Roland BECKER
Dans le ventre de la Bretagne
L’Histoire de la musique bretonne est pavée de dates décisives, d’événements imparables, d’artistes fatidiques, mais aussi d’œuvres restées, sans qu’on sache trop bien pourquoi, dans l’ombre des paillettes de la reconnaissance médiatique et publique. Ainsi celle de Roland BECKER, saxophoniste émérite et sonneur de bombarde réputé qui fut, de 1975 à 1998, le directeur d’un bagad déjà pas trop orthodoxe, la KEVRENN ALRE. Il est vrai que l’univers musical de BECKER ne se cantonne pas au rocher de l’Argoat, auquel il voue cependant une indéniable passion culturelle ; John COLTRANE, Charlie PARKER et MAGMA ont laissé des traces durables dans son esprit et il y a fort à parier qu’ils lui ont instillé le goût des créations musicales faisant se croiser et s’amalgamer des m ondes en apparence très distincts.
Mais même l’étiquette « jazz celtique » ne suffit pas à représenter toute l’étendue de l’inspiration de Roland BECKER. Ces dernières années, il s’est plu à explorer les sources acoustiques de la tradition bretonne, non tant par souci de sonner plus « authentique » que pour stimuler l’imagination de l’auditeur, et enrichir de détails insolites ses fresques sonores dédiées à certaines pages du passé de la Bretagne.
Du MEGALITHIC ORCHESTRA à l’ORCHESTRE NATIONAL BRETON, Roland BECKER s’est taillé une réputation de maniaque du défrichage qui ne peut incommoder que les penseurs étroits. Après avoir compté parmi les précurseurs d’une certaine musique celtique contemporaine et progressive, BECKER a ressuscité la tradition des faiseurs de fêtes et de bruit, au point de devenir le sonneur tapageur et grimé de spectacles haut en couleurs et fort en sons rustiques, donnés en salle ou dans la rue. Avec son dernier duo en date, KOF A KOF, il rappelle à notre bon souvenir le temps jovial et cocasse du « breizh-musette » des cafés et cabarets de l’entre-deux guerres…
En racontant son parcours, c’est à une plongée directe dans l’histoire et la vie culturelle de Bretagne que nous convie Roland BECKER, aussi féru d’histoire de l’art que maître dans l’art de rééclairer l’histoire par l’imaginaire qu’elle lui a suscité.
Roland BECKER : « Je suis né à Auray, même si, BECKER, ce n’est pas du tout breton ; mon père était Allemand. Il est même né en Silésie, qui ne fait plus partie de l’Allemagne, mais de la Pologne. Il est parti à dix-sept ans et demi à la guerre sur le front russe. Blessé par les Américains, il a été transporté dans un camp de prisonniers à Rennes. Après, il a été prisonnier volontaire dans les fermes et s’est retrouvé à la Chartreuse des bonnes sœurs d’Auray. Il a préféré rester là plutôt que de retourner dans un pays devenu misérable. Il s’est donc marié avec une Bretonne de la Trinité-sur-mer, qui avait été dans la même classe que Eric TABARLY et Alain BARRIÈRE…
« J’ai commencé la musique à onze ans. J’habitais la gare d’Auray, bien que mon père était charcutier en fait. Auray était alors le plus grand centre SNCF de l’Ouest. C’est là qu’on réparait les locomotives à vapeur. Il y avait plus de cinq cents familles de cheminots autour de la gare. Je me suis retrouvé à l’école primaire avec les enfants des cheminots. En 1951, vu qu’il y avait pas mal de monde dans le coin, les cheminots ont décidé de créer un bagad. C’était la grande époque où on lançait des bagadous. Le premier a été créé en 1948 par les cheminots de Carhaix. Trois ou quatre ont dû suivre et en 1951 s’est monté l’un des plus grands bagadous à Auray, la KEVRENN ALRE. Bien que n’étant pas fils de cheminot, j’ai été intégré vu que j’étais tout le temps fourré avec les enfants des cheminots, qui étaient des copains de mon âge, de mon école. Je dois dire aussi qu’il y avait un centre aéré pour cheminots. Deux ou trois personnes détachées du centre de la gare d’Auray s’occupaient ainsi des enfants le jeudi (c’était alors le jour de repos des enfants) et pendant les petites et les grandes vacances. Et moi j’y allais parce que je faisais vraiment partie de la famille.
