TUXEDOMOON – No Mute

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TUXEDOMOON

No Mute

L’année 2007 a vu le retour de l’une des formations phares de l’after punk : TUXEDOMOON… Un nom bien mystérieux, dont la signification est un secret bien gardé, et une musique inclassable. En février dernier, leur passage au Nouveau Casino de Paris fut l’occasion de découvrir en avant-première des titres inédits prévus pour leur futur album studio.

Les mois ont défilé lentement et finalement en récompense de notre patience, un coffret 77o7, coïncidant avec les 30 ans du groupe, est paru au début du mois d’octobre. Cet objet collector propose pas moins de 3 CD, dont leur dernier opus Vapour Trails, et un DVD de 160 minutes. Quelques jours plus tard, le 10 octobre exactement, nous avons eu le plaisir de revoir TUXEDOMOON sur la scène de la Cigale à Paris, dans le cadre du Festival Factory. Cela tombe à point pour RYTHMES CROISES / TRAVERSES, qui va pouvoir s’intéresser à ce groupe à part, ayant également un goût prononcé pour la théâtralité et le multimédia.

TUXEDOMOON aurait pu être un groupe quelconque parmi tant d’autres de la scène électro-punk, new wave et cold wave des années 1980. Heureusement, le noyau dur des musiciens, à savoir Steven BROWN, Blaine L. REININGER et Peter PRINCIPLE, a eu l’intelligence d’opter pour la diversité sonore ; leur musique, étant en perpétuelle recherche, a su évoluer dans le bon sens, sans pour autant subir les assauts dévastateurs des 80’s, et se noyer dans une new wave insipide comme un bon nombre de groupes ayant débuté à l’orée du punk et du post-punk. 1977-2007 n’est pas leur épitaphe.

Même avec ce statut de groupe culte, dont les belles années auraient fait l’admiration des plus nostalgiques, TUXEDOMOON ne se repose pas sur son passé glorieux. Les dernières productions telles que Cabin In The Sky (2004) et Bardo Hotel Soundtrack (2006), ou leur dernier petit bijou Vapour Trails montrent un groupe encore actif et inspiré. Des débuts à San Francisco jusqu’à aujourd’hui éparpillé aux quatre coins de la planète (le Mexique pour BROWN, Athènes pour REININGER, New York pour PRINCIPLE, Bruxelles pour Luc VAN LIESHOUT et Bruce GEDULDIG), en passant par cet exil européen au début des années 1980, TUXEDOMOON a toujours été guidé par cette volonté, cette nécessité de mélanger les genres.

Leur univers sonore va connaître un enrichissement bénéfique, piochant dans la musique classique, expérimentale, concrète, contemporaine, rock, jazz et même dans la world (Courante Marocaine) et le cabaret (Lili Marlene en 1977). Les compositions intègrent des hymnes punk électro (No Tears), new wave ou cold wave (What Use ?, Incubus), et des morceaux moins évidents par leur durée (les quatorze minutes de East/Jinx/…/ Music # 1 sur Desire) égalant les groupes progressifs, ou par leur côté ambient et expérimental. Le TUXEDOMOON instrumental est à la fois original et aventureux (James Whale, Waterfront Seat, Martial/This Land), allant toujours plus loin dans le défrichement sonore.

L’autre particularité à signaler est l’utilisation d’instruments plutôt inhabituels. Nos musiciens sont des multiinstrumentistes, jonglant ainsi entre des instruments modernes (guitare électrique, basse, synthés, boîte à rythme) et d’autres plus classiques et acoustiques (violon, saxo, clarinette, trompette) ; le résultat final est la création d’ambiances assez uniques, atmosphériques et colorées.

Revenons sur trente ans de carrière, composés d’une dizaine d’albums, de EP et singles dont certains sont devenus des pièces de collection, sans oublier des live, rares eux aussi, qui n’ont pas démenti l’originalité et l’intemporalité du groupe.

