui, ces morceaux existaient à l’intérieur de K.A. Comme je pensais à l’époque qu’on n’enregistrerait pas K.A., on en jouait des bouts.

Quand vous jouiez K.A. à l’époque, la version ressemblait-elle à la version que l’on connaît aujourd’hui ?

C.V. : Oui, oui, la structure était quasiment identique, sauf qu’on était beaucoup moins nombreux pour la jouer sur scène. Avec un seul chanteur, Klaus, il y avait des choses que l’on ne pouvait réaliser vraiment. Le morceau sonnait, mais on sentait des manques. Alors que là, on arrive à mieux équilibrer le morceau. On a deux claviers, comme à l’époque, mais on a aussi quatre chanteurs, ce qui est quand même mieux.

Pour le disque, il y aura plus de voix. J’ai profité du fait qu’on ne l’enregistre pas en direct live pour ajouter des voix. Il y a donc des passages à douze, seize voix par moments. On n’a pas utilisé de samples, ce sont bien des voix, celles du groupe. On a dû intervertir des timbres. Certaines personnes qui chantaient très souvent dans les aigus ont été mises dans les médiums ou dans les médiums graves. Si on avait eu seize vraies voix, c’aurait été encore mieux. Au niveau des timbres, quelquefois, on est obligés de se répéter.

Mais on sent les masses sonores arriver d’une certaine manière, les groupes de voix… Je pense que c’est pas mal… On entend plus ces ambiances de chœur qu’on n’entendra pas sur scène, à moins d’avoir la chance de pouvoir faire une expérience avec plus de monde, et plus de moyens surtout.

C’est surtout ce souci de travail sur les voix qui vous a empêché de sortir une version jouée « live » ?

C.V. : Pour moi, le live, c’est quelque chose qu’on ne retouche pas. Et on n’était pas prêts à ce moment-là à le faire. La rythmique était plus en avance que les voix, d’une certaine manière. Il faut admettre que chanter sur un morceau de cinquante minutes à bâtons rompus, ce n’est pas la même chose que sur un instrument. Même si la rythmique est bien calée, chanter sur cinquante minutes sans fausse note et avec un beau son, ce n’est pas évident. Quoique, aujourd’hui, ça irait mieux. Il s’est écoulé presque un an et demi depuis le commencement de l’enregistrement de la rythmique, qui s’est fait en trois jours. Ça a été vite.

Par contre, on met des mois pour faire les « re-re » de voix, les « re-re » de claviers. On va mettre aussi quelques percussions. Le problème des « re-re », c’est qu’il ne faut pas donner l’impression que la rythmique est « figée » sur la bande, et sourde. Le chanteur, même si sa note est juste, si son placement n’est pas bon, on a l’impression qu’il n’a pas entendu le batteur, ou vice-versa. Il faut donner l’impression que tout le monde est ensemble ; là est le gros boulot. Il faut que tout sonne à peu près naturel, alors qu’il y a des gens qui n’entendent plus, c’est-à-dire ceux qui sont déjà sur la bande et qui ne peuvent plus agir. C’est au chanteur de se positionner où il faut. Et c’est celui qui écoute dans la cabine qui essaye de négocier tout ça. Quelquefois la note est juste, pas le placement. Moi j’opte souvent pour le bon placement. Si on a les deux, c’est tant mieux.

Cygnes vibratoires

Revenons-en aux Cygnes et les Corbeaux. Qu’est-ce qui a le plus posé problème lors de l’enregistrement ?

C.V. : Tout. Là, je ne pensais même pas y arriver ! En fait, on n’avait pas de musiciens pour jouer ça. J’avais beaucoup travaillé les parties de piano parce que demander à un pianiste de bosser ces parties de piano pour pouvoir jouer en même temps, c’était délirant pour un disque. Le problème, c’est qu’à des moments donnés le piano accompagne une flûte, ou je ne sais quoi, en solo, et il n’y avait pas de « tac ». C’était volontaire en plus puisque c’est une musique qui se veut mouvante, à spirales. Rien de sûr.

Ce qui était important, c’était l’idée de défricher, de marcher sans tout à fait affirmer. Jamais quelque chose n’est affirmé totalement. Par exemple, il y a une partie de timbales où le rythme est du coup-à-coup. Il se crée une sorte de déséquilibre. Pourquoi pas ne pas affirmer ce genre de choses, parce qu’il y a peut-être je ne sais quoi, un serpent sous les brindilles… On marche mais attention, on défriche. Il y a un petit côté fragile, et c’est ce qui fait l’intérêt de la chose.

