Manu LANN HUEL / Pierre Jakez HÉLIAS – Chansons d’orgueil
(Paker Prod)
Il y a encore en 2024 de petites maisons de production discographique qui osent miser sur la valeur esthétique de l’objet. L’une d’entre elles est Paker Prod, label de Concarneau, dans le Finistère, qui sort rien moins qu’un CD en format livre. Certains râleront devant pareille fantaisie, ce type de format n’étant pas facile à ranger dans une cédéthèque, et pour cause. Mais ce choix est parfaitement justifié au regard de la nature même du projet musical ici exposé. Car cet album réunit – même si de manière virtuelle – les inspirations d’un homme de lettres et d’un homme de notes. Littérature et musique y font jeu égal, en toute complicité, l’écrin choisi est donc parfaitement adéquat. En l’occurrence, l’auteur-compositeur-interprète et poète Manu LANN HUEL y interprète et met en musique des poèmes du folkloriste, journaliste et homme de radio et de théâtre Pierre Jakez HÉLIAS. Les deux hommes ont beaucoup en commun : leur origine régionale (tous deux sont Finistériens), mais aussi leur double « nationalité artistique », chacun s’exprimant en langue bretonne comme en langue française. Et surtout, ils ont été liés par l’amitié, par-delà leur écart générationnel.
De Pierre Jakez HÉLIAS, le « grand public » connaît surtout Le Cheval d’orgueil, un généreux ouvrage qui, en 1975, fut un succès de librairie aussi inattendu que miraculeux pour la collection dirigée par l’explorateur Jean MALAURIE Terre humaine de la maison d’édition Plon. Ce livre grandement autobiographique a fait figure de quasi-étude ethnographique sur les traditions et les croyances paysannes en Bretagne durant la première moitié du XXe siècle, un monde aujourd’hui bien loin… Bien que critiqué par d’autres auteurs bretons (Xavier GRALL, Jean ROHOU), Le Cheval d’orgueil a même été adapté pour le grand écran par Claude CHABROL.
La production littéraire de HÉLIAS ne s’arrête cependant pas à cet ouvrage : des pièces théâtrales, radiophoniques, des chroniques ethnographiques et des romans sont aussi à mettre à son crédit, ainsi que des poèmes. Son œuvre poétique complète a été réunie sous le titre D’un autre monde/ A-berz eur béd all (1991, Ouest-France), et c’est de cette anthologie que sont tirés les treize poèmes que Manu LANN HUEL a choisi de mettre en musique dans Chansons d’orgueil, quand bien même son titre et sa photo de pochette font clin d’œil au plus populaire Cheval d’Orgueil.
Manu LANN HUEL est une figure importante de la scène musicale bretonne même si pas franchement exposée en première ligne (en dépit de ses collaborations à des productions rassembleuses à plus grande échelle comme Finisterres de Dan Ar BRAZ et L’HÉRITAGE DES CELTES et Penn Ar-Bed Brest 96 de Didier SQUIBAN). Son œuvre discographique ne se distingue en effet pas par sa prolixité (sept disques depuis 1977) mais n’hésite pas à franchir les frontières réglementaires entre chanson, folk et rock. Outre ses propres textes (sur son album éponyme de 1977 – jamais réédité en CD, que fait la police ? – et sur Île-Elle en 1998), Manu LANN HUEL a également exploré et mis en musique ceux de René Guy CADOU (La Fleur rouge en 1986 ; Manu Lann Huel chante René Guy Cadou en 1993), de Léo FERRÉ (La Mémoire et la Mer dans Île-Elle, plus le CD chante Léo Ferré en 2003) et d’Arnaud Le GOUËFFLEC (l’avant-gardiste Un rien de temps, en 2016).
Un peu plus d’un quart de siècle après la disparition de Pierre Jakez HÉLIAS, qu’il a bien connu, Manu LANN HUEL lui consacre un album entier, ce qui lui donne au passage l’opportunité d’enregistrer un disque dont tous les textes (sauf un) sont interprétés en langue bretonne, alors que le chanteur avait davantage l’habitude de s’exprimer en français (avec quelques exceptions toutefois) dans ses disques précédents. Ce n’est toutefois pas la première fois que Manu LANN HUEL se retrouve impliqué dans un création en hommage à HÉLIAZ, puisqu’il avait déjà participé au spectacle l’Ancien du bout du monde pour le festival les Tombées de la Nuit 1996, dont aucune trace n’a cependant émergé sur disque.