San Francisco : A Place to Survive

C’est en 1976, au cours de musique électronique au San Francisco City College, que Steven BROWN et Blaine L. REININGER se rencontrent. Le 14 juin 1977 a lieu la première apparition scénique du « Tuxedomoon New Music Ensemble ». Les deux musiciens sont à ce moment-là très liés avec le groupe de théâtre THE ANGELS OF LIGHT, comprenant notamment Victoria LOWE et dirigé par Tom TADLOCK. C’est par l’intermédiaire de LOWE qu’un certain Winston TONG va intégrer TUXEDOMOON pour leur deuxième show.

En 1978, TADLOCK produit le premier single (Tidal Wave Records). Il contient deux chansons à la sonorité électronique et new wave : Pinheads On The Move et Joeboy The Electronic Ghost avec Victoria LOWE au chant… un début réussi. Plus impressionnant encore, est le EP No Tears, qui sort en été, produit par TADLOCK et TUXEDOMOON. En seulement quatre morceaux, leur univers va véritablement s’affiner, développant une ambiance new wave (New Machine, Nite And Day), et électro punk (No Tears), avec en toile de fond un héritage classique (le violon sur Litebulb Overkill). Le groupe est composé de BROWN (chant, synthé, percussion électronique), REININGER (violon, guitare, chant), Winston TONG (chant), Michael BELFER (guitare, e-bow) et Paul ZAHL (batterie, percussion électronique).

Cette formation va très vite se disloquer, suite aux départs de TONG (pour une carrière solo), de BELFER, et à la fin de la collaboration avec TADLOCK et THE ANGELS OF LIGHT. Pour TADLOCK, TUXEDOMOON est trop éloigné de l’esprit punk (ils sont « idéologiquement unsound », pour reprendre le livret de la compilation Pinheads On The Move).

C’est ainsi qu’arrive Peter PRINCIPLE. Prévu pour jouer uniquement six concerts, il va finalement intégrer définitivement le groupe, formant ainsi la base solide avec BROWN et REININGER. Au printemps 1979, Adrian GRAIG de Time Release Records va ressortir les deux premiers singles, financer des concerts à New York et un troisième disque : Winston TONG With TUXEDOMOON, produit par un TADLOCK réconcilié, contient un hommage à Albert CAMUS (The Stranger), et Love/No Hope.

En mai 1979, nous les retrouvons sur le label des RESIDENTS, Ralph Records, et dans la compilation Subterranean Modern auprès de groupes tels que CHROME, MX80 SOUND et THE RESIDENTS. Outre leur version de I Left My Heart In San Francisco de Tony BENNET se résumant à une simple conversation téléphonique d’une minute, deux autres titres mettent en avant leur palette sonore variée : Everything You Want, sombre et cold wave à souhait face à Waterfront Seat, une pièce instrumentale indéfinissable, entre électro, jazz et riffs bruitistes de guitare électrique. Le trio est accompagné du guitariste Michael BELFER, qui est revenu et qui compose pour l’occasion Everything You Want avec BROWN. Son jeu de guitare tranchant se rapproche de celui d’Andy GILL ou de Bernard SUMMER (JOY DIVISION, Exercice One).

Nous les retrouvons encore sur le EP Scream With A View (Ralph Records) en août 1979. Celui-ci se situe dans la même veine que le précédent EP, avec ses ambiances opaques et dramatiques : (Special Treatment For The) Family Man, allusion au meurtrier Dan WHITE, qui a sévi à San Francisco en novembre 1978. En 1980, Walking Dead Records publie la compilation Can You Hear Me ? (Music from the Deaf Club). Le Deaf Club était avec le Mabuhay des lieux réputés à San Francisco, où TUXEDOMOON se produisait régulièrement. Deux versions enregistrées live à la fin de l’année 1979 y figurent : 19th Nervous Breakdown et la reprise In Heaven (du film Eraserhead de David LYNCH).

