SambaSunda
Les Vertiges du bambou indonésien
L’auditeur un tant soit peu curieux de ce qui se donne à écouter en provenance d’Indonésie le sait bien : les musiques de gamelan (du nom de cet ensemble d’instruments à percussions en métal ou en bambou qui est prédominant dans les cultures des îles de Java et de Bali) dépassent le cadre de l’ethnomusicologie savante pour investir désormais le circuit de la world music. Rien que de très étonnant à cela, puisque le gamelan est riche d’une double tradition, classique – héritée des cours princières – et populaire, villageoise.
Parce qu’il transcende les clivages sociaux, le gamelan est une forme d’expression transculturelle. À l’heure de la mondialisation et de l’hybridation, les musiques de gamelan ont vu leur modes de production et de diffusion évoluer. Si certains acteurs culturels s’efforcent d’en préserver la fonction traditionnelle liée à des pratiques sociales au sein des communautés locales, d’autres l’ont intégré aux circuits de l’industrie culturelle mondialisante.
Comme Bali, Java est un vivier d’expressions artistiques centrées sur la musique de gamelan, et pas seulement traditionnelles. La partie occidentale de l’île javanaise, dénommée Sunda, est ainsi le théâtre bouillonnant de genres populaires « modernes » qui se démarquent nettement des formes artistiques savantes héritées des palais de Java-Centre. Sa capitale, Bandung, est le centre de rencontres multiculturelles où se télescopent les sonorités cristallines de l’antique gamelan Degung et les formes hybrides de la pop indonésienne.
C’est dans ce creuset bandungais qu’est né il y a plus d’une dizaine d’années le groupe SAMBASUNDA, fer de lance d’une nouvelle génération de musiciens qui a su créer un style pour le moins original.
Découvert récemment en Occident avec l’album Rahwana’s Cry, cette formation atypique, déjà auteur de plusieurs disques, a su synthétiser diverses formes musicales de Sunda et de Bali pour aboutir à un genre pan-indonésien qui n’a pas non plus craint de s’ouvrir à des sons et des rythmes d’autres parties du monde.
Son mentor, Ismet RUCHIMAT, a déjà participé à de nombreux projets de rencontres musicales et a su tirer parti des audacieuses innovations d’une autre grande figure de la musique sundanaise, Gugum GUMBIRA. Tout comme ce dernier a inventé un style de musique de danse devenu très populaire, le « jaipongan », Ismet RUCHIMAT a inauguré avec SAMBASUNDA une forme de world music aux contours certes métissés (intégration d’instruments exogènes…) mais fondamentalement ancrée dans le son acoustique du gamelan sundanais, le Degung, avec ses métallophones, ses gongs et ses tambours.
En cela, SAMBASUNDA joue un rôle important tant pour la jeunesse sundanaise, trop conditionnée par les sons occidentaux, que pour le public occidental, en présentant une forme syncrétique et urbaine de la musique de gamelan qui, il faut bien l’avouer, n’a jusqu’à présent guère été mise en valeur dans le réseau des « musiques du monde », trop soucieux de mettre l’accent sur ses formes traditionnelles « pures »…
Le succès de SAMBASUNDA a depuis quelque temps dépassé la seule Indonésie, puisque le groupe a effectué une première tournée européenne en 2003, puis une seconde à l’été 2006 qui est cette fois passée par la France, notamment aux Festivals Les Orientales, Les Suds à Arles et Les Escales de Saint-Nazaire, où il a été très remarqué. RYTHMES CROISES est parti à la rencontre de SAMBASUNDA et vous propose d’en raconter l’histoire et d’en éclairer la démarche artistique.
L’observation des instruments sur scène est à elle seule un ravissement : on est d’abord subjugués par l’éclat et les formes des différents gongs et métallophones posés là : les « bonang », « saron », « angklung ». Puis il y a les tambours : les « kendang », les « djembé »… Djembé ? En Indonésie ? Hum… un intrus ! On sait déjà que l’ensemble qui va se produire ne sera pas un gamelan strictement traditionnel. Et sur la gauche, il y a cette cithare, le « kacapi », qui trône en solitaire. C’est l’instrument de prédilection du maître de cérémonie, qui débarque bientôt avec ses camarades, tous rivalisant de costumes aussi bariolés que leur attitude est tapageuse. Ça sourie, ça rit, ça n’arrête pas de sourire, de rire. Tout le monde se regarde, « c’est toi qui commence ? Ou bien toi ? Non, c’est moi ! Ah bon, eh bien… » Et finalement, celui qui démarre n’est pas celui qu’on croit. Ça les amuse. Ça frappe sur les tambours, ça cogne avec des marteaux sur les métallophones, ça pince sur les cordes, et ça n’arrête pas de rire, de parler, de se faire des signes. Ils répètent ou ils ont déjà commencés ?
