Pakistan : Subhan Ahmed NIZAMI & Qawwal BACHÉ – Qawwali de la Delhi Gharana (Karachi)
(OCORA Radio France)
À l’origine désignant un chant religieux propre à l’Inde et au Pakistan véhiculant le message de la poésie islamique soufie, le qawwali s’est fait connaître en Europe dans les années 1970 grâce aux Frères SABRI, puis avec Abida PARVEEN et bien sûr Nusrat Fateh Ali KHAN, qui a contribué à lui assurer une reconnaissance internationale en élargissant son champ d’expression traditionnel. Le style particulièrement exubérant et coloré de Nusrat est typique de l’école du Pendjab, très populaire mais aussi plus récente par rapport à l’école connue sous le nom « Qawwal BACHÉ » (Delhi gharana de Dehli), fondée au XIIIe siècle (en 1276 semble-t-il) par le mystique soufi Hazrat Amir KHUSRO (ou KHUSRAU). C’est ce dernier qui a posé les fondements de la musique hindoustanie (Inde du Nord) et de l’art du qawwali.
La transmission de cet art s’est poursuivie sans interruption depuis cette époque au sein de dynasties de musiciens détenteurs de secrets musicaux uniquement enseignés de père en fils. L’ensemble de musiciens qui nous occupe ici appartient à cette prestigieuse école fondée par KHUSRO il y a 750 ans. Subhan Ahmed NIZAMI est en effet le 33e descendant, en ligne directe, du premier élève d’Amir KHUSRO, Mian SAMAATH, le seul des douze élèves de KHUSRO qui ait encore des descendants. Ses ancêtres étaient les musiciens officiels attachés à la cour des rois et empereurs, jusqu’en 1857, date de l’abdication du dernier de ceux-ci. Installée à Karachi depuis 1952 (année de la création du Pakistan), la famille NIZAMI a obtenu moult distinctions et récompenses.
Subhan Ahmed NIZAMI a été initié au qawwali par son père, Ustad Afaq Ahmed NIZAMI, un fin connaisseur de littérature persane qui avait son propre groupe de qawwali. L’art du qawwali étant une discipline fort rigoureuse, l’initiation a été assez contraignante pour le jeune Subhan. À la disparition de son père en 1999, Subhan, alors âgé de seulement 17 ans, a pris la direction du groupe de son père, non sans poursuivre des études de musique classique.
Avec patience, courage et détermination, Subhan, accompagné de ses deux frères, Bilal Ahmed NIZAMI et Hilal Ahmed NIZAMI, a fini par attirer l’attention des passionnés de musique classique. Il est aujourd’hui détenteur de quelque 2000 poèmes manuscrits en langues originales recueillis depuis 33 générations, et a pour lourde tâche de transmettre oralement ces textes liturgiques qui lui ont été confiés par ses ancêtres.
Ce sont des compositions tirées de ce répertoire familial que Subhan a choisi de présenter sur ce premier CD. Elles reposent sur des textes très anciens écrits par de grands musiciens de l’école d’Amir KHUSRO ainsi que par ce dernier ; ils apparaissent donc dans leur forme originale. Les langues utilisées dans ces chants sont le persan ancien (langue des Saints soufis), le penjabi et l’ancien hindi. (On peut en trouver d’autres en sanscrit, en braj ou en urdu, certaines de ces langues locales étant aujourd’hui éteintes et ne survivant qu’à travers le répertoire des Qawwal BACHÉ.) Le premier de ces chants s’intitule du reste Qaul, terme arabe qui désigne la parole, et dont dérive le terme qawwali (celui qui chante la parole étant un Qawwal). C’est en fait le premier qawwali écrit par Amir KHUSRAU pour les QAWWAL BACHÉ. Tous ces chants véhiculent un message universel d’amour, de fraternité et d’amitié.
Étant fortement attachée aux confréries et aux sanctuaires soufis – où le qawwali est généralement exécuté –, le style de l’école KHUSRO est empreint de classicisme et peut paraître plus austère et plus rigide que celui de l’école du Pendjab. On y retrouve néanmoins tout ce qui fait le sel d’un ensemble de qawwali : trois chanteurs principaux (les frères NIZAMI), qui s’accompagnent à l’harmonium ou au tabla et au dholak, et un chœur de quatre chanteurs qui leur répondent avec des frappements de mains.
Chaque composition débute par une mélodie principale jouée par les harmoniums, puis les chanteurs principaux entonnent un « alap » (introduction arythmique) avec des notes longues tirées du raga (cadre musical) sur lequel est fondé le thème. Subhan chante les vers du poème qui constitue les paroles de la chanson en s’accompagnant à l’harmonium, improvisant la mélodie suivant la structure du raga. Un autre chanteur principal peut faire de même, en improvisant sur une autre mélodie. Puis tabla et dholak commencent à jouer en rythme, avec les chanteurs du chœur qui frappent dans leurs mains en rythme. Tous les membres de l’ensemble chantent alors les vers, les chanteurs principaux développent des variations et rivalisent de prouesses vocales alors que la chanson gagne en pathos et en montée rythmique, puis s’achève brutalement.
L’enregistrement de cet album a été effectué par Radio France à l’occasion du passage des Qawwal BACHÉ à la Grande Boutique de Langonnet en 2015. Il s’agit d’une archive inédite assez récente que les amateurs sauront déguster à sa juste et grande mesure, d’autant que l’ensemble de Subhan Ahmed NIZAMI, comme tous les autres ensembles de qawwali, sont au Pakistan sous la menace perpétuelle des Talibans et autres extrémistes religieux qui considèrent le soufisme comme une branche hérétique et n’acceptent pas que la musique soit associée au culte islamique.
Mais le qawwali fait indéniablement partie de l’identité nationale pakistanaise ; et les chants interprétés par les frères NIZAMI rappellent, à travers la diversité des langues utilisées, que le qawwali a su réunir des peuples de langues, de cultures et de religions différentes à travers la poésie et la musique. Les messages de paix, de fraternité et d’amour spirituel qu’il diffuse sont devenus des actes de résistance…
Stéphane Fougère
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