QLUSTER – Tasten
(Bureau B)
QLUSTER réunissant ROEDELIUS et Onnen BOCK est devenu en 2013 un trio, avec l’arrivée de Armin METZ (pour l’album Lauschen). Leur nouveau disque paru en juillet dernier aurait bien pu s’appeler And Then There Were Three !
C’est avec un certain amusement que nous reprenons ce titre d’un album de GENESIS pour parler de cette entité sonique multiforme, parce que finalement aujourd’hui la boucle est en quelque sorte bouclée et que cette nouvelle incarnation à trois retrouve la forme originelle de celle formée avec Dieter MOEBIUS et Conrad SCHNITZLER en 1969 (rappelons que ROEDELIUS est aujourd’hui le dernier survivant de la formation expérimentale KLUSTER).
Notre rapide tentative de rapprochement avec la première version légendaire ne s’arrête pas là bien entendu. En effet, le QLUSTER de 2015 est tout aussi inventif et aventureux que le KLUSTER d’antan ou le CLUSTER de ROEDELIUS et MOEBIUS. Sa musique est totalement improvisée… Une musique ayant été créée sur l’instant (en une seule prise et sans overdubs), sans grille harmonique ni structures prédéfinies. Le choix du titre de ce nouvel album est donc plutôt bien choisi (Tasten signifie « tâtonner ») pour définir la musique de QLUSTER et aussi de ses précédentes formes puisque les musiciens ont toujours accordé une place importante à l’improvisation et à la création spontanée.
Tasten est la suite logique de Antworten, album improvisé pour deux pianos, datant de 2012 ; cette fois-ci, ils n’ont pas recours à l’utilisation supplémentaire de bols chantants, mais jouent uniquement sur trois « Steinway grand pianos ». QLUSTER livre une musique néo-classique minimaliste de grande beauté et d’une pureté saisissante. Cet album est prenant parce qu’il est à la fois émouvant, extrêmement mélodique, triste, sombre, oscillant constamment entre cette simplicité lumineuse et cette complexité monotone comme peuvent l’être les disques pour pianos.
Certes, cette sobriété sonore peut dérouter et en rebuter certains, mais il faut bien comprendre que cette musique joue avec nous, avec nos sentiments. Tasten doit être écouter de préférence le soir ou un jour de pluie pour capter et apprécier toute sa finesse. Ce n’est pas une expérience aisée surtout pour ceux qui s’attendaient peut-être à découvrir une musique orientée électro expérimentale, mais les habitués de ROEDELIUS qui a sorti beaucoup de disques de ce genre ne seront pas effrayés du tout. Ces trois pianos dévoilent toute la fragilité de la musique, ici splendide, mise à nue et dépouillée d’effets sonores superficiels, d’ambiances électroniques, industrielles ou drones ! La présence de METZ est aussi très appréciée parce que son jeu est très fluide et enrichit la texture d’une bien belle manière.
Neuf compositions constituent ce cinquième album de QLUSTER, empreint d’une germanité évidente mais aussi d’une certaine poésie et d’un romantisme absolu. C’est toujours réalisé avec une classe et une élégance qui ne tombent jamais dans le ridicule. Les notes de pianos se rencontrent, s’embrassent, se superposent ; certaines semblent rythmer l’ensemble telles des percussions (Uber den Dächern). Notre imagination s’envole très loin (Traum vom Fliegen).
C’est véritablement une musique automnale, où les notes des trois pianos se métamorphosent en feuilles mortes qui tombent au gré du vent. Elles voltigent, elles tournoient à l’infini. Certains titres sont aériens et fluides dans leurs mouvements comme des cascades brillantes sous une nuit étoilée (Traum vom Fliegen, Spiegel im Spiegel). D’autres comme Il Campanile, Brandung ou Zwischen den Zeilen sont baignés par une grâce angélique et une douce mélancolie qui vous donnent des frissons. Mais ce style néo-classique peut aussi paraître solennel ou trop sévère, voire même parfois ennuyeux par ce côté vieillot et exubérant comme c’est le cas avec Karussell. Ce titre dépareille complètement avec les autres compositions qui sont liées entre elles par une totale harmonie et qui misent davantage sur la subtilité. Karussell n’a définitivement pas sa place dans cet album et aurait été plus approprié sur un album solo de ROEDELIUS du genre Jardin au Fou.
Tasten propose une musique d’une autre époque symbolisée par des pianos majestueux; ces-derniers nous invitent à les suivre pour une ballade au coeur d’un paysage merveilleux où nous mettons de côté tous nous soucis. En écoutant cette musique, c’est comme si nous étions libres et insouciants : Spuren in Schnee, Abends Ganz Leis possèdent cette touche rare d’humanité qui nous enveloppe avec tendresse.
Certains vont probablement trouver le temps long ici, mais QLUSTER a le mérite de nous faire vivre une expérience sonore mémorable remplie d’émotions. ROEDELIUS et ses deux complices (également de grands pianistes; BOCK est notamment très influencé par REICH, GLASS, RILEY, ENO ou les frères Keith et Chris JARRETT) jouent une musique qui n’est certainement pas facile… Finalement, elle ne l’était pas non plus à l’époque du trio KLUSTER. Cet esprit de recherche et d’aventure est toujours bien présent. Que ce soit avec des atmosphères dures, industrielles, de l’ambient music, des instruments électroniques ou de simples pianos, en fait, le résultat est le même. Quelque soit l’époque, tous les musiciens gravitant autour des entités KLUSTER / CLUSTER / QLUSTER ont la volonté de créer une musique hors du temps où un futur visionnaire côtoie un passé des plus nostalgiques.
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Cédrick Pesqué