Il y a une décontraction désarmante chez ces musiciens, assez jeunes du reste, une attitude insouciante et culottée qui contraste avec la complexité des rythmiques jouées, l’interaction entre le métal, les peaux, les cordes, tandis que, sur la droite, un violon et une flûte « suling » nous entraînent dans des mélodies sinueuses, envoûtantes… Les morceaux passent, on se rend compte que tous les musiciens ne sont plus à la même place ou ne tiennent pas les mêmes instruments. D’un morceau à l’autre, il y en a un, dans le fond, qui déballe encore d’autres flûtes, une vièle, une guimbarde ; un autre prend une guitare… Parce qu’en plus, ils ont des talents multiples ! Ça tourne, et ça percute. Les musiciens ne cessent de se lancer des interjections, pour perturber le camarade ou le pousser à entrer davantage dans la transe ?
Puis on ralentit, et, subrepticement, une déesse à l’éblouissante parure débarque sur scène, exécute quelques mouvements de danse lancinants, éventuellement lascifs, mais sans forcer, sans tape-à-l’œil. Le micro en main, elle chante dans une langue inconnue, mais dont les inflexions parlent directement aux sens. Elle a le sourire aisé, mais sait se faire délicieusement mélancolique, éplorée, ou bien se met à faire participer la salle avec une vivacité contagieuse.
Peu après, c’est le bouquet de percussions sur le devant de la scène, les « singes », comme se plaît à les appeler leur chef, entament des dialogues tonitruants sur les tambours indonésiens et africains, certains se lèvent et exécutent des mouvements de « danse martiale ». Le calice jusqu’à l’hallali. D’autres vertiges sonores et visuels suivront.
Couleurs et matières, singeries et langueurs, tours de force et quiétudes capiteuses, chants du bambou, du métal, des cordes, du vent ou de la déesse, c’est SAMBASUNDA.
Une synthèse pan-indonésienne
Dans le contexte des musiques de gamelan indonésiennes autant que dans celui du grand bassin de la world music, la particularité de SAMBASUNDA est de proposer une combinaison inédite des musiques populaires traditionnelles ouest-javanaises, et de les avoir marier à des influences de l’île voisine, Bali, réalisant une synthèse pan-indonésienne dans laquelle les sonorités enveloppantes du gamelan Degung – le gamelan sundanais par excellence – et le groove sensuel du « jaipongan », style populaire de la capitale, Bandung, se mêlent aux secousses rythmiques du gamelan Kebyar balinais.
La formation, 100 % acoustique, comprend des instruments qui ne sont pas traditionnellement joués ensemble, et fait évidemment la part belle aux métallophones, gongs, tambours, cithare pincées, flûtes sundanaises et hautbois de Sumatra, mais déborde aussi du cadre indonésien en intégrant un violon, un djembé africain et des timbales sud-américaines.
Faisant se côtoyer langueurs mélancoliques et explosions euphorisantes, les « Sambasundasiens » déploient une énergie foncièrement urbaine tout en faisant résonner quelques échos langoureux des musiques provenant des anciennes cours royales et princières. En bousculant les balises habituelles définissant les musiques de gamelan, SAMBASUNDA affiche une « javanité », voire une « indonésianité » pleine d’énergie juvénile, mais aussi innovante et ouverte sur le monde.
Comprenant quelque 17 musiciens, le groupe est dirigé par Ismet RUCHIMAT, un jeune compositeur rompu à la pratique de plusieurs instruments traditionnels, notamment la cithare « kacapi ». Cet ancien étudiant de la STSI (École de musique, danse et art dramatique) de Bandung a commencé sa carrière de musicien professionnel en 1989, son talent aussi précoce que profus ayant été repéré par une figure importante de la scène musicale sundanaise, Gugum GUMBIRA. Ce dernier passe en effet pour être le créateur du style de danse « jaipongan », qui a littéralement explosé dans les années 1960, au point de devenir un style de musique populaire à part entière.