Au mois de mai, Half Mute, le premier album (moitié chanté, moitié instrumental). voit le jour sur Ralph Records. Il faut avouer que ce disque n’est pas facile d’accès, ne livrant ses secrets qu’aux plus téméraires. Ce qui frappe surtout, c’est le son de basse intense et lourd, trouvant des moments de grâce avec des morceaux inspirés : Fifth Column, What Use ?. L’auditeur peut être désorienté, tant les ambiances développées sont riches. 

À côté de chansons new wave et cold wave (59 to 1, What Use ?), TUXEDOMOON façonne une musique aux mille visages : concrète (James Whale avec ce son déformé de cloches), électronique (Tritone), répétitive (Volo Vivace) avec des atmosphères mystérieuses, jazzy (Nazca, K7-Seeding The Clouds) souvent mélancoliques (Loneliness, 7 Years). Les collectionneurs se doivent de rechercher les singles suivants : What Use ? avec en face B Crash, une pièce instrumentale très sombre, puis Dark Compagnion/59 to 1 Remix (juin 1980), tous deux sur Ralph Records.

Dès novembre 1980, ils enregistrent Desire, leur deuxième album, en Angleterre (au Jacob Studio dans le Surrey). Produit par Gareth JONES et TUXEDOMOON, il paraît en 1981 toujours sur Ralph Records. Winston TONG (au chant) et Bruce GEDULDIG, dont la fonction première sera de s’occuper de toute la partie visuelle (films, mise en scène), viennent renforcer les rangs de TUXEDOMOON.

Desire est plus accessible, du fait de l’importance donnée au chant atmosphérique avec le gigantesque morceau d’ouverture, dansant ultra disco, In The Name Of Talent (Italian Western II, le groupe n’en oublie pas de jouer une new wave esthétique (Victims Of The Dance, Incubus). Il sait également nous émouvoir avec le romantisme synthétique de Again, ou nous amuser avec Holiday For Plywood et son côté comédie musicale quelque peu désuet.

Europe : A New Day

L’Europe ne reste pas insensible à la musique fascinante de TUXEDOMOON. Le groupe est ainsi passé deux fois au Festival Musiques de Traverses : en 1981, et le 22 mai 1982, un concert mémorable avec des versions magistrales de Desire, Family Man ou Again ! Les musiciens également vont être séduits par le vieux continent. En décembre 1980, ils s’installent à Rotterdam. Ils y enregistreront une longue pièce d’impro de 22 minutes qui paraîtra en 1981 (Backstreet Backlash Records). Le LP Joeboy In Rotterdam, aujourd’hui pièce de collection très prisée, comprend en face B la suite en quatre parties Urban Leisure et Wild Boys (soundtrack) de Winston TONG.

Une invitation de Maurice BÉJART va les pousser à déménager pour Bruxelles. Une collaboration a lieu avec le célèbre chorégraphe, disparu le 22 novembre 2007, pour mettre en musique son nouveau ballet, en hommage à Greta GARBO. Divine (1982, enregistré par Gilles MARTIN) rompt avec les précédents travaux par une approche plus classique et contemporaine. Les titres sont principalement instrumentaux, à l’exception de la chanson Mata Hari avec TONG au chant et au piano. Les ambiances sont recherchées, et l’influence européenne est évidente. Entre la fin de l’année 1981 et 1982 vont se succéder divers singles, maxi 45 tours et autres titres inédits pour des compilations obscures. Citons le single Une nuit au fond de la frayère/Egypt (3 060 copies sur le label Sordide Sentimental) et le maxi What Use ? Remix/Crash (Ralph Records).

Avec le label français Les Disques du Crépuscule, il y a la compilation pour Noël, Ghosts Of Christmas Past, avec le morceau Weihnachts Rap de TUXEDOMOON et un titre de Winston TONG, le maxi Why is She Bathing ?, sans oublier ce que nous retrouvons sur le CD paru en 1988 sur Crammed Discs : Suite En Sous-Sol, Time To Lose / Blind et Short Stories. À côté de titres somptueux (Time To Lose et sa superbe boucle de violon, le symphonisme renversant de The Cage) et d’atmosphères typiquement TUXEDOMOON (Polonaise Mécanique), nous percevons une orientation axée vers la world music avec les instruments traditionnels (derbouka, oud) utilisés sur Courante Marocaine. En 1983, Ralph Records publie la compilation (jamais rééditée en CD) A Thousand Lives By Picture, avec neuf titres dont Dark Compagnion et Crash, manière de se souvenir du bon temps en quelque sorte.

