Afghanistan : Ustad Rahim KHUSHNAWAZ / Gada MOHAMMAD – Rûbab & Dutâr, Musique de Hérat et Kaboul
(OCORA Radio France)
Si la musique classique indienne jouit auprès du public occidental d’un ample intérêt dépassant celui des seuls initiés aux arcanes du râga indien, on ne peut en dire autant de la musique savante afghane, dont la reconnaissance est beaucoup plus discrète. La raison tient sans doute au fait que les maîtres de musique afghans n’ont pu se faire une place dans la diaspora des musiques du monde, au contraire d’un Ravi SHANKAR, d’un Ali Akbar KHAN, d’un Hariprasad CHAURASIA ou d’un Zakir HUSSAIN. L’histoire politique de l’Afghanistan, qui a pris une tournure dramatique dans la seconde moitié du XXe siècle, n’a guère permis aux émissaires artistiques du pays de se faire connaître auprès d’un public international, de voyager et de transmettre leur art en se produisant sur scène ou en enregistrant des disques. La réédition de cet album paru à l’origine en 1995 sur OCORA arrive à point nommé pour (re)découvrir deux musiciens qui, en dépit de conjonctures difficiles, ont fait office de « passeurs ». Ustad Rahim KHUSHNAWAZ et Gada MOHAMMAD sont tous deux originaires de Hérat, troisième ville d’Afghanistan derrière Kaboul et Kandahar, connue dans l’Antiquité comme l’ « Alexandrie d’Arie » d’Alexandre Le Grand et comme phare culturel et artistique du monde persan durant la Renaissance timouride au XVe siècle.
Issu d’une famille de musiciens de Hérat, Ustad Rahim KHUSHNAWAZ (1943 – 2011) a hérité de la science musicale de son père, Amir Jan KHUSHNAWAZ (doyen des musiciens de la ville durant les années 1930-60 et fin connaisseur du système du râga indien), et est devenu un maître du « rubâb », un luth à cordes pincées. Pourvu de trois cordes principales, de cordes sympathiques et de bourdons et de deux chambres de caisse de résonance, il est considéré comme l’instrument national emblématique de la musique afghane, aussi bien utilisé comme élément d’un ensemble instrumental qu’en tant qu’instrument soliste. Créé vers la fin du XVIIIe siècle, le rubâb est l’ancêtre du sarod indien, qui a été créé une centaine d’années plus tard. Grand connaisseur des pièces instrumentales classiques (« naghma-ye klasik »), Ustad Rahim KHUSHNAWAZ joue dans un style proche de la musique hindoustanie (Inde du Nord), et s’est fait une spécialité d’adapter les intervalles de la musique iranienne au rubâb en y ajoutant des frettes intermédiaires.
Gada MOHAMMAD a pour sa part commencé comme musicien amateur et a appris, à force d’observations et d’efforts, à maîtriser le dûtar, un autre luth à cordes pincées mais pourvu d’un manche long, de quatorze cordes (une seule mélodique) et à caisse de résonance piriforme. Comparé au rûbab, le dûtar passe pour un instrument moderne puisqu’il n’a été mis au point qu’en 1965 et fut inspiré autant par le « tanbur » afghan que par le sitâr indien. Il est lui aussi utilisé comme instrument d’accompagnement du chant ou comme instrument soliste, alors soutenu par des percussions.
Étant autodidacte, Gada MOHAMMAD n’a donc pas bénéficié du même statut professionnel que Rahim KHUSHNAWAZ, mais cela n’a pas empêché les deux musiciens de faire route ensemble pendant plusieurs années. Leurs instruments se sont d’abord croisés au sein du groupe du père de Rahim, puis tous deux ont accompagné un fameux chanteur de ghazal de Kaboul, Amir MOHAMMAD, durant une dizaine d’années. Rahim et Gada sont donc des figures illustres de la scène musicale de Hérat, et ce même si la guerre civile afghane qui a suivi le coup d’État communiste les a séparés, Gada s’étant réfugié à Mashhad (capitale de la province iranienne du Khorasan), tandis que Rahim est resté à Hérat. Mais subissant la précarité de son statut dès lors que la musique a été décrétée interdite sous le régime islamiste, il a fini lui aussi par se réfugier en Iran.
Mais les affres de l’histoire n’ont pas entamé la profonde complicité artistique de ces deux virtuoses, dont la longue expérience de musiciens accompagnateurs, lors de fêtes, de mariages, au théâtre ou à la radio, a scellé la parfaite cohésion qui caractérise leurs jeux, en dépit de la différence de statut qui les sépare, Rahim, étant l’ « expert » alors que Gada fonctionne plus à l’instinct.