Ismet RUCHIMAT a ainsi intégré le célèbre JUGALA ORCHESTRA de Gugum GUMBIRA, avec lequel il a effectué des tournées internationales et dont il est devenu le directeur artistique. En 1994, à la suite d’une tournée nord-européenne du JUGALA ORCHESTRA, il a enseigné durant trois mois la musique sundanaise en Islande, à l’Université de Reykjavik, et en Norvège, à l’Université d’Oslo, où il en profita pour rencontrer et jouer avec des musiciens de jazz locaux.
À son retour à Bandung, il est devenu professeur à la STSI et s’est mis à former un groupe avec ses étudiants les plus compétents. Au début, Ismet et ses amis se sont amusés à reprendre des tubes occidentaux à la sauce du gamelan Degung, avant de retourner à la culture sundanaise comme base fondamentale.
« Avec Gugum GUMBIRA, déclare Ismet RUCHIMAT, nous avons cherché à ouvrir une nouvelle voie dans la tradition. Il nous apparaissait très important de travailler à partir de cette base. Jusqu’à présent, la tradition était cantonnée au lieu où elle était ; et nous avons réfléchi à la manière de produire un échange avec d’autres cultures pour que cette tradition puisse être introduite à d’autres lieux, d’autres publics. »
Les dix années qui ont suivi ont été entièrement consacrées à l’exploration de cette nouvelle voie, et ce malgré les reproches de certains « spécialistes », mais avec la bienveillance et les encouragements de Gugum GUMBIRA.
Un gamelan transculturel
En 1998, Ismet et son groupe, alors nommé CMBW Music Group, enregistrent, dans le Jugala Studio de Gugum GUMBIRA, un premier album dans lequel figure un morceau baptisé Sambasunda. Le groupe décide finalement d’en faire son nom, et le disque sort sous le titre Sambasunda: Rythmical Sundanese People.
Il contient neuf pièces instrumentales jouées dans le style du gamelan Degung, auquel sont intégrés des éléments du jaipongan de Bandung, du gambang kromong de Djakarta, du gamelan Kebyar balinais…. et des rythmes de samba !Cet album séminal a été réédité en 2001 par le label Kartini Records sous le titre Berekis.
Les deuxième et troisième albums participent du même esprit. Comme son titre l’indique, le disque Gebyar Bali Jaipong (2000) livre huit compositions dans lesquelles est développé ce croisement entre le style jaipongan sundanais, joué dans le mode « slendro », et le gamelan balinais Kebyar. Le jaipongan accordant une large place au chant, celui-ci apparaît pour la première fois chez SAMBASUNDA, avec les voix de Teti YANI et Rita TILA.
Sunda-Bali, paru dans la foulée, enfonce le clou du croisement culturel entre les deux musiques indonésiennes. Outre des compositions d’Ismet RUCHIMAT, l’album, entièrement instrumental, revisite aussi quelques morceaux « classiques » du répertoire traditionnel sundanais, comme Dikantun Tugas, Lutung Bingung et Sabilulungan en leur injectant de fortes effluves balinaises. SAMBASUNDA parvient ainsi à concilier deux styles dont les traditions poursuivaient à l’origine des buts opposés, le gamelan sundanais passant pour s’adresser au peuple, alors que le gamelan balinais est davantage tourné vers les dieux.
« D’après ce que j’ai pu remarquer, les gamelans sundanais et balinais ont beaucoup de caractéristiques communes ; ils ont des styles et des rythmes très proches, affirme Ismet RUCHIMAT. Les différences sont dans les accords, les notes. En fait, on peut très bien imaginer un gamelan balinais jouer le répertoire du gamelan sundanais. Paradoxalement, il y a de plus grandes différences entre le gamelan de Sunda (Java-Ouest) et celui de Java-Centre, qui, je crois, est plus connu en Europe.
« De même, Sunda est réputé pour ce style de musique vocale, le « cianjuran », sans doute le plus ancien style de musique sundanaise, et qui est joué avec la cithare kacapi. Je trouve que ce style est très proche du style balinais, à la différence près qu’à Sunda on privilégie les cordes, tandis qu’à Bali ce sont les métallophones qui sont dominants, ce qui donne un autre rythme. »
Avec Takbir and Sholawat (2001), SAMBASUNDA étend son champ d’exploration et sa démarche « cross-culturelle » au-delà de l’Indonésie. Plusieurs percussions de type membranophones, aux origines, formes et tailles diverses, sont utilisées, de l’imposant « bedug » (similaire au « taiko » japonais) à la derbouka arabe, mais jouées selon le style sundanais. Le disque est baigné de fragrances moyen-orientales, un chanteur et une chorale ayant de plus été conviés à chanter des versets sacrés dans certains morceaux. C’est incontestablement le disque le plus imprégné de spiritualité de SAMBASUNDA.