En effet, il va y avoir du changement dans le personnel, suite au départ de REININGER qui va se consacrer à sa carrière solo entamée dès 1982, et à des collaborations multiples (par exemple, avec TRISOMIE 21 sur l’album Distant Voices, chez Play It Again Sam Records, 1992). Ses deux complices eux aussi se lanceront en solo, parallèlement à TUXEDOMOON : BROWN dès 1982 (avec Benjamin LEW et l’album Douzième Journée) et PRINCIPLE dès 1985 (avec des albums « ambient » et expérimentaux). BROWN et REININGER seront présents sur l’hommage à POLNAREFF aux côtés de Nick CAVE et de Peter HAMMILL (sur XIII Bis Records).

La carrière de TUXEDOMOON va connaître une étape importante avec le label Crammed Discs basé à Bruxelles (créé en 1980 par Marc HOLLANDER du groupe AKSAK MABOUL). Ce label est connu pour son champ d’action divers allant de la new wave à l’électronique sans oublier la world music. Le groupe va intensifier son association avec le label en participant à la collection Made To Measure. Un sous-label va être fondé en 1985, avec pour objectif de diffuser les productions antérieures et futures de TUXEDOMOON et de ses membres : CramBoy.

L’album Holy Wars (CramBoy, 1985) présente un TUXEDOMOON quelque peu remanié et composé de Steven BROWN, Peter PRINCIPLE, Winston TONG et d’un nouveau venu, Luc VAN LIESHOUT (trompette, harmonica). Même si ce disque délaisse le côté aventureux et expérimental au profit d’une pop synthétique (St John, Some Guys que nous retrouvons sur la B.O. du film Les Ailes du Désir) marquée par le jazz (Bonjour Tristesse), il offre encore des moments précieux : The Waltz (un instrumental jazzy, très film noir), le romantisme de In A Manner Of Speaking (composé par TONG, dont c’est ici le dernier album avec TUXEDOMOON), les ambiances synthétiques et glaciales de Egypt ou Soma (avec un son d’orgue cérémonial digne d’un Hugh BANTON).

En 1986, pour l’album Ship Of Fools, le jeune musicien Ivan GEORGIEV (orgue, synthés, basse) est recruté. Ce disque de 28 minutes à peine vogue sur un océan de pop synthétique (avec Reeding, Righting, Rhythmatic) et de touches jazzy ou classiques (Atlantis, A Piano Solo).

Le dernier album studio paraît en 1987. Il s’agit de You, concluant ainsi une période plus âpre au succès commercial. Après un début flamboyant (l’instrumental Roman P) se succèdent des chansons originales (2000), colorées (Never Ending Story fait penser à du BYRNE-TALKING HEADS entre 1981 et 1983), toujours jazzy (The Train).

Joeboy Live and Alive

Pour fêter les dix ans du groupe, la compilation Pinheads on the Move est essentielle pour capter les années 1977-1983 (avec le premier single, des démos, et raretés provenant des compilations citées auparavant).

Tout aussi passionnant est le double live, 10 Years in One Night, avec des extraits des tournées de 1985-1986 et celle des retrouvailles en 1988 avec la bande au grand complet, dont REININGER et Paul ZAHL (Les Temps Modernes – Materiali Sonori, 1989). REININGER, pendant toutes ces années, n’était jamais très loin de ses anciens collègues. En 1984, il rejoint BROWN et PRINCIPLE pour un concert à Bruxelles, sous le nom FIFTH COLUMN. Entre 1989 et 1993, il publie avec BROWN deux live (One Hundred Years, Live In Lisbon en 1989 est un duo classique piano-violon, ainsi que Flower Song – Live Mexico 1993) et l’album Croatian Variations en 1992.