« À l’époque, il y avait un monsieur qui s’appelait Pierre GUILLET ; il n’avait pas d’enfants mais s’était retrouvé là suite à des problèmes de santé. Il avait fait les Beaux-Arts et avait conçu un gros travail sur l’artistique. J’ai appris à peindre, à dessiner et à sculpter le bois et la pierre à l’âge de neuf/dix ans. On faisait aussi du judo et du rugby celtique. C’est par ce bonhomme-là et cette ambiance-là que j’ai eu envie de faire de la musique, et non pas le contraire. Beaucoup de gens ont commencé par la musique… J’ai ainsi des origines et des façons de penser qui ont été différentes dès le début.»
D’un monde à l’autre
« J’ai donc commencé la musique en apprenant la bombarde dans la KEVRENN ALRE. Et vu que « l’enfant était doué, mon père m’a dit : « C’est bien la biniouserie, mais il serait temps d’apprendre à jouer de la vraie musique. » À cette époque-là, les parents étaient comme ça. Je suis donc entré au Conservatoire et j’ai choisi le saxophone. Je me suis retrouvé ainsi dans deux mondes : j’allais jouer de la bombarde dans les kermesses avec les copains, les élèves de la KEVRENN ALRE, pour une classe sociale ouvrière de cheminots et de paysans et parallèlement j’allais au conservatoire à Vannes, puis ensuite à Rennes. Et là, c’était collet-monté et j’ai fait des études vraiment classiques, très sérieuses. On étudiait la musique, on vouvoyait le professeur… J’ai ainsi appris en parallèle le côté populaire et le côté savant de la musique, jusqu’à l’âge de dix-huit/dix-neuf ans. Si j’avais joué du violoncelle, peut-être que j’aurais aujourd’hui mélangé la musique classique et la musique bretonne. Mais comme il se trouve que j’ai fait du saxophone, j’ai découvert autre chose.
« En me faisant offrir les disques à Nöel, j’ai écouté Charlie PARKER, John COLTRANE et les autres… C’est alors qu’on se dit ”tiens, c’est curieux ce phrasé bien chaud, comme quand on entend les vieilles dames chanter dans les fêtes populaires“. Et là, j’ai fait le rapprochement.»
En 1975, la première vague celtique bat son plein, et Alan STIVELL sollicite le jeune Roland – qui avait alors dix-huit ans – pour venir jouer avec lui dans un concert.
Roland BECKER se souvient : « C’était la première fois qu’il me demandait… Ça a été un petit coup de pouce, il m ’a aidé au moins dans ma tête.»
Ainsi, bardé de ses prix pour la recherche musicale qu’il a remporté au Kan Ar Bobl pendant six années successives, de 1974 à 1980, Roland BECKER prend le temps de peaufiner un projet qui avait germé dans sa tête, avant de retrouver en 1980 le groupe de STIVELL en tant que talabardeur soliste pour jouer la célèbre Symphonie celtique.
Roland BECKER : « En 1978, Dan AR BRAZ a quitté le groupe de STIVELL et a monté son propre groupe. On avait donc d’un côté STIVELL qui présentait sa musique comme du folk celtique et Dan AR BRAZ qui, avec son premier disque, Douar Nevez, présentait sa musique comme du rock celtique. J’écoutais beaucoup de choses à l’époque et je me suis dit : « Pourquoi pas faire quelque chose comme du jazz celtique ? » Le mot était lancé ! C’était en 1977.