Le changement de cap est radical sur l’album suivant : Salsa and Salse voit SAMBASUNDA jouer des thèmes inspirés par la musique et la danse latines, principalement la salsa, en les parant des imparables couleurs de leurs instruments en bambou. Le sous-titre du disque, We Live, we Eat, we Play with Bamboos, est à cet égard une véritable profession de foi qui indique à quel point le bambou joue un rôle central dans la société sundanaise, et surtout celle des Sambasundasiens. Quant au « salse » du titre, il renvoie à un mode de vie, une coutume sundanaise qui peut se traduire par « relax, cool »…
Cinquième album du groupe, Rahwana’s Cry est aussi le premier à bénéficier d’une diffusion internationale puisqu’il paraît sur le label allemand Network et fait suite à la première tournée européenne de SAMBASUNDA en 2005. Les métissages transculturels sont mis de côté au profit d’un recentrage sur le gamelan et les styles populaires sundanais, de manière à bien imprimer sa marque de fabrique originelle auprès d’un public occidental pas forcément coutumier mais curieux des sonorités indonésiennes.
Ismet RUCHIMAT : « Tous les disques précédents étaient des albums concepts, l’un qui introduit les instruments en bambou, un autre qui utilise les rythmes brésiliens, la salsa, et sur ce dernier disque, nous revisitons le gamelan. C’est le plus important pour nous. Quelques instruments proviennent d’autres genres musicaux de Sunda : le hautbois « terompet », par exemple, est l’instrument principal du « pencak silat ». C’est un genre d’art martial sundanais. Le violon se trouve aussi dans un autre genre sundanais. Enfin, il y a d’autres instruments comme la guitare ou le djembé qui viennent d’ailleurs. »
Le chant fait de même un retour en force sur certains morceaux, avec la voix langoureuse et charmeuse de la jeune Rita TILA. Mais les musiciens de SAMBASUNDA s’y mettent aussi sous forme chorale ou faisant entendre leurs étranges interjections vocales en staccato, type « senggak » ou bien « ketchak » balinais. Et toujours ce foisonnement de percussions hypnotiques et de grooves prenants…
Échanges musicaux
Outre SAMBASUNDA, Ismet RUCHIMAT a ces dernières années également dispensé ses savoir-faire et talents de musicien dans différents projets de créations world internationales, notamment avec le percussionniste espagnol Django MANGO, alias Vidal PAZ. On le retrouve ainsi dans No Risk No Fun de SUNDA-AFRICA, un album de chansons indonésiennes qui mêle percussions africaines et flûtes en bambou, cithares, métallophones et gongs javanais (Globestyle, 1997).
De même, Ismet RUCHIMAT retrouve Django MANGO et trois autres musiciens sundanais sur Moon Magic (BMG India, 2004), un disque qui mêle parfums javanais, africains mais aussi indiens, puisqu’il voit la participation non négligeable de l’illustre flûtiste Hariprasad CHAURASIA. Percussions sundanaises, africaines et indiennes mêlent leurs timbres et leurs saveurs rythmiques aux suavités mélodiques de la flûte bansuri de CHAURASIA et des cithares sundanaise ET finlandaise dont joue Ismet RUCHIMAT.
Le groupe de Madagascar TARIKA a de même réquisitionné Ismet RUCHIMAT sur son album Soul Makassar (Sakay, 2001). Ismet s’est aussi trouvé une sérieuse complicité artistique avec un membre du groupe de world-fusion 3 MUSTAPHAS 3, Sabah Habas MUSTAPHA – alias Colin BASS, musicien européen mais grand amateur de musique indonésienne et également producteur – et a participé à ses albums Jalan Kopo (Omnium, 1998) et So La Li (Omnium, 2000). Plus récemment, Ismet RUCHIMAT a également arrangé et joué sur l’album de la chanteuse sundanaise Uun BUDIMAN Banondari, produit – qui s’en étonnera ? – par Gugum GUMBIRA (Felmay, 2006).