En 1991, nous voyons la sortie du fameux Opera Without Words de 1982, The Ghost Sonata (une commission du festival de théâtre de Polverigi), puis en 1994, c’est le best-of Solve Et Coagula (avec pour unique intérêt quelques remixes). Il faut attendre 1997 pour voir le retour de TUXEDOMOON : une trace de cet événement est sauvegardé sur le CD Joeboy In Mexico.

En 2002, nous avons le choix entre le CD Soundtracks Urban Leisure et le rare live double CD, donné le 27 novembre 2000 à St Petersburg, où le trio interprète la quasi-totalité de Half Mute ainsi que des titres de Desire. Il n’est diffusé qu’à 5 000 copies sur le label Neo Acustica.

Un certain regain d’intérêt pour leur musique va surgir grâce à l’allemand DJ HELL et sa reprise de No Tears, mais aussi suite à leur fantastique prestation au Festival Sonar 2002. En juin 2003, le quintet (BROWN, REININGER, PRINCIPLE, VAN LIESHOUT et GEDULDIG) passera par Paris, notamment au Centre Georges-Pompidou, où nous avons pu apprécier un show de qualité et découvrir de nouvelles compositions de Cabin In The Sky, le nouvel album studio (chez Crammed Discs, 2004). Ce retour événementiel témoigne d’une énergie toujours imaginative multipliant les rencontres entre différents paysages sonores, dont le jazz de plus en plus présent. Le DVD documentaire de Merrill ALDIGHIERI, Seismic Riffs (Crammed Discs, 2004), propose un « making of » de Cabin In The Sky entrecoupé de séquences live, et en bonus une performance de 1981 (Live at Hurrah’s).

En 2006, ils atteignent la perfection avec la musique de leur film Bardo Hotel Soundtrack (Crammed Discs), qu’ils ont dirigé en collaboration avec l’artiste visuel grec Georges KAKANAKIS. Leur musique explore ici davantage le monde du jazz, du classique, du minimalisme et les ambiances atmosphériques.

77 – 07 : Pushing Thirty

En 2007, TUXEDOMOON conserve son image de groupe explorateur, futuriste et romantique. Et ce n’est sûrement pas le coffret 77-07 qui va me contredire. Au programme, nous savourons le dernier album studio, Vapour Trails, un live, une compilation de raretés (1977-1997) et un DVD.

Vapour Trails fut enregistré en Grèce en 2006. Nos quatre musiciens ont su profiter de l’endroit pour capter les diverses atmosphères et émotions nécessaires à la réalisation de l’album : l’Acropole avec ses mystères antiques, le cimetière de Keramikos, et l’Athènes d’aujourd’hui, ville touristique moderne et bruyante. De cette escale grecque, restent pour l’éternité ces huit titres reflétant l’âme de TUXEDOMOON. Ses deux visages s’expriment de fort belle manière : l’un accessible (le format chanson), l’autre plus apte à la découverte (le format instrumental cérébral). Steven BROWN (saxo, clarinette, piano, orgue, synthés, chant), Blaine L. REININGER (violon, guitare, synthés, laptop, chant), Peter
PRINCIPLE (basse, voix) et Luc VAN LIESHOUT (trompette, harmonica, fluegelhorn) révèlent au monde leur rêverie vaporeuse.

