Patrick MOLARD – Ceòl Mòr / Light & Shade
(Innacor / L’Autre Distribution)
Dans le vaste champ des musiques celtiques, le sonneur émérite Patrick MOLARD, qui a touché à toutes les cornemuses liées à cette culture (uillean pipes, bagpipe, binioù kozh) ainsi qu’à la bombarde et aux flûtes (tin whistle, traversière…), s’est impliqué dans bon nombre de projets qui ont marqué les différents renouveaux de la culture bretonne depuis une quarantaine d’années : SATANAZET, OGHAM, GWERZ, DEN, PENNOÙ SKOULM, GWENDAL, TRIPTYQUE, CELTIC PROCESSION, Alain GENTY GROUPE, BAL TRIBAL, L’HÉRITAGE DES CELTES… sans parler de ses collaborations avec Alan STIVELL, Melaine FAVENNEC, Manu LANN HUEL, etc.
Patrick MOLARD s’est ainsi imposé dans le panthéon des « chantres de toutes les Bretagnes » (pour reprendre le titre d’un livre de référence de Georges-André HAMON), et comme « maître-chanter » (chanter étant le terme anglais désignant le chalumeau – tuyau mélodique — de la cornemuse). Comme si ça ne suffisait pas, il est aussi un des plus grands spécialistes en Europe de cette « grande musique » écossaise que l’on nomme « ceòl mòr » (qui se prononce, vous l’auriez parié, kiol mor), qu’il a contribué à faire connaître sur le continent à travers ses albums Piobaireachd (Gwerz Pladenn, 1993) et The Waking of the Bridgegroom (Macmeanmna, 2008). En toute évidence, Ceol Mor / Light & Shade s’inscrit dans la continuité de cette exploration.
Réputé austère, hiératique et solennel, le ceòl mòr véhicule la mémoire culturelle des Hautes Terres (les « Highlands ») écossaises, son répertoire remontant jusqu’au XVIe siècle, charriant des images de lochs embrumés, de roches tailladées, d’écume saumâtre et de batailles décisives entre clans qui font cingler les glaives ensanglantés. Vous avez un coup de froid, tout à coup ? Fermez donc la porte, les reliefs et les profondeurs du ceol mor se goûtent mieux en huis clos…
Les pièces de ceòl mòr sont construites en plusieurs mouvements : le premier établit le thème musical, nommé « urlar », et les suivants en développent des variations, avec une progression dans la complexité, avant le retour final à l’urlar. De nature non métronomique et en dépit de ses formes très sophistiquées, le ceòl mòr autorise une grande liberté de jeu à l’interprète.
Mais avec ce nouvel album, Patrick MOLARD va encore plus loin puisqu’il transforme cet art soliste en une musique de groupe susceptible d’être jouée sur diverses scènes, pas seulement traditionnelles. La structure thème-variations-thème étant commune à d’autres expressions musicales, il y a tout un champ à défricher qui permet d’inviter d’autres instrumentistes et de faire entendre d’autres sons.
Aux sonorités continues et acérées du bourdon de la cornemuse viennent ainsi s’ajouter, subrepticement ou royalement, des sons « hérétiques » à la tradition du piobaireachd : un violon, une guitare, une contrebasse, un saxophone, et même une batterie. Pas n’importe lesquels, bien sûr. Ce n’est pas un hasard si tous les musiciens invités ont un pied, sinon les deux, dans le jazz. Et on se doute bien que Jacky MOLARD, en charge des arrangements pour ce projet, n’a pas transformé ces pièces nimbées de spiritualité antique en standards de jazz lounge ! De toute façon, quand on fait appel à des pointures comme Hélène LABARRIÈRE, Jacky MOLARD, Yannick JORY, Simon GOUBERT et Éric DANIEL, c’est pour se lancer dans une aventure musicale autrement audacieuse et pimentée.