Quelquefois je jouais au piano une rythmique d’accords, d’accompagnement, qui était prévue, sur un chorus de flûte qui n’existait pas dans l’espace, sans tac, puis je faisais la suite de l’accompagnement vingt mesures plus loin dans un silence complet. Après ça, il fallait jouer une ligne de basse qui devait rejoindre ce pianiste, puisqu’ils étaient censés jouer ensemble. Donc, je ne me fiais qu’à une chose, à la vibration.

C’est pourquoi je dis que c’est un morceau vibratoire, parce que cette vibration existe. C’est une matière qui semble impalpable comme ça, mais en fait elle existe. Je travaille beaucoup sur ces choses-là, sur la vibration. Pour moi, la vibration est une sorte d’impulsion qui va au-delà de la triple, de la quadruple, de la quintuple croche. C’est comme un fil qui existe dans l’espace. On envoie quelque chose, on est sûr de ce qu’on a envoyé.

Après, quand je jouais cette ligne de basse, je suivais un fil totalement inexistant apparemment à l’oreille. Pas de son. Et je tombais en accord vingt mesures plus loin avec la ligne de piano dans un silence terrible. On était ensemble ! Il y a eu des moments incroyables… Les gens diraient que c’est impossible. Eh bien si, c’est possible ! Il y a eu comme ça des difficultés de ce genre. Ça m’a appris et confirmé des choses.

Vu que vous avez travaillé sur un matériau aussi insaisissable, aussi ténu, cette pièce serait-elle jouable avec MAGMA ?

C.V. : Oui, c’est réalisable. Cette musique, je voulais l’enregistrer de cette manière-là, en faire une version classique. Je souhaitais aussi enchevêtrer les parties, c’est-à-dire qu’on joue au signal. Ce signal, en l’occurrence, n’est pas forcément visuel, ce sont des notes. Chaque section a son groupe de notes à jouer – ou sa mélodie, ça c’est autre chose –, mais pour les parties de piano et autres instruments qui jouent les effets d’oiseaux, il y a des modes imposés, donc des notes interdites.

À partir du moment où quelqu’un doit jouer le chant de tel oiseau, quand une note ou un groupe de notes qui n’appartient pas au mode passe, c’est le signal pour passer à la section suivante. Si quelqu’un ne le capte pas sur scène, il restera sur la section précédente alors qu’un autre sera sur la suivante. Mais ça peut coïncider aussi, ça peut exister et c’est fait pour.

C’est une musique qui fonctionne comme une plaque tournante, en fait…

C.V. : Voilà. Elle peut varier à l’infini. C’est passionnant ! Et celui qui « leade » les chants, les mélodies, doit s’arranger pour terminer son cycle au passage également, sinon on risque de trop déborder sur le cycle suivant qui s’enchaîne. C’est assez particulier, mais j’aime bien ce type de situation.

Quelle est l’origine des Cygnes et les Corbeaux ? Au départ, c’était un morceau joué par OFFERING, non ?

C.V. : On a bien défriché le morceau avec OFFERING. On l’a testé pendant un bout de temps. Il n’était pas terminé quand on a cessé de jouer (momentanément, j’espère) avec OFFERING, je l’ai terminé après. Mais j’avais fait le « tour du morceau » en 1997. Je ne pensais pas y arriver, du reste. Il y a toujours une ouverture.

Ce qui était intéressant dans cette composition, c’était l’idée d’une sphère dont on voit un côté, alors que de l’autre côté il y a un point de rupture ; ce qui fait que c’est une sphère, et non pas un cercle. On a ce point de rupture qui se situe sur la « face cachée », je dirais. C’est pour ça que ce morceau se termine d’une certaine façon en suspension parce que la suite est « de l’autre côté », et le commencement, de plus, est ailleurs. Ça se relie peut-être quelque part, mais à mon avis pas tout à fait ; ce qui va former à nouveau une autre sphère, ou une autre spire, ou quelque chose. Le morceau ne ferme pas. Il apparaît et disparaît, si l’on veut.

