OREKA TX
La Percussion basque nomade
Vous pensiez que la musique basque ne circulait qu’en territoire fermé interne ? Le duo OREKA TX s’est donné pour tâche de prouver le contraire, et a parcouru le monde pour faire entendre son instrument de percussion typique, la txalaparta. De curiosité locale qu’il était, l’instrument est devenu le vecteur de rencontres culturelles et musicales totalement inédites qui ont favorisé la conception d’autres txalaparta en fonction des lieux visités. Du désert saharien aux steppes mongoles en passant par les villages indiens et les glaces de Laponie, la txalaparta s’est transformée, et OREKA TX est revenu chargé des paroles et des sons d’autres cultures minoritaires, qui se donnent à voir et à écouter au sein de la création Nömadak TX, dont le CD est sorti chez World Village. Décryptage d’un ovni pourtant on ne peut plus terrestre…
Des planches résistantes
À la base de la musique d’OREKA TX se trouve la txalaparta, percussion emblématique de la culture musicale du Pays Basque – et surtout de la région de San Sébastiàn-Urumea –, dont elle est un symbole identitaire. Et en tant que telle, elle a bien failli disparaître dans les années 1960, alors que le franquisme imposait son régime de répression. Seuls les frères Migel et Pello ZUAZNABAR et les frères Asentsio et Ramon GOIKOETXEA ont continué à en jouer à cette époque, de façon clandestine bien sûr. C’est d’eux que les frères Josean et Jesùs ARTZE et Juan Mari BELTRAN, réputés pour leur mise en valeur de la culture populaire basque, ont pu recueillir ce « savoir » et le sauver de l’oubli.
À la fois proche du xylophone et du balafon, la txalaparta est formée d’une ou plusieurs planches, généralement en bois mais qui peuvent être d’une autre essence. Ces planches sont couchées sur deux supports (aujourd’hui des tréteaux, mais anciennement des tabourets ou des paniers tressés) dont elles sont séparées par une matière isolante végétale, animale ou synthétique qui laisse vibrer la planche.
Équilibre et désordre
Mais à la différence de la plupart des percussions, la txalaparta n’est pas jouée par un seul musicien, mais obligatoirement deux. Face à face ou côte à côte, les musiciens (appelés « txalapartaris ») frappent sur les planches verticalement, selon la technique du pilonnage, au moyen de deux bâtons chacun. Le jeu de l’un des joueurs représente en quelque sorte un principe d’ordre et d’équilibre représenté par un musicien, tandis que l’autre incarne le désordre et le déséquilibre. Juan Mari BELTRAN décrit ainsi le jeu de txalaparta : « Le joueur établissant l’ordre joue ce que l’on appelle le ttakun ou txakun ou tukutun, qui se compose de deux coups répétés, on l’appelle le ttakuna ou txakuna ; tandis que l’autre joue le rôle du herrena ou urguna, et remplit l’espace entre les coups du premier joueur. C’est le herrena qui réalise tous les jeux et changements en introduisant, dans le rythme, des doubles coups (voire triples ou quadruples), des coups simples, ou des silences (pas de coup), ou créant de multiples combinaisons. »
Le txakun correspond peu ou prou aux battements du cœur, ou encore au galop du cheval. À partir de ce rythme onomatopéique, les txalapartaris peuvent donc, tout en respectant certaines règles d’interprétation, se livrer à toutes les improvisations possibles et imaginables en développant maintes figures polyphoniques et polyrythmiques, diverses possibilités polytonales et polytimbristes et en usant de variations de tempo et de volume. Bref, si l’instrument est d’apparence rustique, sa pratique n’est pas aussi simple.