De fait, la cornemuse n’est plus le seul instrument soliste, et les artistes impliqués investissent les harmonies grisantes et le rythme intérieur du ceòl mòr de leur propre langage, en se gardant bien de tomber dans des « egotrips » qui trahirait l’âme de cette musique. C’est une équipe à la fois soudée, vigilante et concentrée sur le sens de ce répertoire qui s’exprime ici, soucieuse d’en creuser les reliefs et d’en explorer les profondeurs avec son propre vocabulaire.
Patrick MOLARD a transmis à chaque artiste impliqué dans ce projet les principes de construction et le phrasé spécifique du ceòl mòr, à l’aide d’un ancien système gaélique de transmission vocale appelé « canntaireachd ». Dans cette forme de chant, les voyelles représentent les notes de la cornemuse et les consonnes, les ornements et les appogiatures.
C’est donc sur du canntaireachd que s’ouvre l’album, en introduction de la pièce Hodin Hiotra (One of the Cragich). La cornemuse enchaîne, quand, sans prévenir, les cymbales et les fûts de Simon GOUBERT produisent une déflagration météorologique d’un effet saisissant. Alors que le thème tourne en boucle à la cornemuse, la guitare d’Eric DANIEL prodigue des harmoniques discrets mais planants, apportant un peu de lumière dans cet environnement tendu. La batterie se délie, le saxophone de Yannick JORY entre en transe… mais les dernières notes jouent l’apaisement.
The Finger Lock est composée de plusieurs séquences qui lui confèrent une dimension épique, et permet à tout un chacun (saxophoniste, violoniste, contrebassiste, guitariste et batteur) d’esbaudir ses esprits aventuriers, chacun s’octroyant un espace d’expression propice aux trouvailles sonores sans nuire aux autres, sur des trames de cornemuse tricotées par Patrick MOLARD.
The Blind Piper’s Obstinacy est un autre moment épique, avec, dans l’introduction, la contrebasse qui baguenaude et la guitare qui tisse des « soundscapes » proprement stratosphériques, tandis que la cornemuse arrive sur la pointe des pieds et que le violon de Jacky MOLARD débarque, comme porté par un tapis de cymbales… Le centre de la pièce est dominé par le saxophone, la guitare, la contrebasse et la batterie jouant en mode relaxé et suspendu, avant que la cornemuse ne vienne déambuler dans cette atmosphère gentiment turbulente. Une dizaine de minutes plus tard, le rythme se fait plus posé et carré, la batterie se déchaîne, et chacun rejoint la cornemuse pour une course haletante, type fanfare des Highlands ! Puis, le climat est plus recueilli pour le final.
L’album alterne ainsi des pièces jouées avec le groupe entier, ou en comité plus restreint. C’est ainsi que, pour Little Supper, Patrick MOLARD va jusqu’à faire taire sa cornemuse (un comble sur un disque de ceòl mòr !) et confie le thème à Yannick JORY, qui joue uniquement accompagné par la contrebasse agile de Hélène LABARRIÈRE et la guitare subreptice d’Éric DANIEL. Left Hand, pour sa part, offre l’occasion à Patrick MOLARD et Simon GOUBERT de développer un dialogue cornemuse/batterie exclusif, offrant au batteur l’occasion de déployer un jeu percussif et pétillant qui rappelle que les chemins écossais sont décidément cahoteux…
Enfin, c’est la contrebassiste qui joue l’urlar de Lament for the Union, avec en sourdine de bien curieux bourdons grinçants, avant que le reste de la troupe ne vienne procéder à des variations d’abord sur un ton de marche, avant que le violon de Jacky ne se dissipe sur une trame rythmique plus déliée. La cornemuse reprend son rôle « lead » en fin de course, tout juste portée par une guitare vaporeuse.
Le brouillard a repris ses droits sur ces paysages de Highlands oscillant entre ombre et lumière, et auxquels Patrick MOLARD et ses complices ont donné de nouvelles teintures, tantôt impressionnistes, tantôt expressionnistes. Ceòl Mòr / Light & Shade est une aventure sonique qui transporte de ressacs en cahots, et de tensions en suspensions. C’est un adjuvant pour l’imaginaire, et une bouffée d’air pour les âmes celtes qui aiment prendre le large…
Stéphane Fougère
Label : www.innacor.com