« J’ai ainsi pris des cours ; j’ai travaillé avec Jean-Louis CHAUTEMPS, quelqu’un de peu connu mais de très remarquable. J’ai rencontré des gens comme Michel PORTAL, etc. Ces gens-là m’ont aidé à savoir ce que j’avais envie de faire, mais pas sur plusieurs musiques populaires, comme ce qu’a fait PORTAL, mais en gardant mon identité culturelle bretonne. »
Son identité bretonne, Roland BECKER y tient, il en fait même une question politique, même s’il s’oppose farouchement à toute tentation nationaliste. « À force de dire « je suis Breton », « je suis Celte », déclare-t-il, on finit par avoir des propos nationalistes dangereux. Aujourd’hui, ça parle encore de « race pure ». Ça, ça me fait très, très peur. Il faut faire très attention. Bien souvent les gens qui disent ça sont de braves gens, mais ils finissent par dire des conneries et tiennent les mêmes propos que Le PEN… Moi qui suis fils d’Allemand et connaissant l’histoire de mon père, je suis très à l’aise pour en parler, pour dire « non » !
Première Éclipse
« À vingt-quatre ans, j’ai fait un premier album qui était un mélange de ce que je connaissais, de ce que j’avais abordé, avec d’une part le côté traditionnel breton et le côté musique « actuelle » (je n’emploie pas les mots « jazz » ou « celte » volontairement) ; musique populaire et musique actuelle. Sur le disque, je n’ai pas écrit que c’était du jazz celtique. C’est la presse qui, plus tard, a appelé cela comme ça. Les gens aiment bien les étiquettes, alors…»
Mêlant en une vision syncrétique les connaissances de Roland BECKER en matière de musique traditionnelle bretonne et son goût pour le jazz parkerien et coltranien, Fallaen présente une vision musicale aussi sophistiquée qu’aboutie doublée d’une poétique mystique évoquant les danses nocturnes, les souvenirs soufflés par le vent, les forces élémentales et les astres. La Terre, l’air, le soleil et la lune (« fallaën » signifie éclipse) sont loués dans l’unisson des bombardes et des saxophones.
Garants de la coloration jazz, les pianos, synthétiseurs, ainsi que la basse électrique et la batterie cohabitent en bonne intelligence avec d’autres singularités sonores telles que la crécelle, le gong thaïlandais, le tambour slovaque, les timbales créoles, le piano à pouces africain, le flexatone et la mâchoire d’âne ! On distingue déjà dans tous ces reliefs rustico-futuristes le souci de mettre les sons en scène et en espace en faisant valoir leurs contrastes spécifiques autant que leurs aptitudes à dépeindre ensemble un univers personnalisé aux horizons amples et bariolés.
Rythmes mégalithiques
Dans la décennie qui a suivi la sortie de Fallaen, Roland BECKER entame diverses expériences, travaillant pour un spectacle regroupant 70 musiciens (Lug Samildanac’h), créant le COLLECTIF SAX (avec une trentaine de musiciens), s’initiant à l’informatique musicale tout en continuant à étudier la musique traditionnelle (ce qui lui a valu en 1996 d’obtenir un diplôme d’État de professeur de musique traditionnelle). C’est aussi l’époque où il « flashe » sur un univers musical très particulier…
«Je vous pose la question : quel est le groupe qui représente vraiment une identité culturelle européenne, qui joue de la musique européenne, le seul à ne pas s’inspirer de la musique américaine ? MAGMA !
