Serge BOUZOUKI & Paddy LEMERCIER – L’usage du luth
(Buda Musique)
« Luth : n.m. (de l’ar. Al ‘ud, par l’intermédiaire de l’anc. provenç. Laüt) Instrument de musique à cordes pincées, à long manche et à sillets, dont… » Bon, stop ! Arrêtons-là le cours magistral !
Mais avouez qu’au vu d’un titre pareil, L’usage du luth, vous avez cru avoir affaire à un CD accompagné d’un épais livret contenant un exposé musicologique érudit, lettré, universitaire, ultra-technique, analytique, fastidieux, au choix, portant sur cet instrument. Tout faux !
En fait, il y a même peu de chances que ce disque se confonde avec un recueil d’archives ou d’enregistrements de terrain exhaustivement commentés comme on peut en trouver, par exemple, dans la très pointue et précieuse collection « Musique du monde » du même label Buda Musique.
Une observation un poil plus attentive de l’illustration de pochette contredit ce préjugé : dans un immense espace soutenu par des voûtes décorées à l’orientale on voit une palanquée de musiciens jouer des instruments à cordes tenus à l’horizontale et à la verticale, et des percussions (il y a même une bombarde dans le tas…). Et en regardant de plus près, on se rend compte que parmi ces musiciens, plusieurs se ressemblent. Ils ne sont en fait que deux, répliqués à loisir avec chaque fois un accoutrement et un instrument différent.
Ces deux victimes (consentantes) du clonage ne sont autres que Paddy LEMERCIER (par ailleurs membre du fameux groupe afro-celtisant BAKA BEYOND, après être passé par LA CONFRÉRIE DES FOUS et MALICORNE) et Serge « RENARD » BOUZOUKI, qui s’était fait connaître au début des années 1980 avec son LP Karpates Express (sur lequel jouait également un certain Patrick LE MERCIER…), que personne n’a songé à rééditer en CD (que fait la police ?).
Tous deux sont de furieux passionnés du luth, ou plutôt de ces luths aux origines et aux sonorités variées, et ils se proposent sur ce CD de nous en faire partager les saveurs sonores au travers d’un périple musical allant « du Portugal à l’Oural » (sic). Bigre ! Ça fait du chemin, non ?
Le long des seize morceaux que comprend ce CD, oud, bouzouki, rebab, chitarra, baglama, mandocello, guembri, lauto, j’en passe et pas des moins bons, sont les vedettes de compositions aux titres parfois haut en couleurs (Karpates Express, Bicéphale Macédoine, Beau Temps sur le Kibboutz…) et aux inspirations florissantes, au sein desquelles se font aussi entendre occasionnellement un accordéon, une nickelharpa, un didgeridoo (j’en vois qui ronchonnent : « C’est quoi, c’t’embrouille ? »), une guitare électrique (pas taper ! pas taper !), une louable quantité de violons et de percussions, et même quelques voix. On a beau faire un disque qui s’appelle L’usage du luth, rien n’interdit d’avoir le sens de la convivialité, non ?
Après, qu’importe si, dans ce voyage, les escales se suivent dans un joyeux désordre, au mépris des rigoureux tracés des cartes géographiques ! Balkans, Méditerranée, Inde, Arménie, Maroc… : c’est le coq-à-l’âne qui prévaut ici, ouvertement revendiqué.
L’usage du luth se veut en fait être un écho au livre L’usage du monde, (1963) de l’écrivain et voyageur planétaire suisse Nicolas BOUVIER, qui, de 1953 à 1956, avait traversé de nombreux pays au volant de sa Fiat Topolino (si ! c’était possible à l’époque !) et en a ramené des pages exaltées et palpitantes… Il lui est fait référence à maints reprises dans le livret, lequel, outre plein de commentaires piquants, expose des illustrations de tous les luths et autres instruments entendus dans le disque. Serge BOUZOUKI et Paddy LEMERCIER ont tenu également à remercier leur ancien compagnon le chanteur, musicien et historien Marc ROBINE ainsi que Ross DALY, autre globe-trotter musical.
Les deux compères et leurs invités n’ont pas cherché à imiter ou à reproduire la musique savante des régions évoquées par BOUVIER dans son livre, et aux termes « musique traditionnelle » lui ont avantageusement substitué l’expression « compositions sous influences ». Voilà une définition qui donne de la marge et du champ, et BOUZOUKI et LEMERCIER ne se privent pas d’en arpenter tous les contours, avec une réussite totale.
Parti de Genève, Nicolas BOUVIER avait tracé sa route jusqu’au Japon, qui lui inspira d’autres bouquins. Messieurs BOUZOUKI et LEMERCIER, vous savez ce qui vous reste à faire… Le volume 2, c’est quand vous voulez !
Stéphane Fougère
Site label : www.budamusique.com
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°18 – janvier 2006, et remaniée en 2018)