Peter HAMMILL – …All That Might Have Been…
(FIE ! Records)
Il y en a qui multiplient les pains ; Peter HAMMILL, lui, multiplie les supports d’écoute musicale. Son nouveau disque est donc disponible en CD simple, en LP, mais aussi en coffret 3CD, dans une sorte de « black box » du même acabit que le récent coffret collector live (blanc, celui-là !) Pno Gtr Vox Box (7 CD)… Sortir simultanément un disque et sa version « extended-collector », c’est bien la première fois que Peter HAMMILL nous fait un coup pareil ! Mais sans doute ce choix est-il en lien avec le titre de l’œuvre, All That Might Have Been, qui fleure bon l’énigme hammillienne.
Ce coffret 3CD pourrait faire croire à une œuvre-fleuve. En fait, l’œuvre principale tient sur un seul CD, et les deux autres CD inclus présentent des déclinaisons de la même matière musicale qui font un peu figures de « making-of ».
Tout a en fait commencé avec le CD Retro, qui contient en fait quatre pièces (pour une durée totale d’une trentaine de minutes) entièrement instrumentales. il s’agit en fait d’un « Work in Progress » qui, jusqu’ici, n’avait circulé qu’auprès du public japonais à l’occasion des concerts que le « Thin Man » y donna en septembre 2013, et qui contient donc la matière première à partir de laquelle Peter a travaillé son nouvel opus. Ce n’est peut-être pas le CD sur lequel chacun se précipitera puisqu’on n’y entend pas la voix du maître. Mais pour qui a déjà été conquis par Sonix ou Unsung, les quatre pièces (enchaînées) de Retro brossent des horizons aussi intrigants et lancinants que glissants, et se révèlent d’une écoute à la fois pertinente et envoûtante, propres à titiller l’imaginaire de l’auditeur. Dommage qu’il s’arrête sans crier gare.
Le CD Songs présente un corpus de dix nouvelles compositions chantées (que l’on retrouve dans la version vinyle). C’est l’opus tel qu’il aurait pu paraître si Peter s’était contenté de nous fournir sa cuvée habituelle, son « nouvel album typique », sauf qu’il en a en fin de compte décidé autrement. Grand bien lui en a pris, car, en l’état, ces chansons sont d’un abord peu amène. Elles paraissent plongées dans un grand bain de naphtaline rêveuse, de musardises torpides et de cotonnades indolentes.
Aux premières écoutes, aucun morceau ne se détache ; aux suivantes guère plus, à part peut-être Someday (The Piper Smile), Disrespect (in Kabuki-Cho) ou Passing Clouds. Les mélodies sont le plus souvent chétives, le chant a abandonné toute fulgurance, a délaissé toute expressivité, pour verser au contraire dans une « impressivité » déclinant au moins 50 nuances de crispations. Les « soundscapes » sont conçus comme à l’accoutumée avec des couches de guitares, de claviers, de basse, de percussions programmées de voix et de chœurs épais, et de flots de textes parfois plus narrés que chantés.
Bref, la matière musicale de ces Songs n’a rien de véritablement novateur et révèle même sinon une impasse, au moins un essoufflement. On imagine mal ces chansons être interprétées en concert solo, à moins que leur auteur veuille à tout prix vider la salle pour s’épargner un rappel… Au mieux, il faut considérer que, dans la version coffret 3CD d’All That Might Have Been, ces Songs servent surtout à mettre le pied à l’étrier pour la version définitive qui figure sur le CD Ciné. Mais en tant que disque indépendant – même si la version LP a été légèrement modifiée – c’est un peu l’album auquel on a échappé, celui qui « aurait pu être » (« that might have been »).
Le CD Ciné n’aurait pas pu avoir les honneurs d’une édition LP sans y perdre de son sens, puisqu’il est constitué de 21 pistes toutes enchaînées qui forment une suite de 48 minutes. Ciné fait aussi l’objet d’une édition en CD simple, et, d’après Peter HAMMILL, constitue l’œuvre essentielle. Même si, de prime abord, sa forme rappelle celle d’Incoherence, sa structure en est très différente.
On ne peut en effet guère qualifier Ciné de suite de chansons ou de thèmes, avec son jeu d’enchaînements subtils ou de cassures féroces, comme dans tout « epic » progressif qui se respecte. Il s’agit plutôt d’un continuum de séquences que l’on retrouve dans le CD Songs, mais coupées, permutées, remontées et agencées selon une autre logique plus absconse, de manière à former une sorte de bande originale de film, mais d’un genre très particulier. « C’est un monde en clair-obscur, un monde de sables mouvants dans lequel la musique est à la fois sa propre bande son et son propre scénario », explique Peter HAMMILL.
Mais, en vertu de la ligne de conduite hammillienne qui consiste à ne pas faire simple quand on peut faire compliqué, ce scénario n’a évidemment rien de linéaire et trouve sa dynamique dans un numéro aussi savant que ludique de jongleries narratives maniant lignes de fuite et faux-fuyants, flux et reflux, « flashbacks » et « flashforwards », dans une ambiance de film noir, plusieurs personnages dont les liens sont révélés dans la durée, et une… hem… « action » qui aurait pour cadre une zone urbaine japonaise. Compte tenu de l’aspect fragmenté de la narration, on ne saurait dire s’il y a vraiment un début, une intrigue, des rebondissements et une fin, comme dans un film classique.