« Voilà mon groupe préféré, de loin ! Il a repris la tradition des rythmes, des gammes des musiques répétitives populaires, de WAGNER, de PROKOFIEV… À aucun moment c’est du rock n’roll ou du jazz. C’est génial ! J’ai dû voir MAGMA treize fois sur scène. Encore aujourd’hui, j’écoute toujours MAGMA, de même que Frank ZAPPA, et plein de choses… (À l’heure actuelle, j’aime bien KOHANN, par exemple.) »
Cette passion que voue Roland BECKER au groupe de Christian VANDER l’encourage à prolonger ses expériences combinant musique traditionnelle bretonne et influences contemporaines et jazz. Il faut attendre 1991 pour voir apparaître le successeur de Fallaen, Gavr ’inis, qui traduit la vision beckerienne d’une musique universelle comprenant autant d’éléments antiques que modernes. Le livret du CD, qui comprend maints illustrations de mégalithes et qui recense différentes anecdotes et interprétations les concernant, s’ouvre sur ces notes qui en disent long sur le concept ayant présidé à l’élaboration du projet.
Roland BECKER : « Les gravures de Gavr’inis nous disent comment ces lignes circulaires dessinent l’alternance des vibrations, des jours, des nuits, des marées, des saisons et des années. Cycles et rythmes en arrivent à se confondre en des images sonores, et ma musique tend alors vers le rituel et l’intemporel. Elle se fait prière profane, incantation. Elle module l’angoisse en joie, et tente de désigner l’intervalle de temps qui sépare les événements fabuleux : loi analogue qui régit la musique, la danse et même l’architecture, où chaque motif (chaque figure) vient graver la vie, le temps d’une émotion. »
Trois familles d’instruments se font entendre sur ce disque : les bombardes (représentant la musique traditionnelle), les instruments « rock » (basse, batterie et chant aux accents de rock symphonique) et les cuivres (pour incarner la part « jazz »). La présence du guitariste Jean-Luc CHEVALIER permet bien sûr d ’établir le lien avec MAGMA (et non pas avec TRI YANN…), tandis que Gilles SERVAT joue le récitant imprécateur dans Balor. Malgré le caractère éloquent de l’ambition esthétique qui régit ce disque, Roland BECKER n’est guère totalement satisfait de celui-ci : « Gavr’inis n’était pas un bon disque ! Il n’y a que des machines, c’est très froid. Il y a de bons arrangements, mais c’est mal géré, mal mixé… Mais comme je n’avais pas de sous pour payer les musiciens, alors… »
Reste cependant une expérience unique en son genre, qui aura toutefois eu l’opportunité de se produire sur scène sous le nom MEGALITHIC ORCHESTRA.
« Gavr’inis était une bonne expérience, reconnaît Roland BECKER, mais pas menée à bout. c’est pour ça que je dis que le disque n’est pas terrible… Mais sinon, on a pas mal tourné avec le MEGALITHIC ORCHESTRA. »
Film de fêtes et fête des sons
Après Gavr’inis, Roland BECKER se rabat sur des musiques plus acoustiques, plus traditionnelles : « À un moment, j’ai découvert un autre monde qui m’a ramené à mon premier métier. J’ai été en effet sculpteur sur bois avant d’être musicien. Cela a certainement été initié par Pierre GUILLET dont je vous parlais tout à l’heure, qui a été un peu le maître à penser de ma jeunesse, le ”grand druide“ en quelque sorte ! On a toujours quelqu’un qui remplit ce rôle quand on est jeune… Il y a toujours une personne, en dehors des parents et de la famille, qui ne nous a peut-être pas appris mais qui a donné un déclic… Je me suis donc retrouvé dans les années 1990 dans une situation où j’ai continué la musique tout en y mêlant un côté visuel. Je n’étais ni acteur ni comédien, mais on a travaillé dans ce sens-là. Je dis ”on“ parce que très vite je me suis entouré de gens, à partir de 1989, avec lesquels j’ai créé la compagnie Oyoun Musik. L’idée était de mêler la musique au visuel, notamment le théâtre, la comédie.