Cela commence superbement avec Muchos Colores, à l’origine une impro (à partir de la ligne de basse traitée par PRINCIPLE). BROWN reprend en espagnol un texte du sous-commandant zapatiste Marcos. Il y a un côté entraînant et sensuel, une réminiscence latino, dans cette chanson. Les notes de piano, la guitare électrique « surf western », l’ambiance sophistiquée rappellent le groupe THE NITS. La mélodie est impeccable : peut-être même trop, à côté du morceau suivant, qui paraît bien fade. Still Small Voice, avec REININGER au chant, adopte un style pop rock/jazzy. La chanson est simple et efficace, possédant un refrain accrocheur. Big Olive, tout aussi accessible réveille davantage notre intérêt. REININGER chante en anglais et en grec sur ce titre décoiffant au rythme martial et rock, mené par une basse impitoyable et une guitare électrique nerveuse. La trompette intense et le piano viennent tempérer l’ambiance à la limite étourdissante. Les chœurs (très présents d’ailleurs sur cet album) lui confèrent un côté quelque peu sacré.

La force de l’album repose surtout sur ses passages instrumentaux. TUXEDOMOON est au sommet de son art avec Kubrick ou Dizzy, aux sonorités ambitieuses. La partie instrumentale de Dark Temple est obscure. Le passage chanté (avec ce piano minimaliste) pourrait bien être du Peter HAMMILL, tout droit sorti de sa période la plus sombre. Ces trois morceaux sont la passerelle vers une expérimentation sonique en tout genre, où se croisent une musique électronique, ambiante et jazz. Notre attention se tourne aussi sur le mystérieux Epso Meth Lama : la musique électro-minimaliste, voire même planante, est secondée par des chœurs (nous pensons aux voix chez Philip GLASS) dignes d’un chant ancien récitant quelques psaumes oubliés.

L’album s’achève avec une chanson, Wading Into Love, qui fait office d’hymne tuxedomoonesque. La mélancolie du violon cède la place à une musique moderne, électronique et presque blues. La mélodie, les quelques notes de piano ne déplairaient pas au groupe sombre THE BLACK HEART PROCESSION.

Tout aussi indispensable, le CD Unearthed : Lost Cords présente quinze titres, dont quatorze paraissent pour la première fois. Témoignant de l’évolution artistique du groupe, ces curiosités sont constituées de vieilles démos oubliées et de performances uniques enregistrées en public. Les démos sont de réelles pépites, notamment le Devastated de 1977, le très kraftwerkien Day To Day (avec BELFER en 1978), la version prototype de Crash (1979) intitulée III (April In Afghanistan). Des années 1980, nous découvrons une version de Allemande Bleue (1981, à l’origine sur Suite En Sous-Sol), et deux inédits : Heaven And Hell de 1982 et Somnanbulist de 1983 (composé par BROWN et PRINCIPLE, REININGER étant parti).

Côté live, nous entendons un TUXEDOMOON expérimental avec des documents uniques qui ne sont pas à la portée de tout le monde. Il y a des performances de 1978 (entre le très new wave Remember et l’ambient Oceanus), une autre de 1979 (le bruitiste Work Coda) et le curieux Cell Life (qui servait d’introduction à leurs concerts en 1980). De la période sans REININGER, et avec Luc VAN LIESHOUT, nous avons le choix entre Up All Night (1985) avec Marcia BARCELLOS au chant, et Lop Lop’s People, une pièce instrumentale datant de 1986 avec Ivan GEORGIEV (keyboards, vibraphone). C’est un TUXEDOMOON moins complexe ici, davantage orienté vers une pop synthétique new-wave teintée d’ambiances jazzy. Le titre Brad’s Loop au rythme plus tribal est un beau témoignage de 1997, au temps de Joeboy In Mexico. La surprise provient de la reprise délirante en 1981 (ambiance de cirque avec ce son « d’orgue de Barbarie ») de No Business Like Show Business, chanson du film de Walter LANG avec Marilyn MONROE (1954). La musique d’Irving BERLIN est ici revisitée avec notamment l’inclusion de cette voix robotique répétant inlassablement le titre.

