ANAÏD – Seven Lives
(Les Voyages d’Anaïd)
Vu de loin, on pourrait se dire que la carrière du groupe français ANAÏD, mené depuis ses débuts par le couple Emmanuelle LIONET (chant) et Jean-Max DELVA (batterie), se divise en deux époques. La première serait celle des dix premières années (1981/1991), marquée par une bonne centaine de concerts dans le Nord de la France, en Bretagne et en Belgique, et par trois enregistrements (la cassette Vêtue de noir en 1986, le LP Belladonna en 1989 et le CD Four Years en 1991). La seconde époque est celle de la reprise des bonnes affaires en 2014, après plus de deux décennies d’absence, jusqu’à aujourd’hui et, on le souhaite, demain et après-demain… Elle confirme que la musique du groupe est surtout une affaire de famille, le fils d’Emmanuelle et de Jean-Max, Alexis DELVA (guitare), s’étant joint au groupe. Mais voilà que ce nouvel album nous affirme (ou nous rappelle) qu’ANAÏD en est déjà à sa… septième vie !
Car au sein de ces deux époques, le groupe n’est évidemment pas resté fixe. De nombreuses allées et venues de personnel ont alimenté et régénéré la musique du groupe. Ne serait-ce que lors de la première décennie, la participation de personnalités comme Hugh HOPPER, Rick BIDDULPH, Sophia DOMANCICH, Patrice MEYER et des jams avec Didier MALHERBE, Ann BALLESTER et Mimi LORENZINI ont contribué à ranger la musique du groupe sous la bannière d’un jazz-rock canterburyen, avec cependant une personnalité qui ne ressemble à aucune autre dans ce domaine (certains amateurs de musique Zeuhl s’y sont même trouvé en terrain presque familier, c’est dire !). À cet égard, la compilation Four Years représente un pertinent balayage de l’évolution musicale d’ANAÏD, puisque toutes les formations de cette première décennie y sont représentées.
L’époque récente a vu également passé plusieurs musiciens autour du noyau de base. Sans doute les concerts ont-ils été moins nombreux, mais la conviction, l’inspiration et l’énergie de la famille DELVA ont permis de maintenir le groupe en activité. Cette seconde décennie est jalonnée par de nouvelles productions discographiques, deux albums studios, Libertad en 2016 et I Have a Dream en 2019 et un Live ïn Parïs d’anthologie enregistré en hiver 2020 lors d’un concert très remarqué dans la salle maintenant légendaire du Triton, en bordure de Paris. Ça, c’était dans le « monde d’avant ». Il a fallu qu’ANAÏD se reconstruise après la mise à l’arrêt mondiale des activités humaines durant l’assaut pandémique provoqué par une bande de pangolins mal léchés. Et une fois de plus, ANAÏD triomphe des aléas existentiels en publiant en 2023 ce nouvel album, Seven Lives, soit en français : sept vies.
Le titre pourrait être celui d’une nouvelle compilation. En fait, il s’agit bel et bien d’un nouvel album – le septième, l’auriez-vous deviné ? – proposant 7 nouvelles compositions et enregistrées en 7 jours dans un studio dont l’adresse se situe à un 7, rue quelque chose, et par un ingénieur du son né en 19… 77, évidemment un 7 juillet ! Si après ça vous ne croyez toujours pas au hasard objectif !… La cerise sur le gâteau eut été qu’ANAÏD soit devenu pour la circonstance un septet ! Il n’en est rien. Il faut savoir mettre un terme aux coïncidences sous peine qu’elles en deviennent suspectes, non ? Quoique… à y regarder (et à y écouter) de près, l’album fait bien entendre 7 instruments (ou famille d’instruments) différents : la voix, la guitare, la batterie, la basse, le saxophone, la trompette et des claviers (« including » un vibraphone électronique qui peut compter pour un « 7bis ») ! On va finir par hurler au complot …
Quoi qu’il en soit, ANAÏD n’a pas cherché à raconter sa vie, ou ses vies, dans ce disque, mais nous invite à voyager de plus bel dans son univers feutré, chatoyant et bariolé. Chaque composition raconte donc une histoire et, à l’exception de deux d’entre elles dont la durée se situe en dessous des cinq minutes, s’étale sur des formats de durée moyenne – trois pièces entre six et sept minutes – ou plus longue, deux pièces atteignant les dix minutes. Seven Lives s’écoute comme on lit un récit, avec un Prologue et un Epilogue. Entre les deux, cinq chapitres évoquent des vies, celles de personnes proches du groupe ou de personnes imaginaires, des situations vécues ou rêvées…
Pour renforcer cette approche thématique, ANAÏD a fait appel à un dessinateur de bandes dessinées pour concevoir le livret de son CD. Chaque composition du disque y est illustrée par une dessin dans lequel on retrouve la petite fille au costume de poupée qui est en quelques sorte le « logo » d’ANAÏD depuis ses débuts (on la trouve sur toutes ses pochettes de disque, à l’exception du disque live) rencontrant les personnages Farid ou la pianiste Sophia (on aura reconnu Sophia DOMANCICH, « of course » !) ou évoluant dans des lieux réels ou imaginaires. Avec ses traits marqués et ses lignes souples, le style du dessinateur Vincent SAUVION restitue à merveille les élans vibratoires et les turbulences émotionnelles à l’œuvre dans chaque morceau de Seven Lives, et ce en n’utilisant que les trois couleurs elles aussi constitutives de l’univers d’ANAÏD, le blanc, le noir et le rouge.