« J’ai donc travaillé avec des gens qui étaient prêts à être comédiens et musiciens. Le déclic, c’était en 1994-95. J’ai travaillé avec un ami ingénieur du son dans le cinéma avec qui j’ai fait un reportage sonore. On est partis d’un constat : ”Tiens, on parle beaucoup de musique bretonne, mais il n’existe pas de musique populaire bretonne enregistrée.“ Évidemment, il n’existe pas d’enregistrements de musiciens bretons de 1863, et pour cause ! L’idée est donc d’enregistrer de la musique bretonne dans son contexte.
C’est un peu comme lorsqu’on va au parc animalier en voiture. On ferme les portes et les vitres et on passe à côté des lions… C’était un peu cette idée-là… Pendant un an, on a enregistré toutes sortes de choses qui avaient rapport avec le dix-neuvième siècle. On s’est posé la question : « On est en 1848, dans le pays de Lorient, d’Hennebont, d’Auray, de Pontivy, qu’est-ce qu’on entend ? ». À travers les archives, les livres, les gravures et moult éléments, on a essayé de retrouver ce qu’on pouvait entendre à cette époque. On a fait un reportage sonore sur la société traditionnelle qu’on a appelé Deùeh Fest ha Fest noz (Jour de fête et Fête de nuit). Le titre a été volé à Jacques TATI, tout simplement ! Il y a un rapport, c’est le même travail, sauf que ce n’est pas la même période. Les sons, les bruits m’intéressaient. Cela a donné un travail visuel, mais à partir d’une matière sonore et non visuelle. On a appelé cela un film sonore. »
Avec Jour de fête et Fête de nuit, Roland BECKER trouve mieux que la machine à remonter le temps, même si l’idée est de dépeindre le quotidien populaire de la B asse-Bretagne au dix-huitième siècle : il met au point la machine à réinventer le passé, qui met en éveil toutes les capacités de représentation de l’auditeur-voyageur. Outre Roland BECKER aux bombardes, Didier DURASSIER au biniou et à la veuze et Antonin VOLSON au tambour, tous trois devenus musiciens itinérants, plusieurs artistes jouent les marchands de foire ou les crieurs publics, imitent oiseaux et animaux, ou tâtent de la crécelle, de la feuille de lierre, de la rhombe, de la noisette siffleuse, de la bassine de cuivre, de la paille d’avoine et autres curiosités de la nature.
« Les instruments de cette époque existent toujours. Il y avait bien sûr le biniou et la bombarde, ainsi que le tambour, et puis il y avait des instruments moins pittoresques, comme le serpent, sorte de gros pipeau avec une embouchure comme celle du trombone, avec six trous. On jouait de cet instrument dans les églises… La Bretagne étant une province très ecclésiastique, on a retrouvé des joueurs de serpent qui étaient là pour accompagner les cantiques dans les églises. Sur le disque, c’est Michel GODARD qui en joue. Il y a aussi du fifre. Dans la région de Pontivy, qui en deux époques au cours du dix-neuvième siècle, s’est appelé Napoléonville, on entendait des gens jouer du fifre jusque dans les années 1930. Il y a ainsi un tas d’instruments populaires qu’on entendait dans la société traditionnelle du dix-neuvième siècle et qu’on a remis dans un contexte souvent festif. En fait, on a à peu près tout répertorié.
« Après, tout le souci et le plaisir étaient d’intégrer cela à un contexte. On ne tenait pas à faire un catalogue avec deux minutes de ci, deux minutes de ça…, mais à raconter réellement une histoire, à écrire un synopsis comme pour les films. On entend un feu de la Saint-Jean, des enfants parler breton et jouer dans la campagne, des instruments buissonniers faits avec des feuilles, des herbes, etc. C’est tout un reportage sonore sur la vie paysanne, campagnarde.