C’est un peu comme un état transitoire…

C.V. : Les deux bouts ne se rejoignent pas. Si on visualisait, il démarre d’une certaine manière et termine de cette manière, mais sans se rencontrer quelque part. Peut-être derrière, mais où ? Si on recolle les morceaux, on se rend compte que ça ne va pas tout à fait, qu’il manque des éléments, ceux qu’on ne connaîtra pas… C’est normal.

Et vous n’envisagez pas de les connaître ?

C.V. : C’était la proposition du morceau, d’une certaine façon. Il n’y a pas de commencement ni de fin. Souvent, des gens qui l’ont écouté m’ont dit : « J’ai toujours eu l’impression de rater le début… » Et c’est justement une chose que j’ai toujours rêvé de faire : qu’on ne sente pas le début. Au démarrage du morceau, je ne savais pas comment attaquer, c’est presque a capella… un espace… c’était le bon moment. C’est peut-être commencé depuis toujours… Ce n’est pas important.

J’imagine que la composition des Cygnes et des Corbeaux a dû accaparer la majeure partie de votre temps, de votre énergie, au point de ne plus rien composer d’autre…

C.V. : Pendant ce travail-là, j’ai quand même composé pas mal de choses. Mais, ne voulant pas détruire la chronologie, je me suis dit que la première chose à faire était d’enregistrer Les Cygnes et les Corbeaux. De cette pièce sont issus pas mal de thèmes. Ils existent, mais ils sont en attente. Ça commence à se bousculer un peu. Donc, là, il est question de monter un nouveau répertoire, et je cherche aussi dans tous ces morceaux un répertoire adapté à la formation électrique telle qu’elle existe actuellement, notamment des thèmes où je peux aussi jouer de la batterie. Mais honnêtement, il y a également beaucoup de morceaux qui ne se prêtent pas non plus à cette formation.

Est-ce dans cette perspective que vous avez en 2003 réactivé OFFERING pour quelques concerts ?

C.V. : C’était pour jouer principalement des anciens thèmes d’OFFERING, les « classiques » ; à part quelques nouveautés, notamment un thème de Michel GRAILLIER, Auroville. Mais jouer Les Cygnes et les Corbeaux avec cette formation aurait demandé trop de travail. C’est un morceau qu’il faut beaucoup pratiquer. De toute manière, j’ai toujours l’idée de le jouer à un moment ou à un autre…

Orkëstra Magma

Envisageriez-vous de jouer Les Cygnes et les Corbeaux avec un orchestre classique, si vous en aviez la possibilité ?

C.V. : C’est là aussi un énorme boulot. Il y a un chef d’orchestre, celui qui dirige actuellement l’orchestre de Radio-France depuis trois ans, René BOSC, qui m’a proposé de monter un morceau de MAGMA. Dans sa tête, le premier thème qui lui est venu est Wurdah Ïtah. Cela dit, il était prêt à monter Les Cygnes et les Corbeaux. Mais c’est un boulot énorme, à plus forte raison pour un orchestre symphonique. Je ne me sens même pas prêt à superviser la chose ! Wurdah Ïtah m’a paru plus simple à réaliser.

Il y a donc un projet de le monter avec un orchestre, avec peut-être la même formation que celle des Noces de STRAVINSKY, qui seraient au même programme. Je crois qu’il y aurait à peu près une quarantaine de chanteurs, deux pianos, trois ou quatre percussionnistes. La même formation jouerait donc Würdah Itah, et ensuite Les Noces.

Voilà un beau programme !

C.V. : Le petit hic, c’est que le chef d’orchestre aimerait que je chante, alors que moi je préférerais l’écouter, être pour une fois dans la salle pour savourer la chose. Il est certain qu’il faudrait encadrer les musiciens de l’orchestre par des gens qui sont familiers de ces rythmes-là, qui sont ceux des musiques folkloriques d’Europe de l’est. Le chef d’orchestre ne peut pas tout faire à ce niveau-là. Très souvent, il fait appel à des gars de l’Est, à des Allemands, à des Tchèques ou à des Russes. Nous, ces rythmes-là, on les connaît et on les joue naturellement ; mais pour des musiciens classiques, c’est autre chose. On a beau écrire sur une partition, ce ne sont pas des doubles-croches ; au minimum c’est une impulsion à la triple croche. On doit sentir un élan…

Parfois, on aime telle version de telle pièce parce qu’elle est vivante, dynamique et parce que l’orchestre joue comme un seul homme, pas seulement le chef d’orchestre. Il y a des musiciens qui propulsent. J’ai une version des Noces chantée par des Russes, ça swingue, ça sonne. Ici, les gens ne sont pas familiarisés avec ces choses-là.