C’est fin février 1995 que Ustad Rahim KHUSHNAWAZ et Gada MOHAMMAD ont donné leur premier concert en France, au Théâtre de la Ville de Paris, où ils étaient fébrilement attendus par les spécialistes du genre. Ils étaient alors accompagnés par le brillant joueur de tabla Azim HASSAMPUR (un cousin de Rahim). Les enregistrements de ce CD proviennent non pas de ce concert, mais d’une séance réalisée le lendemain au studio de Radio France. Les trois musiciens y ont exposé deux formes musicales afghanes : la musique locale hératie et la musique savante kaboulie.
Depuis son apogée au XVe siècle, la cité de Hérat n’a cessé de voir décliner son rayonnement artistique, et la musique hératie a au cours des siècles connu de nombreuses transformations, son système musical tonal (la gamme « bairami ») ayant finalement été remplacé par celui du style de Kaboul, dérivé du système « sargam » de la musique hindoustanie.
La première pièce que Rahim et Gada jouent ensemble tient sa mélodie d’un chant hérati interprété par le père de Rahim, à laquelle ce dernier a ajouté une section instrumentale, tandis que le rythme de quatre ou huit temps (« gedeh ») renvoie au « tâl kaharwâ » usité en Inde et au Pakistan. La deuxième pièce est jouée en rythme libre dans une gamme bairami par le seul Gada MOHAMMAD, accompagné au tabla par Azim HASSANPUR : il s’agit d’une mélodie empruntée à un « chahârbeiti » poème en quatrains des campagnes hératies.
Rahim KHUSHNAWAZ prend ensuite le relais, jouant la troisième pièce en solo, toujours soutenu par Azim, dans un style modal proche de la musique iranienne. Puis les deux solistes se rejoignent autour du tabliste pour une quatrième pièce très populaire à Hérat.
La partie consacrée à la musique savante de Kaboul occupe ensuite les trois autres quarts du disque (qui culmine à plus de 77 minutes !). Rahim KHUSHNAWAZ commence par exposer un « Naghmeh-e kashâl », soit une « pièce instrumentale étendue » conçue particulièrement pour le rubâb, et nourrie par le système régissant la musique hindoustanie. Cette pièce, qui atteint presque vingt minutes, est fondée sur le râga Beiru : KHUSHNAWAZ débute par un long développement en rythme libre (un « shakl ») équivalent à un âlap indien, puis entame le thème principal (« astai »), composé par lui-même, avant d’aboutir aux « antara », une suite de morceaux courts répétés plusieurs fois avec une accélération rythmique graduelle sur un cycle rythmique en seize temps (tintâl).
Gada MOHAMMAD prend ensuite les rênes le temps d’un autre Naghmeh-e kashâl basé sur le râga Yemen et joué en hommage à Ustad Mohammad OMAR, un maître du rubâb qui fut le premier à exposer son art sur le continent américain (un enregistrement paru chez Folkways immortalise son concert à l’université de Washington en 1975, alors qu’il était accompagné au tabla par un certain Zakir HUSSAIN…). Composée de quatre sections reposant sur deux cycles rythmiques en tintâl, cette pièce est ici brillamment adaptée pour le dûtar par Gada MOHAMMAD.
Rahim KHUSHNAWAZ revient alors en soliste pour un morceau très ancien devenu rare fondé sur le râga Bhimpalasi, puis il est rejoint par Gada MOHAMMAD pour un quatrième Naghmeh-e kashâl joué dans le râga Pilu. Les deux solistes et leur percussionniste attitré terminent leur récital avec un « tarz », soit une mélodie provenant d’un « ghazal » vocal et jouée en version instrumentale ; fondé sur le râga Âsâ, ce tarz est un morceau rythmiquement complexe mais tellement joué par Rahim et Gada à l’époque où ils accompagnaient Amir MOHAMMAD qu’ils la jouent ici avec un brio et un enthousiasme qui sied parfaitement à une fin de concert.
Ce disque est le seul en Occident à rendre compte de l’immense connexion musicale de Gada MOHAMMAD et de Rahim KHUSHNAWAZ, et à exposer leurs talent respectifs, l’un sur son dûtar, l’autre sur son rubâb, la sonorité grave et résonnante de ce dernier se combinant merveilleusement à celle, plus métallique et brillante, du précédent.
Ce disque fait évidemment partie des classiques du catalogue Ocora. Les notes de livret, très complètes, ont été rédigées par John BAILY, un ethnomusicologue doublé d’un musicien qui avait déjà conçu les notes d’un précédent disque de Rahim KHUSHNAWAZ paru sur le label suisse VDE-Gallo. John BAILY a vécu avec sa femme, Véronique DOUBLEDAY, à Hérat durant les années 1970 ; tous deux sont des spécialistes de cette musique, à laquelle ils ont consacrés de nombreux articles, ouvrages et films, dont un précisément consacré à Rahim KHUSHNAWAZ.
En ces temps redevenus difficiles pour le peuple afghan et sa culture, la réédition de cet album essentiel s’avère particulièrement judicieuse ; c’est à la fois un témoignage historique et un somptueux moment musical.
Stéphane Fougère