Ces choix graphiques confèrent une unité poétique à un ensemble de compositions qui, si elles sont jouées par un groupe fixe, n’en recèlent pas moins chacune des couleurs particulières, ou en tout cas des combinaisons instrumentales spécifiques, bien que nul « special guest » n’ait été convié. Comme on l’a relevé plus haut, l’album Seven Lives fait entendre sept catégories d’instruments joués par cinq musiciens. Cela signifie que ces derniers ne sont pas toujours cantonnés au même instrument sur chaque pièce. Ainsi, il arrive que Jean-Max DELVA troque sa batterie contre un clavier ou un vibraphone électronique, qu’Alexis DELVA pose sa guitare pour jouer du clavier ou de la cymbale Ride, que le bassiste Enguerran DUFOUR supplée à la trompette, ou que le saxophoniste Théo FERRARI emprunte la batterie le temps d’un morceau.
Seule Emmanuelle LIONET se contente d’utiliser son organe vocal, ce qu’elle fait avec le talent qu’on lui connaît pour exprimer un éventail d’émotions qui passent par différents degrés, du feutré au vif, du diffus à l’intense. Son choix de s’exprimer en priorité dans une langue inventée offre un tremplin de choix à l’imaginaire de l’auditeur. Mais elle ne se contente pas d’assurer une unique ligne de chant ; il lui arrive par endroits de dédoubler sa voix, qu’elle utilise de préférence comme un instrument.
Autour d’elle, les musiciens font montre de diverses trouvailles et inventions sonores (le jeu de guitare d’Alexis, le saxophone de Théo, la basse d’Enguerran, les claviers et la batterie de Jean-Max), en fonction de l’ambiance climatique de chaque pièce ; cette ambiance pouvant évoluer, surtout dans les pièces plus longues (Blue Moon, Sophia). En fait, le groupe ne force pas la musique à entrer dans un format instrumental prédéfini et inamovible, c’est la musique qui enjoint les musiciens à se mettre au diapason de ses nécessités, ce qui explique aussi les changements de poste des uns et des autres sur certaines pièces.
Et parce que, chez ANAÏD, on aime traiter les ambiances et les émotions comme des choses mouvantes, il arrive, notamment dans les compositions les plus étalées, que les climats évoluent, changent, mais jamais de manière forcée et brutale. Toute « progressive » que soit la musique d’ANAÏD, elle ne cultive pas les coqs-à-l’âne et les ruptures, elle privilégie des progressions plus organiques, des mutations plus subtiles.
C’est ainsi que chaque composition promet son lot d’étonnements. Seven Lives nous cueille avec un Prologue tout en suspension « ambiant » qui sert de piste d’envol pour la voix d’Emmanuelle LIONET. Farid démarre sur la pointe des pieds, avec une ligne de basse tournoyante, une rythmique feutrée, une guitare aux pointes subtilement acérées… Petit à petit, le monde d’ANAÏD s’anime sans se presser, ménageant une montée de tension qui ne vise pas la démesure.
Sophia débute en mode intimiste piano-voix, avant que la trompette ne colore le paysage et élargisse ses reliefs, appuyée par le saxophone, avec de discrètes ponctuations de cymbales. La voix déploie des volutes d’émotions vives, et la guitare lui emboîte le pas avec des notes nerveuses. La tension est palpable, mais jamais ne déborde plus que de raison.
Le titre Blue Moon laissait-il augurer d’un climat rêveur et contemplatif ? C’est par des notes pesantes de piano que nous sommes accueillis, peu après par des cymbales véhémentes, déclinant un semblant de solennité Zeuhl. Le chant se pare même d’un voile sépulcral. Mais quand le morceau prend son envol, c’est pour nous emmener encore ailleurs, avec un leitmotiv de piano persistant aux vertus hypnotiques, dans des sphères mouvantes. Dans une dernière ligne pas si droite, un vibraphone tapisse le paysage d’une traînée d’étoiles filantes.
En dépit d’un titre aux connotations romantiques, Loving Grace déploie un climat dramatique zébré de frictions électriques. De même, en dépit de ce que suggère son titre, Happy cultive une humeur nostalgique un rien décontractée et langoureuse en lieu et place d’une attendue jubilation qui ne sera effective que dans Epilogue, dont les accents funky de fanfare caribéenne invitent les corps à s’esbaudir. Du reste, si les autres pièces sont composées comme d’accoutumée par Jean-Max DELVA et Emmanuelle LIONET, celle-ci est le fait d’Alexis DELVA, une première doublée d’un final radieux !
Plusieurs écoutes sont nécessaires pour découvrir tous les atours de ces « Sept Vies ». Il aurait été de toute façon dommage que celles-ci se consument trop vite dans l’esprit de l’auditeur. Si une existence est faite de plusieurs vies, il faut savoir savourer chacune d’elles. Cet album d’ANAÏD nous le démontre amplement.
Stéphane Fougère
Site : https://anaid.fr
Page : https://anaidband.bandcamp.com/album/seven-lives