Incitation au dialogue
Les txalapartaris doivent par conséquent faire preuve d’une grande écoute l’un envers l’autre, car la txalaparta est avant tout un instrument fait pour l’improvisation, la création organique. La musique qui émane du txalaparta ne met donc pas en valeur un talent soliste, mais l’expression d’un dialogue. L’art de la txalaparta peut se résumer en une formule mathématique simple : deux musiciens + deux bâtons = un dialogue. Et qui dit dialogue dit rencontre, échange. Cette idée d’échange est liée au mode de vie du monde rural auquel est rattaché l’usage de la txalaparta. Certains la définissent comme un instrument de communication codée, de type « morse » ou plus simple. Un rythme lent signalait un triste événement, et un rythme soutenu un événement joyeux. La txalaparta est également associée aux us et coutumes des périodes de récoltes, notamment à la fabrication du cidre. Dans les cidreries basques, les planches du pressoir auraient été employées comme instrument de percussion en frappant sur la presse avec des bâtons cylindriques. De là à rattacher la pratique de la txalaparta à des rites païens, il n’y a qu’un pas…
Des txalapartaris laborantins
Toujours est-il que cette idée d’échange est aussi le moteur de la démarche des deux txalapartaris d’OREKA TX, Hairkaitz Martinez de SAN VINCENTE et Igor OTXOA, tous deux originaires de Donostia. Leur duo existe depuis 1997 et, depuis plus de vingt ans, ils expérimentent et déploient les possibilités harmoniques, rythmiques et mélodiques de la txalaparta en utilisant la pierre, le métal et d’autres matériaux pour obtenir des sonorités inédites. Ils ont ainsi fait profiter plusieurs formations du son de leur txalaparta, à commencer par le groupe du célèbre accordéoniste Kepa JUNKERA auprès de qui ils ont joué et enregistré pendant une dizaine d’années. Phil CUNNINGHAM, HEVIA, OSKORRI, Alasdair FRASER (SKYEDANCE), et d’autres les ont fait participer à leurs projets discographiques.
Toutes ces rencontres ont permis à OREKA TX de faire connaître la txalaparta dans divers festivals dans le monde, en Europe, en Amérique et au Japon. C’est ainsi que Hairkatz Martinez et Igor ont à leur tour convié des artistes de différentes cultures sur leur premier CD, Quercus Endorphina, paru en 2001 sur Elkarlanean. On y retrouve Glen VELEZ, Justin VALI, Phil CUNNINGHAM, Michel BORDELEAU (LA BOTTINE SOURIANTE…), et tant qu’à faire Kepa JUNKERA, qui a de plus produit le disque.
Images de rencontres en mouvement
Dans le livret de son CD Nömadak TX, le duo confirme sa philosophie : « Txalaparta, c’est la rencontre, c’est le dialogue entre ceux qui sont différents, c’est construire ensemble quelque chose de nouveau. Étant une rencontre, c’est une improvisation. Étant un son, c’est un mouvement. » Et le mouvement a ainsi entraîné l’envie de voyage, à la rencontre d’autres peuples, d’autres cultures, dans les parties les plus reculées et rustiques du globe terrestre.
Ces rencontres ont d’abord fait l’objet d’un film documentaire de 88 minutes, Nömadak TX, réalisé par Raùl De La FUENTE, dans lequel on voit le duo basque bourlinguer d’un camp de réfugiés dans le Sahara jusque dans un igloo en Laponie, en passant par les steppes mongoles et l’Inde. Sur chaque territoire, OREKA TX fait connaissance avec un peuple aborigène différent, une ethnie minoritaire unique, des modes de vie obscurs ou insoupçonnés qui se révèlent à la lumière des caméras et à la faveur d’instants de partage musical.
Loin de symboliser le repli d’une culture sur elle-même, la txalaparta devient ce vecteur de rencontres et de dialogues entre les gens et les cultures, et le nomadisme la condition de ces partages. La percussion basque elle-même s’en retrouve transfigurée : à chaque étape, le duo d’OREKA TX fabrique une nouvelle txalaparta avec les matériaux locaux : la roche dans le désert saharien, le bois en Inde, la glace en Scandinavie… Déjà projeté dans une centaine de festivals autour du monde, le film a été décoré de nombreux prix.
Résonances nomades
Nömadak TX est depuis devenu un CD qui est plus que la simple bande originale du film ; c’est une création conçue à partir des enregistrements effectués par OREKA TX lors de leurs expéditions, entre 2003 et 2006. Le duo résume ainsi son projet : « Toujours en mouvement, voyageant avec l’indispensable, nous avons fait du voyage lui-même un studio de son. » Les quatorze pièces du disque intègrent une multitude de sons captés « in situ » qui forment des rythmes, des mélodies, autant d’empreintes vivantes de ces cultures minoritaires aux confins du globe…
Aux musiciens berbères, sahraoui, indiens, mongols et sami rencontrés en cours de route s’ajoutent de plus d’autres musiciens basques, notamment Angel UNZU, guitariste omniprésent sur la scène musicale basque (et producteur artistique du CD), Ion GARMENDIA, qui joue de l’alboka (sorte de clarinette double du Pays Basque constituée de deux tuyaux de roseaux et de deux cornes), le violoniste Xabier ZEBERIO et le multipercussionniste Iñigo EGIA, tous deux membres du groupe OSKORRI, etc. Une pléiade d’instruments et de chants de plusieurs continents se croisent ainsi au sein d’un même morceau.