« On s’est beaucoup amusés à faire ça, même si ça a demandé un énorme boulot. Ce qui est amusant, c’est qu’on a eu le prix Charles-Cros pour ce disque, en 1996. Cela m’a amené plein d’invitations à faire des concerts en France et à l’étranger. Bien évidemment, on ne pouvait reproduire ce film sur scène. Donc on a décidé de créer le truc le plus représentatif du disque, ce fameux trio biniou-bombarde-tambour que les Romantiques appelaient l’Orchestre national breton. »
Faiseurs de bruit
Du fait de l’impossibilité de jouer sur scène le disque Jour de fête et Fête de nuit, Roland BECKER et ses acolytes créent le spectacle Breiz-Izel, joué notamment au Festival interceltique de Lorient le 10 août 1996. Conçu comme une série de tableaux visuels et musicaux inspirés des gravures réalisées par Olivier PERRIN entre 1794 et 1808, Breiz-Izel tire son répertoire du manuscrit – retrouvé par BECKER – du chanoine MAHÉ, l’ »antiquaire ecclésiastique » (1760-1831) réputé comme étant l’un des plus grands collectionneurs de musique.
Grimés comme sur les gravures du Breizh Izel, les trois musiciens de l’ORCHESTRE NATIONAL BRETON (O.N.B.), qui ont enregistré en 1997 un mini-CD, ont ensuite donné quelque 300 prestations en France comme à l’étranger, dans plein de contextes variés, dont le festival des Arts de la rue, préférant ouvertement le concert déambulatoire au concert avec scènes, sièges et micros. Censé donner un show-case au Virgin Mégastore à Paris, l’ONB a ainsi entraîné le public présent à venir « gavotter » sur les Champs-Elysées !
Roland BECKER : « Avec l’ONB, on avait fait un travail très intéressant que seulement quatre ou cinq personnes font en Bretagne, à savoir un travail sur les gammes non tempérées, c’est-à-dire des gammes qui n’ont pas que des tons ou des demi-tons comme sur un piano, mais aussi des trois-quarts de tons, etc. On a fait donc des copies d’instruments anciens : le biniou dont on jouait est un biniou ancien qui a environ 120 ans, par exemple. »
L’aventure de l’ONB trouvera son prolongement logique avec la parution, en 2000, de l’album Er Roue Stevan, où nos trois « trouzerion » (faiseurs de bruit) convient toute une palanquée d’artistes à célébrer dans la stridence festoyante les prophéties du roi Stephan, un mendiant vaticinateur qui s’est fait connaître il y a quelques siècles d ans le pays de Vannes.
Roland BECKER : « Je pense que Er Roue Stevan est le disque le plus réussi, tant sur le plan de l’enregistrement, du mixage, que sur l’apport des instruments, etc. C’est à la fois traditionnel – il n’y a que des instruments populaires, issus de la société traditionnelle – il n’y a même pas d’accordéon. J’ai essayé de garder l’idée de l’O.N.B. avec tous les invités, clarinettes, vièles, violons… – et ça sonne très moderne, très jeune, actuel, contemporain quoi ! »
Mais réunir 32 musiciens pour un spectacle est un exercice périlleux, aussi le CD restera-t-il sans suite sur le plan scénique. Qu’à cela ne tienne, d’autres envies viennent déjà titiller Roland BECKER…
Entre deux ventres…
Roland BECKER : « Comme je suis aussi saxophoniste, j’ai eu envie de rejouer du saxo, et donc de créer un duo, KOF A KOF, avec Régis HUIBAN (membre de TAN BA’N TI). Parallèlement, on a créé un autre groupe, qui s’appelle MONSIEUR KERBEC ET SES BELOUZES. « Kof a Kof », c’est le nom d’une danse, « ventre contre ventre ». Il y a des gens en Bretagne qui s’appellent LE GOFF. C’est le même mot en fait. Et Charles LE GOFFIC, un écrivain du début du vingtième… « Le Goffic », c’est le petit ventre… À la fin du dix-neuvième siècle donc, l’accordéon a été adopté en Bretagne, ainsi que son répertoire. Quand cet instrument a débarqué, on ne dansait que des danses en rond ou en chaîne, comme la gavotte, le laridé, l’andro, etc. Il a donc fallu adapter des danses au principe de l’accordéon. Ça a donné la valse, la scottish, la polka.