Au fil des années, les performances scéniques de SAMBASUNDA ont été applaudies et récompensées lors de rendez-vous musicaux marquants en Asie du Sud-Est, comme l’Asian Music Festival au Sri Lanka (en 1999) et le Rainforest World Music Festival au Sarawak (État de Bornéo, Malaisie, en 2004). La rencontre avec Sabah Habas MUSTAPHA (Colin BASS) et le management de Kapa Productions a permis à SAMBASUNDA de mettre le pied sur la scène internationale. Une première tournée européenne a eu lieu en 2003 (elle est passée par le WOMAD, le Sfinks, entre autres…), puis une autre en 2006 suite à la parution sur le label allemand Network du CD Rahwana’s Cry, qui fait donc office de carte de visite du groupe en Occident.
Cette reconnaissance montante en Occident ouvre évidemment de nouvelles perspectives à Ismet RUCHIMAT, notamment en termes d’échanges musicaux : « Il y a des collaborations qui sont en route. Lors de notre première tournée européenne, nous avons rencontré un musicien du Burkina Faso, Mamadou DIABATE, qui joue du balafon, ainsi que des musiciens espagnols de Madrid qui jouent du « txalaparta ». Il y a deux ans, ils sont venus à Bandung et nous avons joué ensemble. C’est très important de se connaître. Cette année, en Autriche, on a poursuivi cette collaboration dans un autre cadre. Il y a des choses comme ça qui se trouvent sur la route de la tournée, et c’est toujours très intéressant. »
Une nouvelle voie
Près de dix ans après la parution de son premier album, SAMBASUNDA a réussi son pari de faire connaître la culture sundanaise, au-delà de Java-Ouest, tout en lui infusant une énergie neuve caractérisée par une ouverture à d’autres sons et rythmes, sans jamais perdre de vue ses fondements traditionnels et sa couleur acoustique.
Ismet RUCHIMAT le reconnaît, « nous avons été chez nous considérés comme des pionniers en matière de world music, et les premiers aussi à sortir de notre pays. Il n’y a pas d’autres groupes qui mélangent les choses comme ça. Il y a soit le groupe traditionnel, soit le groupe pop. SAMBASUNDA c’est autre chose, et pour beaucoup de jeunes, nous sommes vraiment un exemple. Ce travail est très important. Par exemple, en rentrant de cette tournée internationale, nous allons tourner en Indonésie dans les universités et les écoles. Ce ne sont pas de grandes choses, mais c’est très important pour donner cet exemple aux jeunes musiciens. Nous ne gagnons pas d’argent à faire cela, mais nous tenons à le faire. »
Si, en tant qu’ensemble de gamelan, SAMBASUNDA ne se compare certes pas aux grands gamelans palatins porteurs de cette tradition javanaise que l’on sait précieuse et sophistiquée, il ne saurait pas davantage être confondu avec ces groupes de variété « dangdut » indonésienne. C’est dans ce passage étroit entre le lourd héritage local des premiers et les tentations mondialistes nivelantes des derniers qu’il a creusé sa voie, imposant un son à la fois raffiné, grisant et vibratoire. Plutôt que d’être une world music névrosée par ses obligations d’exotisme, comme on pourrait facilement le vendre chez nous, SAMBASUNDA inaugure davantage dans son contexte une nouvelle musique traditionnelle populaire. C’est en quelque sorte un nouveau « clash des gongs » !
Propos recueillis par
Stéphane Fougère et Sylvie Hamon en 2006
Discographie SAMBASUNDA
Rythmical Sundanese People (GNP, 1998)
Gebyar Bali Jaipong (GNP, 2000)
Sunda Bali (GNP, 2000)
Takbir and Shalawat (GNP, 2001)
Salsa and Salse (GNP, 2001)
Berekis (Kartini Music, 2001 – réédition du premier album)
The Sunda Music (Rice Records, 2004 – compilation regroupant des morceaux tirés des cinq premiers albums)
Reggae and Reggoe (2005)
Rahwana’s Cry (Network Medien/Harmonia Mundi, 2006)
Sites : Sambasunda Youtube et Sambasunda sur Deezer
Éléments de musique sundanaise chez SAMBASUNDA
La culture musicale de Sunda se distingue de celle de Java-Centre et de Bali par la prédominance qu’elle accorde au chant, que ce soit dans la musique de gamelan pour le théâtre, la danse ou le concert ou à travers le « Tembang Sunda », issu du chant des bardes « pantun » qui remonte à l’époque hindouiste (antérieure à l’islamisation de l’Indonésie). Par conséquent, la musique sundanaise est marquée par ses penchants intimistes, sensuels, sa poésie naturaliste et ses thématiques sentimentales, bref par une plus grande extériorisation émotionnelle et individualiste, ainsi que par l’improvisation, que dans les autres musiques de gamelan. En ce sens, SAMBASUNDA ne pouvait naître qu’à Sunda, et ses bases musicales sont naturellement façonnées par divers aspects de la musique traditionnelle sundanaise. En voici les principaux :
Gamelan Degung : Ce gamelan est constitué de gongs, de carillons et de métallophones (goong ageung, bonang, saron, panérus, peking), auxquels a été ajoutée plus tard la flûte suling, le tambour kendang et la vièle kacapi. Il est accordé sur un mode qui lui est spécifique, le « pélog degung », dont les consonances sont proches de la musique occidentale. D’origine aristocratique, cet « orchestre de chambre » était autrefois l’apanage des cours princières de l’ancien royaume hindouisé de Pajajaran. Dans le registre de la musique de cour classique, il est, de par son raffinement et sa cristallinité, le plus représentatif de la culture sundanaise, tandis que le gamelan Sunda est paradoxalement plus imprégné de l’influence javanaise de l’époque de Mataram (marquée par l’islamisation de l’île).