Justement, ça me rappelle un concert des VOIX DE MAGMA pendant lequel Mëkanïk Kömmandöh était joué uniquement par une chorale, et vous n’aviez exceptionnellement pas joué de batterie…

C.V. : Il y a eu Baba Yaga la Sorcière, joué par des enfants… Plus loin dans le temps, il y a peut-être eu l’introduction d’Ëmëhntëht-Rê… Je ne sais plus trop bien… Isabelle, ça te dit quelque chose, une chorale qui aurait joué Mëkanïk Kömmandöh sans moi ?

Isabelle FEUILLEBOIS : C’est ce qu’on avait fait à Malakoff, avec les Chorus de Haute-Seine. Mais tu jouais, il me semble…

C.V. : Et on avait fait Mëkanïk ?

I.F. : Oui.

C.V. : Et j’ai participé ?

I.F. : Oui.

Stella VANDER : Non.

I.F. : Ah bon ?! Il n’y avait pas de batterie ?

S.V. : Non.

I.F. : Ooohh !!!…

S.V. : Tu avais joué avant avec les VOIX DE MAGMA, et pendant le medley de la trilogie, on s’est arrêtés pour laisser la chorale jouer la seconde partie de Mëkanïk.

C.V. : Bon ben voilà…

Est-ce le genre d’expérience que vous seriez tenté de refaire ?

C.V. : Ben… je n’en ai pas un souvenir mémorable, la preuve… (rires) Ça ne m’a pas marqué outre mesure. Le problème, quand il y a beaucoup de monde comme ça, c’est le manque de répétitions, le manque de travail. On ne s’appelle pas DEBUSSY, et on n’a pas un orchestre à demeure. Lui faisait les arrangements, et il avait l’orchestre à côté de lui. Quand la flûte ne lui convenait pas, il faisait recommencer tout l’orchestre quinze fois pour la flûte. Il pouvait le faire. Moi, ce n’est pas le cas, hélas. Je crains aussi que pour le projet de Wurdah Ïtah il n’y ait qu’un nombre assez restreint de jours de répétition… Moi, j’ai toujours voulu écouter cette musique jouée par un orchestre classique contemporain.

Wurdah Ïtah est à priori le morceau qui se prête le plus à ce type d’adaptation, eu égard à son inspiration contemporaine et folklorique est-européenne.

C.V. : K.A. aussi est un peu dans la même veine. J’étais à la recherche de quelque chose d’autre puisque je l’ai composé alors que je finissais Mëkanïk, parallèlement, et je cherchais Köhntarkösz, en fait. Quand j’ai trouvé Köhntarkösz, on a mis K.A. dans un tiroir. Mais même dans le final de Wurdah Ïtah, il y a des éléments de K.A. Le morceau que j’appelle Vision de la musique céleste regroupe des sections de K.A. II, je crois, et comme il n’était pas question à l’époque d’enregistrer K.A., j’ai fait une sorte de melting-pot, de pot-pourri de ces morceaux à la fin de Wurdah Ïtah. Ce n’est donc pas une redite. Simplement, Wurdah Ïtah, à l’origine, devait s’arrêter avant, sur un « OM » qui amène Mëkanïk Kömmandöh. Dans les versions de Wurdah Ïtah jouées au Triton cette année, on a empiété légèrement… sinon, il fallait enchaîner sur Mëkanïk. (sourire)

Le son qui rétrécit

Wurdah Ïtah a lui aussi été l’objet de quelques transformations lors de son interprétation pour les 30 ans de MAGMA.