« Toutes ces danses très populaires à la fin du dix-neuvième siècle sont rentrées dans le répertoire populaire en Bretagne, en Haute-Bretagne et en Basse-Bretagne particulièrement. C’était des danses en couple, donc on se touchait le ventre. Alors, les sonneurs et les accordéonistes étaient déjà très mal vus par le clergé, mais quand on a commencé à jouer ces danses-là, c’était épouvantable pour lui ! L’accordéoniste était voué aux flammes infernales. Jouer des danses kof a kof, c’était terrible ! Les curés ont tout fait pour que ce soit supprimé, particulièrement en Bretagne parce que c’était très religieux. En 1939, juste avant la guerre, je connais un monsieur qui a été excommunié pour avoir jouer une polka à la sortie de la messe au cours d’un mariage !
« Donc, l’accordéon a été implanté en Bretagne. Après la guerre de 1914-18, les gens ont eu envie de changer de vie. En Bretagne, la révolution tant industrielle que culturelle s’est faite après la première guerre mondiale, contrairement à d’autres pays où ça s’est fait dès 1870. On a eu du retard en Bretagne, c’est clair. À ce moment donc, on n’a plus envie de porter le chapeau de velours, on préfère la casquette. La coiffe, on la porte moins et l’État français impose la langue française. Il y a un moment où tout évolue. Ma grand-mère, qui est née en 1887, me disait qu’ils étaient bien contents que ça évolue. Ils en avaient ras le bol de vivre dans des chaumières avec de la terre battue, sans chauffage, et la porte de la cuisine qui ouvrait sur l’étable…
« On a donc rangé la langue bretonne, les costumes, le chapeau de velours, et on a aussi rangé le biniou et la bombarde. On a joué à la place de l’accordéon et du saxo. Particulièrement dans le pays de Lorient, Quimperlé, Quimper, Auray, tout le sud, et un peu le Centre-Bretagne, la grande tendance des années 1920-30 a été de supplanter le couple biniou-bombarde par le couple accordéon / saxophone. D’où le titre de notre duo, KOF A KOF, parce que c’était très représentatif. Cela dit, on joue très peu de danses kof a kof. Ça ne représente qu’un dixième de notre répertoire. »
World musette
Avec KOF A KOF, Roland BECKER délaisse la caillasse et la verdure des chemins ruraux au profit du plancher ciré des salles de bal des guinguettes et des mariages. Les sonneurs des champs ont fait place aux swingueurs des villes, et c’est tout un music-hall intimiste qui se donne à écouter dans le CD Au Café breton. La Bretagne de l’entre-deux-guerres dépeinte par Régis HUIBAN et Roland BECKER s’est parée de nouveaux atours. Le couple accordéon chromatique / saxophone n’admet pour complices occasionnels que la clarinette et le jâse (grosse caisse actionnée par le pied d’un des musiciens, l’ancêtre de la batterie pour ainsi dire). Si on reconnaît ça et là quelques bribes de thèmes traditionnels, les polkas, mazurkas, javas imposent leurs modes.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, nous avons bel et bien affaire à des compositions, saupoudrées de réminiscences tziganes, de jazz manouche, et multipliant les clins d’œil au musette-swing de Gus VISEUR ou encore à la gavotte-swing de Pier MIN, figures marquantes de l’époque évoquée.
Ultra-référentiel dans ses formes, le « world-musette » de KOF A KOF est celui d’un passé fantasmé dont on aurait ravivé la sève des racines pour rappeler l’universalité du duo local saxo-accordéon. Le CD est présenté avec un épais livret reproduisant plusieurs photos (splendides et burlesques) tirées du spectacle conçu par le duo.
