Ahmed MUKHTAR – Babylonian Fingers (Music from Iraq)
(ARC Music / DOM)
Oudiste et percussionniste depuis l’âge de 12 ans, Ahmed MUKHTAR, natif de Bagdad, a travaillé avec de nombreux artistes et ensembles de musique traditionnelle irakienne et s’est produit sur de nombreuses scènes moyen-orientales, européennes et américaines.
Les études et recherches d’Ahmed MUKHTAR ont principalement porté sur le maqâm irakien. Dès lors que l’on parle de musique arabe, le maqâm désigne généralement un mode musical porté par un sentiment ou une humeur. Mais le maqâm irakien, qui a été porté à son apogée à l’époque de la dynastie des Abbassides (750-1258), désigne plus particulièrement un ensemble de suites vocales et instrumentales construites sur un mode musical spécifique, avec un prélude taqsim, une introduction tahrir, un poème matan et une conclusion taslim.
Dans les quatre albums qu’il a réalisés auparavant, Ahmed MUKHTAR s’est employé à préserver et à renouveler tout à la fois ce patrimoine musical. Sa production discographique a commencé avec Recital on Oud Live (1997), puis Words from Eden en 1999. Mais c’est en signant avec le label anglais ARC Music, dont la distribution est internationale, qu’Ahmed MUKHTAR s’est fait davantage connaître, avec ses opus Rythms of Bagdad (2003) et The Road to Bagdad (2005). Assurant parallèlement une carrière de professeur de musique, Ahmed MUKHTAR n’avait plus rien enregistré depuis pratiquement une décennie. Aussi la sortie de Babylonian Fingers est-elle donc une bonne surprise qui prouve que l’artiste a encore des choses à dire et que l’inspiration ne l’a pas quitté.
Car sur les douze pièces que renferme cet album, deux seulement proviennent du répertoire traditionnel ; toutes les autres sont des compositions d’Ahmed MUKHTAR. Ainsi, plutôt que de se contenter d’endosser le rôle d’ « ambassadeur de la tradition », qu’il aurait pu assurer à merveille, le oudiste a préféré dévoiler de nouvelles idées musicales fondées sur les maqâms, et les rythmes hérités de la tradition irakienne, et plus globalement des musiques du Moyen-Orient.
C’est donc à un chassé-croisé entre l’héritage de l’époque babylonienne et des visions plus modernes que se livrent, avec une dextérité à toute épreuve, ces Babylonian Fingers.
C’est ainsi que nous sommes accueillis derechef avec une pièce intitulée Iraqi Jazz. Pour autant, elle ne relève pas exactement de la fusion-world, quand bien même le oud de MUKHTAR y fait jeu quasi égal avec un saxophone (à quarts de ton), en plus d’un qanoun et de multiples percussions. De jazz, ce morceau en distille le parfum à travers son utilisation de syncopes rythmiques irakiennes influencées par la musique africaine.
On retrouve cette connexion dans Sama’ai Hijaz, puisque la sama’ai est une forme musicale très ancienne qui fut partagée à la fois par le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
Plus loin, un rythme de rumba associé à deux maqâms évoque la ferveur d’une nuit tzigane irakienne (Iraqi Gypsy Song), le oud dialoguant cette fois avec une clarinette (à quart de ton) et un violon.
Mais en aucun cas Ahmed MUKHTAR ne cherche à forcer la fusion, ni ne surcharge ses morceaux d’arrangements pluri-ethniques. C’est ainsi sur un maqâm typiquement irakien (mohamadawi) qu’il a conçu son Blues on the Oud, comme une variation sur la musique traditionnelle de son pays d’origine.
Bon nombre de pièces mettent son seul oud en évidence, accompagné ou non par un joli et chatoyant assortiment de percussions moyen-orientales. Et c’est encore à partir d’un rythme usité seulement en musique irakienne (le geogina) et qui ne se trouve dans aucune autre musique traditionnelle arabe mais qui est proche de rythmes d’Asie centrale, qu’il a conçu Nowroz (New Day).
Autre pièce remarquable, le morceau éponyme à l’album est une pièce soliste en forme de fantaisie inspirée de la civilisation babylonienne (5200 ans auparavant…), dans laquelle Ahmed MUKHTAR joue de son oud selon la « technique » babylonienne, à savoir avec les doigts de la main droite, mais sans utiliser de plectre ! Babylonian Fingers, that is…
En guise d’atterrissage final, Ahmed MUKHTAR a choisi de revisiter, en solo également, une chanson romantique traditionnelle datant des années 1940, sans davantage donner l’impression d’affoler et de surchauffer le compteur de la machine à remonter le temps.
Et pourtant, à quel voyage vertigineux nous a-t-il convié le long de cet album à a fois accessible et profond ! Les « doigtés babyloniens » d’Ahmed MUKHTAR nous entraînent à travers l’histoire irakienne (de l’époque de la Mésopotamie aux temps modernes) et dans les recoins de l’âme moyen-orientale avec verve et délectation. Voilà assurément un disque qui mérite d’être pointé… du doigt !
Stéphane Fougère
Site : www.amukhtar.com
Label : www.arcmusic.co.uk