Valentin CLASTRIER / Steven KAMPERMAN – Fabuloseries
(Homerecords)
Depuis la sortie de son album éponyme en 2013 sur le label breton Innacor, qui rompait avec plusieurs années d’abstinence discographique, le téméraire vielliste Valentin CLASTRIER connaît un nouvel élan créatif qui a donné naissance au groupe À FOND, comprenant trois viellistes et deux percussionnistes (et dont on attend toujours une trace discographique), et à cette réalisation en CD débarquée sans crier gare sur le label belge Homerecords, où il se commet en duo avec le souffleur Steven KAMPERMAN. Ce dernier, clarinettiste, saxophoniste et compositeur, est surtout connu pour son pedigree jazz et son implication dans le groupe turco-néerlandais BARANÀ. Valentin CLASTRIER, quant à lui, prouve une nouvelle fois encore avec ce projet qu’il est cet aventurier anarchiste bousculant les imageries d’Épinal liées à son instrument.
Nous voici donc dans un univers façonné par une vielle à roue électro-acoustique, trois clarinettes (alto, e-flat, b-flat) et un saxophone soprano. À priori, on pourrait le croire musicalement dépouillé et minimal, mais il n’en est rien puisque le duo fonctionne quasiment à la manière d’un orchestre, exploitant les techniques de jeu les plus avancées de leurs instruments respectifs ainsi que les possibilités de traitement du son, notamment le re-recording.
Le disque contient quatorze pièces, la plupart étant signées par les deux musiciens, mais on y trouve également une composition de KAMPERMAN et quatre de CLASTRIER. C’est du reste avec son célèbre morceau, Et la roue de la vie, déjà décliné sur de précédents albums, que démarre le périple auquel le vielliste et le clarinettiste servent de guides. Et on devine très vite que l’excursion sonore à laquelle ils nous convient tient plus de la randonnée sur piste noire que de la ballade de santé familiale.
Les relents balkaniques du rythme et les notes longues de la vielle confinent au rituel incantatoire, dans lequel KAMPERMAN s’insinue de belle manière, sur un registre lisse et aigu, souvent confondant quant au type de clarinette employée, registre qu’il gardera le plus souvent sur les autres pièces, navigant entre jazz contemporain et free, tandis que CLASTRIER, même quand il démarre sur des mélodies à consonances folk, qu’elles soient d’inspiration est-européenne ou celtique, vire au contemporain avec une joie délectable regardant sa capacité à perturber l’auditeur et à le faire marcher plutôt sur les bords d’une falaise qu’au milieu de la route.
Les chemins sont scabreux, parfois fendus de beats électro (Cyclotonique) ou parsemés de pierres dissonantes (Viell’mania) qui font trébucher les élans mélodiques, alors que les sonorités basses, les tempi apesantis et les notes déchirées plombent l’ambiance d’Hostile et sauvage, un titre qui résume à lui seul l’orientation climatique du disque.
Oh ! Certes, il y a des passages plus suspendus, comme le début de Samsara, mais qui se trouve assez vite envahi de tensions, d’emballements et de dislocations qui le transforme en champ de bataille après un conflit…
Il est vrai qu’on visite aussi le Paradis des rats, tout en boucles lancinantes… Il y a aussi 11°5, qui a des faux airs de thème biniou-bombarde pour défilé interceltique, mais dont les empilements et les déchirures le transforment en danse de derviches passablement éméchée.
Et si CLASTRIER et KAMPERMAN vous assurent en seconde partie de parcours que Tout va bien, sur un air de fête foraine, soyez assurés qu’ils versent dans un humour noir bien trempé, car les motifs à l’unisson sont bousculés par des improvisations et des zébrures dissonantes qui font virer la fête au cauchemar.
Tout scabreux et chaviré qu’il est, ce monde n’est pas pour autant décousu. Au contraire, les compositions sont fignolées au millimètre et font montre d’une précision et d’une entente au diapason entre les deux musiciens.
Le disque lui-même a été structuré de manière presque conceptuelle, avec ces Fabuloseries qui prennent la forme de pièces courtes (cinq au total) fonctionnant comme des intermèdes offrant le contraire de ce qu’ils prétendent évoquer. Par exemple, Bucolique est tout, sauf… bucolique ! Bachique est moins liquide que rugueux, avec un soprano sax aux trilles free et une vielle à roue aux effets presque heavy metal. Et si Éthérique est une méditation, elle respire moins l’apaisement que la mélancolie dissonante.
En fin de course, CLASTRIER et KAMPERMAN dévoilent les Rouages de leur œuvre, les quels, contre toute attente, s’avèrent étonnamment calmes, pour une fois vraiment éthérés, mais malgré tout semés de tensions sourdes et d’étirements endoloris.
Les Fabuloseries des deux compères sont en tout cas à l’image de ce à quoi renvoie le terme : un cabinet de curiosités qui, certes, évoque un art « brut » mais non dénué de référents culturels pour autant. Il faut avoir les oreilles baroudeuses et combatives pour déceler le caractère « fabuleux » de cette musique qui, au train où vont les choses dans nos sociétés « évoluées », sera bientôt considérée comme hors-la-loi et passible d’amende.
Mais heureusement, les chemins de traverses, par nature « hostiles et sauvages », résistent aux entreprises normatives. Tout va bien, on vous dit…
Stéphane Fougère
Sites : www.valentinclastrier.com
Label : https://www.homerecords.be/