Alan SPARHAWK with TRAMPLED BY TURTLES
(Sub Pop)
Depuis le 5 novembre 2022, date de la disparition brutale (un horrible cancer) de Mimi PARKER, compagne, divine chanteuse et percussionniste de LOW, le groupe de Duluth (Minnesota) créé en 1994, Alan SPARHAWK porte le deuil immense de ce groupe et de sa vie avec la mère de ses deux enfants, avec laquelle il avait créé plus de 20 albums, tous magnifiques et tous irremplaçables, bornes sans équivalentes du « slowcore » américain naviguant entre le gospel minimaliste et les comptines éthérées, lentes et hagardes, soit en trio (avec le bassiste fuzz Zak SALLY entre 1994 et 2021) soit en duo pour les deux derniers albums dérivant parfois vers une musique plus « noisy » ou un peu brutale avec des murs de bruits ondulants, mais il est vrai sans trop d’excès (Double Negative en 2018 et Hey What en 2021). Tous ces albums fidèlement abrités chez Sub Pop depuis 2004, ainsi que de multiples collaborations et un très beau coffret/compilation de 3 CDs et un DVD de 10 ans de raretés intitulé A Life Time of Temporary Relief publié chez Rough Trade en 2004 en hommage à leur carrière précédente chez Kranky et Vernon Yards Records.
Alan SPARHAWK a également fait en parallèle de LOW 2 albums avec le groupe très masculin THE RETRIBUTION GOSPEL CHOIR (un premier en 2008 et un autre en 2010 chez Sub Pop avec leur bassiste de l’époque Steve GARRINGTON) ainsi qu’un disque instrumental (2006) qu’on peut un peu oublier poliment.
De fait l’aventure LOW était terminée, et les deux derniers albums du groupe devenaient des bornes marquant des avancées sans retour pour y entendre l’urgence et la volonté peut être prémonitoire de tracer et de laisser des empreintes de ces musiques qui venaient de tellement loin et nous avaient emmenés en douceur lors de leurs voyages au milieu de l’enfance et de leurs rêveries en accompagnant les spectres qu’ils ne cessaient de visiter. Le deuil était également au cœur des deux albums solo (posthumes de Mimi PARKER si l’on osait) d’Alan SPARHAWK et chacun à sa façon est devenu un dialogue avec les fantômes de la disparue.
Le premier, chronologiquement intitulé White Roses my God (qu’on pourrait traduire par : « Ah ! mon Dieu, des roses blanches », paru fin 2024, creusait une distance certaine qui pouvait choquer l’auditeur, sorte de descente vers un paradis artificiel malmené par ces morceaux à l’auto-tune et au vocoder, ces modulations vocales radicales, semblant à la première écoute toutes semblables ou tout au moins des déclinaisons du même, paroles peu compréhensibles (qui pourraient être celles de la pochette intérieure (on y reconnaît celles de Get Still, le sixième morceau de l’album de 2025), des mélopées incessantes avec I Made this Beat répété près de 40 fois sauf erreur !, accompagnement des deux enfants Cyrus et Hollis, respectivement à la basse aux « backing vocals » très, très lointains, tout cela en bouillie, brouet, brouillard ou autres enchevêtrements sonores, pour dire que les mots sont désormais inutiles, que la douleur est tout à fait indicible et que le brouillage définitif reste le seul moyen de considérer et de continuer cette mission de communiquer entre ce survivor et sa très bien aimée, sorte d’Orphée efflanqué, armé de forge et d’armure avec sa salopette Oshkosh sur son torse pâle, contre le trop plein de chagrin face à une Eurydice qui l’attendrait au paradis (Heaven, morceau repris également sur l’album de 2025).
Mais Alan SPARHAWK ne voulait certainement pas en rester là, cet album (de transition sans doute), il est vrai peu facile d’accès était nécessaire pour enterrer et sublimer cet envoûtement, ce sortilège et cette sidération comme un exorcisme ou une élévation quasi cathartique (SPARHAWK est mormon, nul n’est parfait, n’est-il pas), permettant au chanteur exténué de douleur de tirer un trait sur cette solitude extrême et son épuisement spectral tout en retenue.
À la suite de ce premier essai exutoire, le besoin pressant du chanteur a fait que les différents protagonistes d’une tournée en vue de promouvoir White Roses my God, se sont retrouvés au fin fond du Minnesota à Cannon Falls au studio Pachyderm (c’est-à-dire à peu près aux alentours de « nowhere at all », tout au nord des États-Unis et des lacs qui jouxtent le Canada), et de l’hiver 2024, (il fait froid au nord du Minnesota, vraisemblablement), et Alan SPARHAWK a retrouvé ses vieux complices masculins de Duluth les bien nommés TRAMPLED BY TURTLES (« piétinés par des tortues »), sorte de collectif fraternel et emphatique, ce qui correspondait au besoin du chanteur de retrouver un endroit de réconfort et un havre abritant les émotions des uns et des autres, les six musiciens du groupe de bluegrass/folk décalé entourant somptueusement, chaleureusement et au-delà le chanteur revenu sans réserves au chant en se laissant guider avec un minimum d’ « overdubs » (revendiqués) réalisés par le producteur Nat HARVIE et le moins de prises possibles (tout aurait été fait en une seule journée, sans retouches, en gardant les luxuriances des accompagnements parfois débordants, notamment les crissements et les gémissements du violon et du violoncelle sur Screaming Song et Don’t Take your Light et les envolées du banjo et de la mandoline sur Torn & in Ashes).