Angklung : Cette percussion idiophone secouée est faite de segments de bambous mobiles oscillant dans un cadre. Très fréquents à Sunda, les ensembles d’angklung ne doivent pas se confondre avec le Gamelan Angklung balinais, qui est un ensemble métallophone dans lequel l’angklung proprement dit n’est paradoxalement plus guère usité.
Cianjuran (Tembang Sunda) : Ce genre poétique, vocal et instrumental raffiné et intimiste a été créé au XIXe siècle au palais de Cianjur (d’où son nom). Il s’est depuis répandu dans tout le pays sundanais sous le nom « Tembang Sunda », soit « chant (ou poésie) sunda ». Cette antique poésie sundanaise peut évoquer la nostalgie des temps anciens du royaume de Sunda, les paysages naturels ou les amours malheureuses, sur un mode feutré empreint d’une grande mélancolie. S’il fut un temps où le tembang sunda était interprété par des hommes, il est désormais surtout chanté par des femmes (les « pesinden », chanteuses solistes), accompagnées par la cithare kacapi et la flûte suling. Parmi les grandes interprètes du genre aujourd’hui, on peut citer Imas PERMAS et Ida WIDAWATI.
Jaipongan : Ce style de musique et de danse de séduction populaire est apparu à la fin des années 1970, et on en attribue la création à Gugum GUMBIRA, chorégraphe, compositeur, arrangeur et producteur devenu une figure importante de la musique populaire de Bandung avec son studio d’enregistrement Jugala Studios et son ensemble, le JUGALA GROUP. Inspiré par le « ketuk Tilu », un style de danse qui avait déjà fait scandale dans les années 1970, le jaipongan a dû lui aussi faire face aux anathèmes et interdictions et, sans doute aussi pour cette raison, a connu un fort engouement populaire. Si la danse se caractérise effectivement par ses mouvements à la fois sensuels, érotiques et humoristiques, la musique est dominée par un jeu rythmique très dynamique et exubérant aux tambours kendang. C’est la danse « sociale » par excellence, qui est devenue également une danse de scène. Le jaipongan a encouragé le vedettariat de plusieurs chanteuses représentatives du genre, parmi lesquelles Idjah HADIDJAH et Uun BUDIMAN.
Gambang Kromong : Née dans les banlieues de Djakarta, cette musique contemporaine métissée combine styles et instruments indonésiens, chinois (vièle à deux cordes et flûte) et parfois occidentaux ou autres (guitare hawaienne, trompette mexicaine…). Précisons que le « gambang » est un xylophone joué avec deux maillets, et que le « kromong » est un gong.
Kroncong : Ce terme désigne une musique vocale née du contact entre Portugais et Indonésiens dans le « Kampang (quartier) Tugu » de Djakarta au XVIIe siècle et qui, outre le tambourin, la flûte et autres, est jouée avec une petite guitare à cinq cordes pincées de même nom inspirée du ukulele et du rajao (petite guitare portugaise). D’origine déjà métissée, cette musique a pris au XXe siècle d’autres formes en intégrant les influences locales, mais aussi la pop, le jazz, etc.
Senggak : Ce type de percussions vocales masculines est en quelque sorte l’équivalent sundanais du « ketchak » balinais.
Article réalisé par Stéphane Fougère en 2006
Photos presse: Katerina Pavlakis et Miha Podlogar
Photos concert : Sylvie Hamon et Stéphane Fougère
(Article original publié dans
ETHNOTEMPOS n°25 – septembre 2006)