Le troisième CD est un live du 16 février 2007. 160207-39°N7°W permet d’apprécier le groupe pendant 72 minutes, dans une de ses récentes prestations publiques. Douze titres sont présentés, avec une préférence pour les albums récents, de Cabin In The Sky à Vapour Trails (ce dernier n’était pas encore paru). La set-list est assez similaire à ce qu’ils ont fait à La Cigale en octobre dernier, mais là bien sûr ils ont pu jouer plus longtemps. Donc, nous avons la possibilité d’entendre des titres supplémentaires comme The Dip, A Home Away, Dizzy, Annuncialto et The Beast, le seul rescapé de l’année 1982. C’est un beau concert avec un son de qualité, où nous pouvons écouter dans de bonnes conditions des titres excellents comme Big Olive, Triptych, Baron Brown ou Muchos Colores.

Enfin, Unearthed : Found Films est un DVD regroupant des archives. C’est un historique en images, conçu par Bruce GEDULDIG. Nous retrouvons l’opéra de 1982, Ghost Sonata, filmé de manière très pro, avec une bonne qualité de l’image. Il y a aussi neuf clips (1000 Lives By Picture) réalisés en 1982, 1985 et 1986, très esthétiques (en particulier les clips de Holy Wars). Nous apprécions surtout les morceaux plus anciens : 59 to 1 (un clip sans concession !), In The Name Of Talent (ambiance western) et Family Man.

Le DVD propose ensuite un documentaire de 26 minutes, en rapport avec la tournée de 1988, puis une jam session dans un loft à San Francisco ; c’est un moment rare de 1980, permettant de voir le groupe jouer deux titres de Desire (Victims Of The Dance et East). Encore plus surprenant, le Colorado Suite de 1977 comprend des « early studio explorations », réalisés à l’Université de Colorado. TUXEDOMOON livre un mix de musique et de théâtralité, avec Lili Marlene, Litebulb Overkill, New Machine, Pollo X, Cibernetic Cowboy et Joeboy The Electronic Ghost. C’est un must pour tous les fans qui veulent voir les délirants BROWN, REININGER et TONG déguisés pour l’occasion.

Le DVD se termine avec un montage « accelerated memory », fait d’images, de films, de clips et de photos (d’Isabelle CORBISIER, dont l’ouvrage Music For Vagabonds – The Tuxedomoon Chronicles, est sorti en 2008), et sur la musique de No Tears. C’est une belle conclusion, pour se remémorer trente ans d’une vie au service de la musique. TUXEDOMOON nous a fait son plus beau cadeau avec ce box set. Pour cela, et aussi pour tout le reste, nous les en remercions.

IS THIS REAL ? TUXEDOMOON à La Cigale,
10 octobre 2007, Festival Factory

Vers 18h30 et pour une heure, La Cigale a subi les assauts d’un DJ : Alexandre BELLENGER « down town » remixes. Insupportable pour nos oreilles, les boules Quies étaient nécessaires. Ensuite, les lumières se sont éteintes, et l’on pensait voir arriver l’autre groupe prévu au programme, THE CINEMATIC ORCHESTRA. Grossière erreur ! Il n’est même pas 20 heures, et TUXEDOMOON arrive déjà sur scène. Les retardataires ne s’en sont sûrement pas remis ! TUXEDOMOON a été grandiose, comme d’habitude, avec un son parfait. Ils ont commencé avec un vieux titre de 1985, The Waltz (album Holy Wars). Cette pièce instrumentale a tout pour faire frémir La Cigale : une basse superbe mêlée à l’orgue cérémonial de BROWN (également au saxo), la trompette de Luc (+ harmonica), et le violon de REININGER. Puis, ils enchaînent avec Effervescing In The Nether Sphere couplé avec Soup du Jour, deux extraits instrumentaux de Bardo Hotel. C’est planant à souhait. Nous changeons de registre avec le premier morceau chanté, Luther Blisset (Cabin In The Sky). C’est énergique (un rythme techno machinique), et sacrément rock (beaucoup de guitare électrique aux riffs tranchants, maltraitée par REININGER) où viennent s’adjoindre une basse hypnotique, un piano espiègle et un duo saxo/trompette limite free-jazz.