Outre à Pierre Jakez HÉLIAS, Chansons d’orgueil rend obliquement hommage à un autre « cher disparu », le guitariste et compositeur brestois Jacques PELLEN (victime d’un méchant virus planétaire au printemps 2020), dont il a assuré les arrangements musicaux. Jacques PELLEN avait déjà collaboré avec Manu LANN HUEL sur son rare album Rue de la rade, en 1991, ainsi que sur Manu Lann Huel chante Léo Ferré, chez L’OZ Production). Les deux artistes s’étaient également retrouvés en 1992 sur la création La Prophétie de Gwenc’hlan, un récit tiré du Barzaz Breizh.
Par chance, Jacques PELLEN avait enregistré ses lignes de guitare avant sa disparition. Il est vrai que Chansons d’orgueil est une création qui avait été à l’origine conçue en prévision du 25e anniversaire de la disparition de l’auteur bigouden, soit en 2020. Mais la pandémie et la disparition du guitariste cette même année ont différé sa finalisation. Ce n’est donc pas sans une légitime fierté que Paker Prod nous propose enfin le « produit fini » avec un compréhensible décalage horaire.
Car outre Jacques PELLEN, de nombreux autres musiciens ont substantiellement ajouté leur pâte aux compositions de Manu LANN HUEL. Le claviériste Patrick PÉRON, le bassiste Jacky THOMAS et le batteur David RUSAOUEN comptent parmi les contributeurs les plus présents sur ce disque, mais on remarque aussi la notable participation de Sylvain BAROU, qui alterne binioù, doudouk et uillean-pipes.
La harpiste Nolwenn ARZEL se distingue également sur trois morceaux (dont le solo instrumental qui sert d’introduction à Kannen Dolly Pentraeth), de même que le contrebassiste Julien STÉVENIN, le guitariste électrique Ludovic MESNIL et le saxophoniste Bernard LE DRÉAU, sans oublier le trompettiste Éric LE LANN, qui a également signé la pièce Kan al lorh.
Enfin, Youenn ROUE et Yann PELLIET font résonner qui sa bombarde, qui sa cornemuse écossaise sur le saisissant morceau de clôture, Glenan.
Notons de même que l’éminent pianiste Didier SQUIBAN, bien qu’absent du disque, a signé trois compositions : Luskellerezh evid ur bugel koz, Baradoz ar mor et Pennherez ar palud.
On le voit, Chansons d’orgueil n’est pas loin de concourir dans la catégorie « grosse production », sans cependant en avoir les aspects clinquants et m’as-tu-vu. Le mixage de Patrick PÉRON privilégie de toute façon les contrastes dynamiques et les nuances sonores plutôt que le gros son d’autoroute. De plus, les artistes réquisitionnés font bien plus que de la figuration distanciée et décorative et sont au contraire pleinement impliqués, mettant leur sensibilité au service des poèmes de Pierre Jakez HÉLIAS, auxquels ils prodiguent de nouveaux reliefs, de nouveaux chemins de terre, des souffles maritimes, des respirations éoliennes, des courants plus ou moins houleux…
Mais c’est bien sûr le grain vocal granitique de Manu LANN HUEL qui sert de capitaine à cet équipage hautement coloré. Le chanteur pose et impose un chant dont la raucité éblouissante décline moult sensations vibratoires et inflexions émotionnelles. Il explore et fait résonner les mots de HÉLIAS avec le regard d’un sculpteur de pierres précieuses, illuminant leur minéralité intrinsèque.
La partie livre proprement dit (36 pages) contient un texte éclairant de Francis FAVEREAU, quelques photos ainsi que les treize poèmes de Pierre Jakez HÉLIAS en version bilingue breton-français. Précisons que les traductions des poèmes sont celles effectuées par HÉLIAS lui-même (ce sont du reste plutôt des réécritures que des traductions), à l’exception de trois d’entre elles, réalisées par Manu LANN HUEL avec Fañch BROUDIC (Enez Vaz, Glenan) et avec Marie KERMAREC (Enez Eusa).
Servies par un impressionnant travail d’équipe, ces Chansons d’orgueil projettent un pan de l’œuvre « héliassienne » dans un univers musical défiant les courants et les modes, lui faisant accéder non à une modernité éphémère, mais à une nouvelle présence au goût d’éternité qui en accroît l’horizon.
Stéphane Fougère
Label : www.pakerprod.bzh/