C.V. : En fait, on a joué l’intégrale. Dans les années 1970, on était limités souvent par le temps. Les faces de disques vinyles ne devaient pas dépasser 19 minutes, pour avoir le niveau optimal de db. Or, on dépassait tout le temps ! Je crois que tous les disques de MAGMA, souvent, dépassaient les durées limites, avec des faces de 20, 21 minutes, et on nous a reprochés de ne pas avoir assez de niveau…

Mais cette histoire de niveau est assez étrange. Les gens comparent avec une musique rock, par exemple. Mais il ne faut pas voir ça comme ça, c’est la dynamique qui n’est pas la même. Les passages « forte » n’interviennent pas forcément tout de suite, ou alors ils interviennent tout de suite puis après il peut y avoir cinquante mesures « pianissimo ». Quand le morceau commence tout doucement et grimpe, si on met le niveau au départ très fort de manière à entendre le disque, quand on arrivera sur le passage forte, on sera obligé de le baisser pour éviter la saturation. On ne peut pas le faire. Quand on écoute un disque de musique classique l’orchestre prend de l’ampleur, s’emporte, puis retombe, c’est alors quasiment inaudible. Si le niveau est élevé, l’auditeur sera obligé de baisser le volume pendant les « forte », vous voyez ?

Oui, ce n’est pas linéaire…

C.V. : C’est ce qui nous arrive souvent. On a ce type de dynamique dans MAGMA. Pour une musique disons rock, tout est étudié pour qu’elle soit à peu près linéaire. Si une guitare joue fort et qu’une batterie s’ajoute après très fort, il faudra certainement compenser la guitare qui va revenir à son niveau. Quand la batterie s’arrête, un instrument ou un chant prend le relai pour compenser. La musique s’écoute donc plus d’une manière linéaire. Si on monte le niveau des nuances pianissimo, on est obligé de baisser l’effet qui est la crête et on perd la dynamique réelle du morceau. Et ça, je refuse.

Écoutez les passages pianissimo des Cygnes et les Corbeaux, si vous passez directement à la séquence qui s’appelle Les Oiseaux des Abysses, vous comprendrez qu’il y a un niveau terrifiant. On ne peut pas mettre ce niveau sur le passage nuancé, on ne peut pas commencer le disque avec une telle présence. De manière générale, il faut écouter ça dans un lieu plutôt tranquille. J’ai été long à comprendre tout cela…

Indépendamment de ça, il faut savoir qu’une tête de gravure coûtait 7 000/ 8 000 francs à l’époque, ce qui représente une somme énorme. Le gars qui faisait la gravure nous disait : « Si on casse la tête de gravure, c’est 8 000 francs ! » Donc il ne pouvait pas trop monter le niveau. Il mettait plutôt en dessous. Il fallait donc ruser. Quand le gars, qui n’avait pas le temps d’écouter tout le disque, nous demandait où était le passage le plus fort, on lui désignait le passage le plus « forte », et il calait son niveau sur celui-ci en mettant un cran en dessous. Je lui avais indiqué en fait un passage un peu moins fort. Et quand on arrivait au vrai passage forte, il disait : « Mais c’est bien plus fort que ce que vous m’aviez dit ! » Coup de chance, ça passait ! Ça nous faisait gagner comme ça deux db. Il fallait ruser. Aux États-Unis, les gars n’hésitaient pas à casser des têtes… Ce n’est pas inintéressant de savoir tout ça, c’est important.

Et c’est le genre de science qui s’appréhende surtout empiriquement…

C.V. : Nous au départ, on ne savait rien de tout cela, on était comme des gosses. On entrait en studio, on voulait entendre tout FORT : la basse fort, la batterie fort, la guitare fort… Et on sentait qu’à force d’empiler, les éléments diminuaient, se rétrécissaient. Giorgio GOMELSKY, qui s’occupait du groupe à l’époque, disait : « On ne peut pas mettre dix personnes dans une cabine téléphonique ! ». Nous on pensait qu’on pouvait ! On ne comprenait pas qu’un contenant, c’est un contenant, point. Plus on ajoute d’instruments, plus on réduit les instruments.

C’est ce qui a dû se passer pour Mëkanïk, par exemple…

C.V. : Il y a eu des erreurs, là-dessus ! Pour la première version de Mëkanïk Dëstruktïw Kömmandöh, on avait un beau son, énorme, de batterie et de basse. Je voulais qu’il y ait des voix, beaucoup de voix, on en a ajouté progressivement jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pistes. À l’époque, on était en 16 ou en 24 pistes, je ne sais plus trop bien. Alors je me demandais : « Quel est l’élément dont je joue le moins ? Tiens, cette cymbale ! Supprimons la cymbale, et mettons à la place une section de chœurs. » Mais ce n’est pas si simple ! Car le micro qui prenait la cymbale ne prenait pas QUE la cymbale ; il prenait aussi un peu de caisse claire, un peu de grosse caisse, un peu de basse qui était à côté de moi. De fait, en voulant supprimer la piste de cymbale, je ne réduisais pas que la cymbale, mais aussi l’orchestre. Le son se rétrécissait.

