ROEDELIUS / STORY – 4 Hands
(Erased Tapes)
Il faut bien admettre que depuis le temps (et ça remonte à pas mal d’années déjà avec KLUSTER), ROEDELIUS est toujours aussi prolifique. Encore récemment, nous avons pu mettre la main sur plusieurs nouveautés proposant des musiques variées et parfois radicalement opposées. Par exemple, il y a eu l’album Zurufe (label IDEAL Recordings, 2021) suite au projet MOL QUARTETTO réunissant ROEDELIUS, Christopher CHAPLIN (le fils de Charlie CHAPLIN – voir aussi l’album King of Hearts avec ROEDELIUS), le Suédois Carl Michael Von HAUSSWOLFF et l’Américain Tim STORY. Il ne contient qu’une seule performance de plus de cinquante minutes, réalisée dans un musée et en studio, offrant une musique drone-électronique très « dark ambient » et expérimentale. Il faut vraiment s’accrocher pour tenir le coup et pouvoir tout écouter d’une seule traite. Ce n’est pas évident, car cette musique n’est pas facile d’accès et nous rapproche des expérimentations de KLUSTER. Puis, plus récemment, au mois de février dernier, est paru 4 Hands (en format LP et CD) de ROEDELIUS accompagné de Tim STORY.
Il ne s’agit pas de leur première collaboration ensemble. Tim est un proche de la famille « CLUSTER et Compagnie » depuis de nombreuses années déjà. Si vous pensiez trouver ici de la musique électronique pure et dure, alors vous risquez d’être déçus et de trouver le temps long parce que 4 Hands ne propose que des compositions jouées au piano. Et cela dure 47 minutes !
Rappelons qu’il existe, dans l’immense œuvre de ROEDELIUS, de nombreux disques de ce genre. Donc, ce n’est pas une surprise pour les initiés de sa musique qui ne se limitent pas seulement à ses travaux avec HARMONIA ou avec CLUSTER. Pour apprécier un disque comme 4 Hands, il faut savoir prendre son temps et peut-être même attendre le bon moment ou la bonne saison pour l’écouter. La musique de 4 Hands n’est certainement pas adaptée pour un jour de printemps ou d’été. Il conviendrait davantage pour un jour pluvieux en automne ou lors d’une froide nuit hivernale.
Tout le disque est somptueusement baigné d’une ambiance néo-classique pleine d’humanité et de délicatesse. Il est constitué de onze pièces instrumentales qui semblent voguer sur un océan de tranquillité. C’est cette image qui nous vient à l’esprit dès les premières notes de Nurzu, le titre qui a l’honneur d’ouvrir cet album.
La limpidité des notes de Spirit Clock contraste avec Haru dont la lenteur générale lui procure un aspect rempli de sobriété dramaturgique. Avec Seeweed, il semble que le temps s’écoule lentement au son du tic-tac d’une vieille horloge. Sur Allegro Estinto, la mélodie, prenant vie suite à une avalanche de notes qui semblent voltiger à la clarté de l’aube, est l’une des plus émouvantes de ce disque et peut rivaliser de beauté avec The Plateaux of Mirror de BUDD et ENO.
Chaque pièce est animée d’une vie propre, déployant une couleur différente, vive ou plus foncée, exprimant des sentiments divers et contrastés. Les notes semblent éprises d’une douce sérénité, d’une légèreté insouciante, d’un romantisme voluptueusement mélancolique, d’une solennité captivante ou au contraire d’une profonde gravité.
Le style enjoué et volontaire de Crisscrossing se distingue de la structure plus solennelle et sévère de Thrum. Le dernier titre, Ba, renoue avec l’essence même de la musique de ROEDELIUS par son côté mélancolique et poignant.
De cet ensemble cohérent d’artéfacts pianistiques prend fébrilement forme une lumière blanchâtre douce et réconfortante enveloppant chacune de ces pièces qui se dévoilent à nous en toute simplicité, dans un dépouillement absolu, avec beaucoup d’amour, de tendresse et de tristesse.
Il est fort agréable d’avoir ici de tels musiciens qui soient capables de créer de belles musiques émouvantes et sérieuses, des êtres qui ne passent pas leur temps à reproduire de grandes œuvres classiques. Il y a tellement de musiciens qui se contentent de jouer la musique des autres et qui n’arrivent pas à composer des œuvres personnelles.
Avec ROEDELIUS et STORY, une autre page se tourne dans le monde raffiné du néo-classique. Nous apprécions la nature de ces pièces, leur beauté naturelle mais aussi leurs secrets les plus complexes qui se précisent au fil des écoutes. Des notes cristallines ou plus ombrageuses peignent des couleurs variées et forment au final un tableau sonore, mouvant et changeant selon le moment où nous l’écoutons. Il faut savoir qu’ils n’ont utilisé qu’un seul piano pour réaliser ce disque. Il s’agit d’un Yamaha C7 appartenant à Tim STORY dans son studio aux USA.
En fait, lors de l’une de ses dernières visites là-bas, en mai 2019, ROEDELIUS a joué sur ce piano puis, après avoir écouté/étudié son jeu subtil et tout en nuances, Tim STORY s’est mis à composer, enregistrer et ajouter ses propres parties musicales. C’est assez incroyable, car nous pouvons considérer ces pièces comme des duos impossibles. Ils ont joué sur le même instrument mais à des périodes différentes, créant ainsi un fabuleux dialogue musical. Tim a remarqué qu’ils jouaient même parfois à la même octave au même moment, impliquant le fait qu’il est impossible de dire qui joue quoi.
4 Hands n’est donc pas un album ordinaire. Même avec un instrument aussi classique, les deux musiciens arrivent à expérimenter et à surprendre. C’est beaucoup plus recherché que cela peut paraître. Ils ont aussi et surtout soigneusement évité le piège de faire basculer cette musique dans une niaiserie commerciale infâme. Le résultat est simple et complexe à la fois, très beau et poétique, apaisant et dramatique.
4 Hands peut être vu finalement comme un album de réflexion intérieure, d’apaisement de l’âme, mais il est aussi à classer parmi les disques qui sont hors du temps, semblant être le fruit de deux purs esprits échappés d’une époque surannée. Nous sommes totalement transportés vers un esthétisme nostalgique fantasmé, idéalisé qui n’a hélas quasiment plus sa place dans le monde bruitiste actuel.
Cédrick Pesqué
Label : Erased Tapes