Anders JORMIN / Lena WILLEMARK / Karin NAKAGAWA – Trees of Light
(ECM Records)
Il y a des rencontres musicales tellement téléphonées qu’on y entend plus le tiroir-caisse que les sons des instruments eux-mêmes. Il y en a d’autres, en revanche, sur lesquelles on n’aurait pas misé un yen ou une couronne, et auxquelles on n’aurait même pas songé à prêter vie. C’est pourtant ce qui vient d’être fait avec Trees of Light, qui expose une rencontre incontestablement inédite. Ce n’est pas tant une « fusion de traditions musicales » qui s’affiche, mais plutôt un dialogue entre instruments provenant de cultures différentes, entre artistes issus de mondes que l’on aime imaginer cloisonnés.
Trees of Light est surtout une histoire de cordes, vocales et instrumentales. Ce projet s’inscrit dans la continuité du travail soliste effectué par le contrebassiste suédois Anders JORMIN, sans doute plus connu pour ses collaborations et enregistrements avec Bobo STENSON et Charles LLOYD, mais qui a aussi plusieurs créations sous son seul nom. Rien que sur le label ECM, Anders JORMIN s’est illustré avec Xieyi (2001), Ad Lucem (2012), ou encore In Wind, in Light (2006).
Sur ce dernier se faisait déjà entendre la voix de la chanteuse et joueuse de fiddle suédoise Lena WILLEMARK, également bien connue du label ECM, qui a signé ses deux somptueux disques avec Äle MÖLLER et le « Nordan Project » (Nordan en 1994 et Agram en 1996) et le non moins recommandable disque éponyme du trio FRIFOT (les deux mêmes, plus Per GUDMUNSON) en 1999.
La collaboration entre la contrebasse de JORMIN et la voix de WILLEMARK s’est de même poursuivie sur un disque réalisé pour un label suédois en 2013, Between Always and Never. Celui-ci incluait notamment un morceau baptisé Haiku, en clin d’œil à la culture japonaise et qui a pu, sait-on jamais, donné l’impulsion pour ces Trees of Light, dont la particularité est précisément d’accueillir une musicienne japonaise, Karin NAKAGAWA, joueuse de koto à 25 cordes (et par ailleurs chanteuse, comédienne et peintre).
Une contrebasse, une voix et un fiddle suédois et un koto japonais, avouez que cette transversalité ne vous avait pas effleuré l’esprit ! Elle est désormais effective avec ces Trees of Light et leur douze compositions originales, écrites par Lena WILEMARK ou Anders JORMIN, mais auxquelles Karin KAKAGAWA a aussi mis quelquefois la main à la pâte.
C’est du reste par un impérial et spartiate solo de koto que commence le premier morceau de l’album, judicieusement baptisé Krippainggler (If You Listen), sur lequel viennent peu après s’incruster la contrebasse de JORMIN et le fiddle et la voix de WILLEMARK, qui chante comme d’habitude dans son dialecte local d’Älvdal. L’ambiance est imprégnée de quiétude neigeuse, de vision placide, aux contours cristallins et nets.
D’emblée, on comprend que personne dans ce trio n’est d’humeur à faire des concessions ; chacun joue ce qu’il est tout en prêtant une oreille attentive au langage de l’autre, creusant son espace sans jamais chercher à saturer le climat général. Car ici, si on sait s’exprimer avec amplitude en faisant montre de techniques étendues (en arco et en pizzicato pour la contrebasse, en volutes et en plaquages pour le koto, avec rudesse et délicatesse pour le fiddle comme pour le chant), on sait aussi mettre son ego au vestiaire, faire preuve de retenue, affleurer le silence, voire se taire. La production « made in ECM », qui privilégie les dynamiques et les respirations, fait le reste.
Cet alliage de cordes suédoises et japonaises garantit à l’auditeur un voyage dans un univers un poil déroutant mais surtout fascinant, fait de textures inouïes, de combinaisons instrumentales riches en idées et en sensations, et d’improvisations non idiomatiques qui invitent à prendre la large sans jamais perdre la Terre de vue, qu’elle qu’elle soit.
Le trio JORMIN / WILLEMARK / NAKAGAWA délivre une musique aussi innovante qu’organique, tout à la fois âpre et fragile, qui dévoile une évidence qu’on ne lui aurait pas forcément soupçonné sur le papier. Trees of Light révèle des affinités esthétiques entre les univers scandinaves et japonais, un parfum commun de « bout du monde » qui les fait privilégier les gammes pentatonique et semi-tonales, mais aussi une pratique éprouvée de l’intuition musicale, un sens affiné du geste vocal ou instrumental.
Et dans les poèmes folk de Lena WILLEMARK comme dans les résonances du koto de Karin KAKAGAWA et les inflexions de la contrebasse d’Anders JORMIN se lit aussi une propension pour l’exhumation de quelque force vitale profondément enfouie dans une mémoire culturelle qui intègre les différences pour sertir une vision commune.
Favorisant les résonances entre l’extrémité nord-européenne et l’extrême-Orient, ces « arbres de lumière » s’appuient sur des racines fortes et vives pour sevrer des branches aux couleurs diaprées, offrant un cadre idoine au songe et à l’introspection.
Stéphane Fougère
Label : www.ecmrecords.com