C’était l’effet « peau de chagrin »…

C.V. : Voilà ! Un ingénieur du son compétent aurait dû me dire : « Arrête Christian, tu es en train de casser le son de basse. » J’ai mis du temps à comprendre… Un son, c’est fragile. C’est un ingénieur du son anglais qui nous avait enregistré au Manor, à Londres. Il connaissait bien son boulot.

Après, on a fait le mixage en France avec des gars qui n’avaient pas participé à la séance et qui étaient donc à côté de la plaque. Ils auraient dû me dire tout de suite : « Attention à ce que tu fais ! » Moi, gaillardement, j’avais coupé la cymbale… On avait fait le mix aux États-Unis, après on a remixé en France, et Jannick m’a demandé : « Mais où est le son de basse ? » Elle n’avait plus sa largeur, sa résonance. Alors qu’on l’avait monté à max !

De même pour la batterie : j’ai dû supprimer deux micros sur la batterie, qui en comprenait cinq. Il n’en restait plus que trois qui agissaient et qui perdaient de la grosse claire, d’autres cymbales… Le gars avait fait intelligemment jouer tous ces éléments entre eux. Tous les micros donnaient un gros son. En en supprimant un, il y avait moins de caisse claire alors que je croyais n’avoir supprimé que celui de la cymbale. Pour nous, un micro de caisse claire, c’était un micro de caisse claire, point. Mais non, c’était le micro de cymbale, aussi, et celui de la basse. Etc, etc.

De même, si on avait baissé le micro de basse, on aurait perdu également la cymbale… J’ai été long à comprendre. Maintenant, j’ai compris !

Merci ? Pas de quoi !

Quel est donc l’enregistrement dont vous êtes le plus fier ?

C.V. : Je dirais : aucun. Je crois qu’on a failli avoir un bel enregistrement pour le disque Merci. On avait 165 jours pour le faire. Chaque élément, avec une petite réverbération toute étudiée, même le moindre gris-gris, avait son espace ; tout avait été bien fait. Le jour du mixage, notre ingénieur du son, qui avait travaillé avec nous sur les deux-tiers du disque, a eu un problème d’oreille, il ne pouvait plus travailler en studio. Or, c’est lui qui avait le secret des balances, vu qu’on changeait de studio tous les jours.

Aux studios Davout, il y avait un studio A, un studio B, un studio C, etc. Francis LINON a dû reprendre l’enregistrement en plein milieu avec juste quelques vagues indications, mais pas toutes les données. De plus, on s’est retrouvés le jour du mixage dans une autre cabine, qui n’était pas celle que l’on fréquentait le plus. On a mixé dans une cabine très sèche, complètement déphasés, avec un gars qui n’avait pas du tout suivi l’enregistrement. Il a commencé à nous mettre des réverb’ globales… mais vraiment globales ! Moi, j’entendais bien que ça ne sonnait pas, mais on ne pouvait pas discuter vu qu’on n’avait plus que trois jours. Il y a un moment où on ne peut plus expliquer. Je voyais le travail se détruire un peu tous les jours…

Finalement, toute cette mécanique imbriquée qui tournait comme une horloge, on l’a complètement désagrégée. Alors qu’on avait passé des mois pour que tout s’enchevêtre, c’était extraordinaire à écouter… avant le mix ! (sourire) Il doit rester un dixième de ce que le disque contenait. Sans compter qu’on a dû changer de bande, celle qu’on avait n’en pouvant plus. Après 165 jours de passage quotidien en studio, on voyait au travers ! Rien. L’ingénieur du son avait touché les têtes et m’avait dit : « Tu vois, ça, c’est de la musique qui s’en va. » Au bout d’un certain temps, on a dû faire un transfert de 24 à 32 pistes, et on a encore perdu de la matière. In extremis on a sauvé ce qu’il restait sur la bande. J’ai appris beaucoup de choses, là aussi. Alors, dire quel est mon enregistrement préféré…

Peut-être, celui qui est le plus proche de la dynamique réelle serait Wurdah Ïtah, alors qu’il a été fait très rapidement.

Il y en a eu deux versions, non ?