Présentant un spectacle muet entièrement mimé, KOF A KOF l’a décliné en deux formules : joué en salle, il s’appelle donc Au Café breton ; joué dans la rue, il devient Au Cabaret breton. Ne pouvant reproduire sur scène ce qu’il fait en extérieur, le duo a dû retravailler toute la mise en scène avec les mêmes personnages, instruments et décors. Sketchs et numéros de music-hall (et même extrait de film joué live ! – apparition du cinématographe oblige) s’enchaînent comme des tranches d’une vie passée comme une parenthèse enchanteresse et repensée à la faveur d’une rêverie nostalgique.
Roland BECKER : « On ne voulait pas faire un concert avec partitions et micros et toc, on joue ! On sait le faire… Je n’avais pas envie de refaire ça, mais de travailler sur le plan visuel, de donner un aspect burlesque au duo. Vu comment est bâti Régis HUIBAN, avec moi, ça donne vraiment un côté LAUREL et HARDY ! Le décor, c’est un petit peu fou parce que c’est une scène sur roulette qui n’est pas très grande, environ 1,50 m au plus ! On y est donc assez serrés et, à un moment donné, on la retourne ; de l’autre côté, il y a un bar. Quant au répertoire, c’est évidemment de la musique bretonne, mais endimanchée. On joue de la gavotte un peu jazz-swing-music-hall… C’est un mélange de tout ça. Il s’agit, pour la plupart des morceaux, de compositions fortement inspirées de danses traditionnelles…
« Je n’ai pas la prétention d’être un musicologue, mais quand je fais un travail comme ça je m’intéresse à ce qui s’est fait et au fond de l’histoire. Je cherche toujours midi à quatorze heures… Et je me suis vite rendu compte que le duo accordéon / saxophone était quelque chose de très local en Bretagne. En même temps, c’est universel : on retrouve cela en Chine, en Russie, en Roumanie (Erik MARCHAND a fait un travail de collectage en Roumanie…). On peut écouter un truc polonais, tunisien, anglais ou breton, au bout de trois mesures on se dit : ”Ah, ça, c’est de la gavotte, c’est de la musique bretonne ! “ Ça s’entend, on sait bien que c’est pas du chinois.
« De plus, l’accordéon est un instrument allemand (autrichien à la base) et le saxophone a été inventé par Adolph SAX vers 1840. C’est donc un instrument belge. On se retrouve donc avec deux instruments qui n’ont absolument rien à voir avec la tradition pure et dure et on arrive quand même à donner un phrasé qui fait dire ”ça, c’est breton !“. C’est un pari rigolo… »
Pour 2003 , Roland BECKER travaille à un nouveau projet à consonance ethno-électronique qu’il situe « entre Fallaen et Jour de fête… » et qu’il appelle le Gavottophone, ou la « chaudière à musique », locomotive non orthodoxe produisant des sons par vibrations qui s’entrechoquent et passent en boucles ! L’alchimiste Roland BECKER a encore bien du souffle à exploiter, pour la plus grande joie de nos imaginaires…
Article réalisé par Stéphane Fougère
Photos spectacles : Sylvie Hamon
Discographie Roland BECKER :
Fallaen (1982 , rééd. CD Keltia Musique 1998)
Gavr’inis (1992, Escalibur)
En Bretagne morbihannaise (1993, Arfolk / Coop Breizh)
Jour de fête et Fête de nuit (1996, Arfolk / Coop Breizh)
L’Orchestre national breton (1997, Coop Breizh)
Er Roué Stevan (2001, L’Autre Distribution)
KOF A KOF : Au Café breton (2002, Oyoun Muzik)
Ouvrages Roland BECKER :
La Musique bretonne (avec Laure Le GURUN) (1994, Coop Breizh)
Musique bretonne (collectif) (1995, Chasse-Marée)
(Article original publié dans
ETHNOTEMPOS n°12 – mars 2003)