La cerise sur le gâteau arrive avec In The Name Of Talent de l’album Desire. LIESHOUT joue du clavier, BROWN est au chant. La version a perdu son côté disco électronique pour privilégier une sonorité européenne et traditionnelle avec des envolées du violon et de la clarinette. REININGER s’attaque ensuite au premier extrait de Vapour Trails : Still Small Voice, dans une version toute en puissance.

Après un envoûtant Baron Brown (Cabin In The Sky), nous avons droit à un deuxième grand moment avec un classique de 1982, Time To Lose. Le violon est magnifique, la mélodie sortant de l’orgue est irréelle, émouvante. Ce n’est pas un orgue Hammond. Sur scène, ils utilisent un portable Roland ou un Korg. TUXEDOMOON continue de nous transporter avec Muchos Colores (BROWN au chant, REININGER à la guitare). Triptych de Bardo Hotel est dominé par la basse minimaliste de PRINCIPLE, imperturbable (tout comme VAN LIESHOUT). Dans le groupe, les plus expressifs sont REININGER et BROWN. Plus rythmé, Big Olive réveille le public un son dantesque, une pulsation techno, une basse imposante et un REININGER au meilleur de sa forme. Le show est à son apogée.

Hélas, l’équipe du festival a demandé au groupe d’abréger sa prestation. En résumé : dégagez s’il vous plaît ! Il y a un autre groupe qui attend.

TUXEDOMOON fut bien surpris de cette précipitation. BROWN parla en français expliquant la situation, remerciant le public et annonçant qu’ils devaient jouer un morceau en hommage à Jean-François BIZOT (il fut le premier à les faire venir jouer à Paris dans les années 1980) qu’ils ne pourront pas interpréter ! Et, ils sont partis, dépités. Nous espérions les revoir pour le rappel. Le public en redemande, et ceux qui sont tout proches de la scène tentent même d’empêcher la fermeture du rideau. Peine perdue. C’était bel et bien fini.

Pour combler le tout, le DJ est revenu (non, ce n’est pas une blague !) pendant trente minutes, avant l’arrivée du groupe THE CINEMATIC ORCHESTRA qui a eu droit, lui, à deux rappels. Remettre le DJ était plutôt déplacé. Il aura quand même bombardé La Cigale pendant 1h30 ! TUXEDOMOON aurait pu achever tranquillement sa prestation, rappel compris.

Savez-vous le meilleur ? Ce n’est pas un ou deux morceaux qui ont été expédiés aux oubliettes, mais neuf ! La set-list prévoyait les titres suivants : Atlantis, What Use ? (de Half Mute), Home Away (Cabin In The Sky), Dizzy, This Beast (1982). Le rappel aurait été fabuleux : 59 to 1 (Half Mute), The Cage (1982), Desire (sniff !) et Egypt (double sniff !!!). Cela relève de l’incompréhensible !

Le programmateur du festival avait assisté à leur concert du 14 février dernier et avait été pourtant enthousiaste. Les musiciens étaient ravis de venir à Paris. Ils ont été tout bonnement traités comme des moins que rien par l’équipe du festival (l’ambiance n’était pas des plus chaleureuses dès l’après-midi même). Ajoutons à cela, tous les blaireaux qui discutent pendant le concert, une pratique devenue hélas à la mode aujourd’hui.

Ce qui aurait pu être un moment inoubliable fut littéralement saboté. TUXEDOMOON nous a conquis avec un show d’à peine une heure. Le son de trompette de VAN LIESHOUT résonne encore dans nos oreilles (Muchos Colores, Triptych). BROWN au saxo ou à la clarinette fut épatant. PRINCIPLE fut magique et REININGER monstrueux ! Honte au Festival Factory qui mérite un zéro pointé, ainsi qu’à une bonne partie du public déplorable pour son impolitesse.

Site : www.tuxedomoon.co

Label : www.crammed.be/tuxedomoon

Réalisé par Cédrick Pesqué – Photos : Stéphane Fougère
Remerciements à Isabelle Corbisier et Steven Brown

(Article original publié dans TRAVERSES n°23 – mars 2008)

 

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