C.V. : Non, en fait il n’y en a eu qu’une seule en studio, mais on avait enregistré une maquette quelque temps auparavant. Un type a voulu cette musique pour son film, Tristan & Iseult. La maquette, on l’avait enregistrée dans des conditions déplorables, mais il y avait la foi, une ambiance. Le gars voulait cette bande. J’ai dit « non, on ne peut pas sortir ça ». Puis je suis allé voir son film, que j’ai trouvé un peu… non ! J’ai refusé qu’on prenne cette musique pour ce film. Pour lui, la musique dynamisait son film, d’une certaine manière. Faut dire qu’il avait pris des matériaux réels, les acteurs se battaient avec des épées de je ne sais combien de kilos, peut-être trente, alors qu’ils n’étaient pas entraînés. Du coup, on avait l’impression qu’ils jouaient au ralenti !

Finalement, il a passé outre mon interdiction et est passé chercher la bande au studio Chapel, où on avait enregistré, et il l’a mise sur son film. On a vu le film, on a dit « bon, ce qui est fait est fait, mais il faut refaire la musique proprement ». Il nous a alors quand même payé le studio pour enregistrer le disque Wurdah Ïtah, mais il a malgré tout gardé l’ancienne bande pour son film ! Ça nous a quand même permis de faire un beau disque.

Actes manquants

Comptez-vous publier d’autres volumes d’archives dans la collection AKT ? Il y a toujours des périodes de la carrière du groupe qui n’ont pas été couvertes.

C.V. : Oui, il y a encore des choses possibles. Cela dit, je n’aime pas annoncer des choses si ça ne se fait pas. On essaie de chercher pour la période de 1977 à 1979, par exemple. On va essayer de trouver quelque chose… J’ai encore des bandes de concert avec Jannick TOP, mais le répertoire ne varie pas. En revanche, il y a des versions un peu différentes de Köhntarkösz. Comme on ne peut pas dire qu’il y a eu de concerts franchement mauvais, on pourrait sortir tous les concerts que j’ai de cette époque-là, mais les gens trouveraient cela excessif.

Après l’enregistrement de K.A., y a-t-il d’autres pièces que vous prévoyez de retravailler ou d’achever, Zëss par exemple ?

C.V. : Zëss n’est pas tout à fait terminé. Je ne sais pas encore comment l’enregistrer. Il manque des séquences. Je pensais que le travail sur Les Cygnes et les Corbeaux mènerait à cela. Il y a notamment un passage où toutes sortes de musiques rôdent dans l’espace sur la rythmique de Zëss et qui au bout d’un moment fusionnent, passent, tout en s’accordant alors que ça ne devrait pas. Il fallait ce travail sur Les Cygnes et les Corbeaux.

Et puis il y a ce long discours qui est prononcé en quelques minutes juste avant que le morceau commence vraiment et qui au départ était prévu pour durer 45 minutes. Je devrais peut-être réduire. Sur un CD, il faudra, hélas, couper de toute façon. Réduire le texte n’est pas un problème, mais actuellement je ne sais pas combien dure le morceau… une trentaine de minutes, peut-être ? Reste une quarantaine de minutes. En condensant, c’est peut-être réalisable sur un CD. Mais ce n’est pas le projet immédiat. Quoique…

Là, je travaille sur de nouvelles choses. Zëss n’a pas de problème de chronologie. Pour moi, c’est un morceau qui n’a pas de temps, alors que d’autres morceaux, oui. Je ne compare pas Zëss avec Theusz Hamtaahk, ou des choses comme ça…

Ëmëhntëht-Rê serait plus urgent ?

C.V. : Oui, il faudrait. C’est le morceau qui est juste après Köhntarkösz, avec ses mélodies, ses accords qui sont déplacés en l’air. Ëmëhntëht-Rê est l’accomplissement de Köhntarkösz, où tout est rigoureusement dans l’autre sens. Il faudrait pouvoir relire les bandes pour travailler dessus. J’essaierai de faire des choses nouvelles avant de reconstituer le morceau, s’il doit être fait à un moment ou à un autre. Ce sera aussi je pense une belle surprise, vu qu’il y a de bonnes choses dedans.