Le film d’All That Might Have Been se déroule plutôt dans une dimension intérieure, purement mentale, et dont la ligne temporelle est écartelée entre un avant et un après, un hier et un demain, un « quelques instants plus tôt » et un « plus tard », bref diluée dans un entre-deux éphémère et sporadique (!!!) dans lequel des personnages se croisent, ou non, se parlent, entre eux ou à eux-mêmes, se connaissent sans le savoir ou s’être déjà vus, dans un environnement oppressant et évasif… Non, ce Ciné-là n’est décidément pas du blockbuster-pop-corn ! À moins d’une concentration d’écoute (et de lecture) dopée à 300 %, l’impression qui se dégage de ce maelström narratif est de naviguer dans les méandres mentales d’un intellectuel de salon qui se piquerait régulièrement le doigt d’une épingle pour se persuader qu’il est un être torturé.
Quiconque voudrait, pour appréhender l’histoire, se raccrocher aux paroles et aux textes imprimés dans les deux (!) livrets qui accompagnent ce coffret aura intérêt à être expert en langue shakespearienne. Mais cette condition ne garantira sans doute pas une adhésion totale au sujet, vu qu’une page sur deux est illisible, du fait d’une mauvaise surimpression des textes sur les photos aux foisonnantes bigarrures. L’opus gravé est déjà difficile d’accès, ce n’était pas la peine que des aléas techniques le rendent encore plus insaisissable !
Sa singularité, Ciné la tire du fait que Peter HAMMILL s’est totalement affranchi du format chanson en plus de l’approche vocale qu’on lui connaissait à travers ses œuvres vandergraafiennes, par exemple. Les rugissements n’ont plus cours et font place à un mode vocal plus retenu, plus tendu, qui oscille entre le chanté et le parlé. Ce n’est plus le déchirement qui est mis en abîme, mais son appréhension, son ombre, son fantôme, son écho astral.
Reste la musique, dont on aura compris qu’elle n’est pas de nature mémorisable ou accrocheuse. Elle dépeint des espaces moins écorchés qu’à une certaine époque, plus en suspension, flottement, déplacement, mouvement, mais infiltrés par une inquiétude hyperbolique qui rend le climat général inconfortable et dépressif. Il y a certes de beaux passages, tant instrumentaux que vocaux, d’envoûtantes toiles de fond, mais leur nature volatile et métamorphique dilue toute possibilité d’éclats et ne procure au mieux que des frissons subreptices, faisant de Ciné une ample dérive ambient anxiogène.
Ce type de métaconstruction est évidemment assez inédit chez Peter HAMMILL. All That Might Have Been est un opulent produit de manipulations et de montage studio, absolument non reproductible sur scène. On comprend dès lors pourquoi il a fait l’objet d’une gestation plus longue que ses albums typiques. Cette attitude artistique mérite certes le respect. On peut y voir à la fois le point d’aboutissement et l’extrapolation d’un traitement musical et d’une approche vocale qu’il a systématisés dans sa production soliste de ces dernières années, et qui ouvrent sur une dimension artistique fort différente du Peter HAMMILL des années 1970-80.
Mais les composantes de base de ce disque restent dans la lignée de ce que Peter HAMMILL a fait ces dernières années, que ce soit dans certaines de ses chansons comme dans ses pièces plus expérimentales. Pour résumer, All That Might Have Been se situe au croisement de The Light Continent (album This) et White Dot (dans Singularity) et a été étiré sur le format de The Appointed Hour, intégrant au passage des paysages sonores aperçus dans Thin Air et dans Other World, et d’autres albums encore…
Quoi qu’il en soit, c’est indubitablement dans son emballage « cinématique » qu’All That Might Have Been offre une perspective d’écoute différente et expose un dépassement créatif ; mais celui-ci pose question, car il a été fait au prix d’une rigidification esthétique et d’une hyper-intellectualisation narrative confinant à un hermétisme si policé qu’il en devient suspect. Et outre que cet opus risque fort de diviser les fidèles de Peter HAMMILL, on n’imagine même pas comment il pourra toucher qui que ce soit hors de cette base de fans… Assurer la bonne santé commerciale de cet enregistrement n’a manifestement pas été une priorité pour son auteur.
Tout le monde s’accordera à dire qu’All That Might Have Been ne s’écoute pas à la sauvette, ni en faisant le ménage, qu’il exige de l’auditeur une disponibilité optimale et que plusieurs écoutes seront nécessaires pour s’en imprégner (les deux CD bonus étant censés aider à se familiariser avec les textures et les ambiances propres à l’œuvre principale). Mais il aurait fallu pour cela que cet opus se rende un tant soi peu plus désirable pour créer l’envie. Passée la curiosité initiale d’écouter (et de se confronter à) un nouvel album de Peter HAMMILL, All That Might Have Been risque fort d’être relégué au rang des embarrassantes curiosités de la discographie hammillienne, derrière Spur of the Moment, The Appointed Hour ou The Fall of the House of Usher. À charge pour chacun de ne pas lui faire trop prendre la poussière. Il est vrai que la fuite du temps est un thème de prédilection chez Peter HAMMILL…
Stéphane Fougère
Site : www.sofasound.com