L’album démarre avec Stranger et Too High, deux joyaux proches du LOW période C’Mon, Trust ou The Great Destroyer, les débuts Sub Pop, soit les LOW des grands jours, deux morceaux cernés d’émotions diverses et contradictoires sur le présent (face au passé) car « il va falloir désormais faire avec des gens plus étranges et des choses plus dangereuses qu’auparavant, finissant en na, na, na », chantés en perçant la carapace vers une forme de joie ou d’apaisement, moins de mélancolie afin de se relever et de continuer, malgré la douleur et le sentiment de perte (forever).
Ensuite vient le morceau très court Heaven « it’s a lonely place if you’re alone… yeah you are you gonna be there », tout est dit dans ce remake de When I Go Deaf sur le désarroi toujours présent du chanteur toujours inconsolé qui laisse sa fille Hollis prendre en main le refrain de Not Broken un des morceaux écrits avec Mimi PARKER mais non finalisé, et là on retrouve un duo troublant entre père et fille, qui ne veulent ni l’un ni l’autre prendre la place laissée par la disparition de Mimi PARKER, mais qui ne cherchent pas non plus à imiter ou à se dissoudre derrière les fantômes évoqués dans les paroles.
Suit le morceau que tous ces préludes annonçaient, ce Screaming Song placé au beau milieu de l’album, malheureusement dérapant trop vite et devenant un peu trop brutal, emmené dans un maelstrom par le groupe qui crisse et déchire son violon et son violoncelle, pour essayer de passer au-dessus de la voix de SPARHAWK qui lui ne sait plus comment dire combien sa chanteuse lui manque, même s’il essaye de rester calme car, à l’intérieur, il continue à hurler cette chanson pour toujours. (Les paroles, si elles étaient chantées sur un tempo lent, seraient également – et peut-être davantage – éloquentes).
Les autres chansons Get Still et Princess Road Surgery vont directement dans la douleur au milieu d’un chant partagé. On s’aperçoit également que cet album s’est fait sans percussions – à part quelques frottements de cordes – ce qui paraît évident puisque c’est Mimi PARKER qui tenait ce rôle dans LOW et que la place se doit d’être encore vacante et le restera peut-être à jamais (dans Not Broken, SPARHAWK murmure « turn on the drum mics, turn up the probably », et là c’est sa fille qui répond et prend les choses en main sans vraiment refermer la boucle).
La voix de SPARHAWK se redéploie alors sur les deux derniers morceaux entre acoustique pure et communion avec le groupe qui ramène le chanteur perdu et éperdu dans notre monde sans fioritures (auto-tune) et qui va même déborder jusqu’à un chant presque liturgique avec Don’t Take Your Light, une chanson qui allège et cicatrise avec cette répétition entêtante d’une phrase, sorte de litanie ressassée de façon déterminée (ce qui faisait la grande force de LOW et de leurs haïkus minimalistes et enfiévrés).
On se laisse entraîner vers la fin de cet album peut-être trop court, en tous cas parfaitement abouti, car il annonce que d’autres choses vont apparaître et que notre homme a trouvé et retrouvé l’envie de revenir au-devant de la scène. Grand merci à TRAMPLED BY TURTLES d’avoir trouvé le juste milieu d’un album de retour vers les vivants (que nous sommes) dans une sorte d’abondance joyeuse et remplie d’émotions et d’avoir réussi à dévier ce qui aurait pu n’être qu’un album solo de souffrances solitaires et parfois un peu vaines.
Un dernier mot sur la pochette « cryptée » : un mélange auquel les dernières pochettes plutôt monochromes du groupe ne nous avait plus habitués : un peu de désert américain/indien avec cette mâchoire d’animal ficelée et séchée au soleil, un peu de BASQUIAT pour habiller la dépouille de ce squelette déchiqueté, mi-loup, mi-mouton, et tout en haut (à la place d’un éventuel titre d’album), écrit avec le sang qui gicle de la gueule ouverte de l’animal (encore blessé et soufrant donc) semblant crier (en français) une dernière fois sa douleur, les lettres « Jésus en larmes ». peut-être les larmes d’agonie du Christ au jardin des Oliviers à la veille de sa Passion ? Comprenne qui pourra (ou qui croira).
Xavier Béal
Page : https://alansparhawk.bandcamp.com/album/with-trampled-by-turtles