Placé en tête du disque, Lauhazkla donne le ton : un chant de gorge mongol est bientôt accompagné par une txalaparta de glace enregistrée dans un igloo ; un galop de cheval trouve son alter ego dans le rythme de la txalaparta et bientôt, ce sont diverses langues qui se croisent, berbère, mongole, sami et euskera. Dans Garinisia, le sitar se joint à la txalaparta, et bientôt, la guitare slide et la mandoline d’Angel UNZU et le violon de Xabier ZEBERIO les rejoignent en même temps qu’une multitude de percussions, kanjira, mridangam, thavil, gottuvadhyam, etc., jouées par des Indiens de la caste adivasi prompts à la célébration colorée (Jai Adivasi).
Sur Bagù-Ahmedabad, un conteur adivasi, BAGU, véritable mémoire vivante de son peuple, improvise une histoire dont il se plaît à « gonfler » les contours, pour s’assurer qu’elle sera retenue.
Amazigh est pour sa part bien évidemment dédié à la culture berbère et l’on y entend là aussi de sublimes voix et des castagnettes marocaines, de même que dans l’émouvant Areloreak, tandis que Harpeslat mêle guimbarde, voix et txalaparta de glace enregistrés dans un igloo sami. Le bouzouki, la guimbarde, la nickelharpa et l’alboka conjuguent leurs timbres avec les txalaparta de pierre, de bois et de glace dans Saapmi. Sur Dzuüd, où elle se mêle aux chants de gorge et aux vièles morin-khuur de Mongolie, une txalaparta que l’on entend est faite… d’air ! OREKA TX souffle ainsi le chaud et le froid sans transition.
Et le tout s’achève par un retour en Terre Basque, où les txalaparta d’OREKA TX appuient la récitation par l’un des plus emblématiques chanteurs basques, Mikel LABOA (disparu en décembre 2008), d’un très beau texte de Joxe Antonio ARTZE (Martxa baten kehen notak) : « Chacun cherchant son chemin / entre tous nous faisons le nôtre / Nous élargissons / la voie des humains. » Voilà un excellent résumé de toute la démarche sous-jacente à Nömadak TX !
En dépit l’apparente hétérogénéité des matériaux utilisés, le disque fait preuve de cohérence, précisément parce que les sources sonores et vocales, pour diversifiées qu’elles sont, reviennent régulièrement et en viennent même à se mêler. Le disque trace ainsi une carte de certaines cultures minoritaires qui sont comme le reflet de la culture basque. Et pour « lier » tout ce beau monde, il y a bien sûr les txalaparta de bois, de pierre et de glace conçues par Hairkaitz Martinez de SAN VINCENTE et Igor OTXOA. Le voyage que nous propose Nömadak TX est décidément unique et les dialogues entre autochtones qui s’y nouent ne s’entendent pas ailleurs. La txalaparta donne ainsi la possibilité à des mondes épars de se découvrir et de nous parler.
* * *
Après le film et le disque, OREKA TX s’est donné pour ambition de présenter Nömadak TX sur scène. Deux versions sont proposées. La première prend la forme d’un concert-voyage multimédia où la musique jouée en direct est soutenue par des projections d’images, sur lesquelles apparaissent les musiciens rencontrés par OREKA TX. L’autre version, Carpa Nomada, se veut plus intime, puisque elle nécessite la création d’un espace très particulier, une « carpe gonflable » (!) à l’intérieur de laquelle le public peut vivre en toute proximité du groupe l’expérience Nömadak TX en sons et en images.
Une tournée a déjà eu lieu en Pays Basque en mars 2009 qui a permis au public de découvrir des extraits du documentaire, dont on attend toujours la diffusion commerciale dans l’Hexagone (ainsi que la tournée !). Saluons donc la sortie du CD comme un premier pas vers la mise en lumière du projet Nömadak TX !
Texte : Stéphane Fougère – Photos concert : Sylvie Hamon
Discographie OREKA TX
* Querçus Endorphina (2006, Elkarlanean)
* Nomadak TX (2009, Txalapart Diskak / World Village / Harmonia Mundi)
* Silex [SiO2] (2013, Txalapart Diskak)
* Koklea (2019, Txalapart Diskak)
(Article original publié dans
ETHNOTEMPOS n°42 – printemps 2009 –
Discographie mise à jour en 2022)
Site : www.orekatx.com