Si j’ai demain les bandes d’Ëmëhntëht-Rê, je pourrais travailler dessus. Il faut que je trouve un TECH 4-Pistes. Il faut voir aussi l’état de la machine. Et puis on ne trouve plus les pièces… Un copain a acheté un modèle plus récent, mais les bandes ne sonnent pas, c’est sourd, il n’y a pas de dynamique. Les matériaux ne sont plus les mêmes. On ne pensait pas à l’époque que les choses se dégraderaient comme ça. Idem pour les cassettes…

Plus le temps passe, plus on se dit qu’on perd de bonnes choses, et que les nouvelles bonnes choses sont moins nombreuses que les vieilles bonnes choses qui se perdent. On perd beaucoup de bonnes choses pour très peu de nouvelles bonnes choses qui arrivent. Tout se réduit comme une peau de
chagrin. Les instruments, pareil… Ils n’ont plus la même matière. On perd de la matière. On a de plus en plus de difficultés à trouver de bonnes cordes, des anches de sax… Tout devient linéaire, transparent, aseptisé…

Le vide et le vécu

C.V. : On en arrive là aussi en musique. Quand on jouait du jazz, il y avait beaucoup de nuances, un spectre sonore incroyable. On en est arrivé à réduire la musique de jazz comme la musique classique. Sur de vieux enregistrements de classique, les musiciens jouaient « sale », presque jazz, je dirais. Maintenant, tout est peaufiné, travaillé au millimètre, les gars ne veulent pas casser leur son. Même en jazz, on ne risque plus de faire de fausse note parce qu’on joue proprement, sans prise de risque, alors que le seul moyen d’inventer, d’évoluer, est d’être sur la corde raide. Il y a une peur du risque, de la corde, du fil. C’est la peur du vide…

Pourtant, c’est comme ça que ça peut avancer, sinon le jazz va devenir une petite chose fragile. Moi, franchement, je n’adhère pas du tout à cet état de choses et je ne prends pas ce chemin.

L’exploitation des techniques utilisées dans l’électro, ça ne vous branche pas ?

C.V. : C’est pas ça… Pourquoi pas ? Des gars ont envie de faire ça, qu’ils le fassent. Moi, je préfère continuer dans ma voie. Aujourd’hui, quand on dit à certaines personnes qu’on continue à composer sur un piano acoustique, ça les fait rire, genre « on n’en est plus là ! ». Il y a des gars qui peuvent encore raconter des mélodies, qui seront toujours fous de mélodie. Je crois encore en la musique, je crois en la note, la mélodie, le son.

Et puis il faut savoir raconter une histoire. Quand on se laisse prendre par un son et qu’il n’a rien à raconter, au bout d’un moment on décroche. Ce qui fait que ça tient, c’est qu’il y a une histoire, même si chacun peut l’interpréter à sa matière selon son niveau, son vécu. On peut parler de la même chose à des degrés différents.

Comme disait Jannick TOP à un moment : « Une statuette égyptienne, on peut la regarder, la trouver belle, saisir sa matière et soudainement entrer en vibration avec. Il y a plusieurs manières, mais c’est toujours la même statuette. » On a compris aussi que le vécu, c’est très difficile à transmettre. Au départ, on ne se rend pas compte. C’est dans le temps. Moi qui suis là depuis un petit moment, j’ai réalisé que c’était très dur de transmettre le vécu. Sentir, pressentir, oui, mais transmettre, faire passer… Ou alors il faudrait une autre éducation au départ, très jeune, être tombé un peu dans la marmite puis être éduqué par un maestro qui te suis.

Un peu comme dans les musiques orientales…

C.V. : Oui. Quelque part, c’est ça. On manque d’être épaulé par un maestro qui nous aide. Il faut tout découvrir par soi-même et avoir une sacrée énergie. Je connais des gars qui ont voulu se lancer par eux-mêmes, seuls, puis qui sont revenus à leur état initial, voire pire, perdus. Des fois, on se retrouve dans une grande solitude. On la cherchait, on la trouve parfois. C’est peut-être beau, mais de l’extérieur surtout. Moi, je l’ai cherchée… au bout d’un moment on la trouve. On se dit « tiens, il a dû se passer quelque chose ». C’est difficile à vivre…

Propos recueillis en juin 2004 par ZStëfahnëuh Foughër et
CZédrïk « admirable restraint » Pezskë.
– Photos concert : ZSylvïh Hämonh

Site : www.seventhrecords.com

(Article original publié dans
TRAVERSES n°16 – novembre 2004)

 

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