Bertrand LOREAU – Ombres & Lumières / Shatten und Lichter

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Bertrand LOREAU – Ombres & Lumières / Shatten und Lichter
(PWM / Groove Unlimited)

Je ne vais pas même pas tenter de résumer ici la déjà très longue biographie de Bertrand LOREAU, ni son abondante discographie. Disons juste qu’il s’agit d’un des plus éminents représentants de la musique électronique progressive à la française, et dont la particularité très personnelle et toujours très appréciée est de pétrir ses morceaux de mélodies savamment improvisées. Ombres & Lumières / Shatten und Lichter est donc son nouvel album solo.

Ron BOOTS, directeur du label Groove Unlimited, sur lequel l’album est sorti, écrit que ce pourrait bien être le plus Berlin School des albums de Bertrand LOREAU. Ceci donne déjà un bon axe d’écoute concernant ces Ombres & Lumières. Pour ma part, je me demande si parallèlement ce ne serait pas aussi l’album qui résumerait le mieux la musique de Bertrand LOREAU.

En effet, ce nouvel album navigue continuellement entre son amour des mélodies bien construites, dérivant de sa formation classique, et des moments nettement plus influencés par Klaus SCHULZE ou TANGERINE DREAM.

À l’arrivée, cela donne un album de 16 morceaux plein de méandres et de recoins alternant entre des titres longs et d’autres plus courts, et de climats néo-classiques prenant place entre d’autres moments beaucoup plus électroniques. Cette architecture à la fois complexe et audacieuse permet à Bertrand LOREAU de déployer tout son savoir-faire en matière d’harmonies superbement bâties et d’improvisations expertement jouées, mais aussi toute son expérience en matière de séquences magnifiquement programmées et agencées.

Au final, Ombres & Lumières est pratiquement un album double, l’album d’inspiration néo-classique étant mêlé de façon intime, voire intimiste, à l’album aux influences électroniques. Car oui, Ombres & Lumières est aussi à sa façon un album intimiste, Bertrand LOREAU, à sa manière très subtile de mélanger mélodies et séquences, nous donnant à écouter les deux versants profonds de sa personnalité musicale.

Cela fait d’Ombres & Lumières un album plutôt osé et bienvenu, qui ravira les amateurs de belles atmosphères mélodiques et qui comblera les fans de Berlin School. On reconnaîtra peut-être un peu trop dans « Tente un coup de force majeure » l’un des moments marquants de Cherokee Lane, le premier morceau d’Encore. On reconnaîtra aussi ça et là des parfums de Tangram et d’autres albums de TANGERINE DREAM aux séquences particulièrement bien charpentées. Mais c’est bien normal en réalité. Bertrand LOREAU puise dans un corpus, un vocabulaire, une époque, qui ne reviendra jamais. Bertrand LOREAU se souvient, se remémore, prolonge, poursuit.

Ombres & Lumières comme l’acte d’amour d’un musicien venu du classique pour ceux qui lui ont fait aimé le synthétiseur. Un très bel album pour celles et ceux qui ne connaissent pas la Berlin School et pour lesquels Ombres & Lumières pourra être une porte d’entrée idéale. Et pour les fans du trio FROESE/FRANKE/BAUMANN, Ombres & Lumières sera une nouvelle occasion d’apprécier l’art de Bertrand LOREAU à entremêler mélodies délicates et séquences puissantes.

Entretien avec Bertrand LOREAU

Peux-tu tout d’abord nous parler de ta jeunesse, de ta famille, et de ta formation classique initiale ?

BL : Je suis l’avant dernier d’un famille nombreuse, j’ai été élevé avec 3 frères et 3 sœurs. Mon père jouait du violon dans un petit orchestre quand il était jeune. Il a souhaité que tous ses enfants aient une initiation à la musique. Mon frère ainé a fait un bon bout de chemin au conservatoire de Nantes dans les années 60 et je crois qu’il aurait voulu devenir professionnel mais mes parents voyaient cette idée comme une voie trop risquée. J’ai une sœur qui joue du violon, qui, avec son mari, organiste classique de formation, a consacré une grande partie de sa vie à la musique, en tant que musicienne d’orchestre et organisatrice d’événements musicaux impliquant parfois des pointures internationales. J’ai une autre sœur qui est devenue professeure de piano après s’être installée en Angleterre. Elle, et son mari, un ancien professeur de la Royale Académie de Londres, notamment, ont créé leur propre école de piano. J’ai enfin une autre sœur, plus jeune, et plus douée que moi certainement, qui me soufflait les notes au cours de solfège lorsque j’avais dix ans. Elle joue encore un peu de piano. Ainsi j’ai baigné dans une maison habitée par la musique classique et dans laquelle résonnait souvent le piano mais aussi les vinyles de BEETHOVEN ou CHOPIN. Nous étions des enfants heureux je pense avec inconsciemment un sentiment de sécurité matérielle, ce qui n’empêchait pas chacun d’avoir ses difficultés personnelles comme le fait de trouver sa place ou son identité.

Quels sont les circonstances et/ou les musiciens qui t’ont fait prendre la voie de la musique électronique ?

BL : Petit garçon j’ai détesté les cours de piano et j’ai arrêté très tôt ce qui n’était encore, après peut-être trois années, que de l’initiation. Je n’ai plus rejoué une seule note de musique pendant environ dix années, dans la période où beaucoup commencent ou se perfectionnent. Bizarrement, et paradoxalement, très tôt j’ai été fasciné par les sons électroniques qui commençaient à se faire entendre dans les jingles de radio ou de télévision. Je me souviens avoir été impatient d’écouter ce que l’on appelait alors des interludes. On était dans les années années1966 ou 1967. En 1969 est arrivé à la maison, par je ne sais trop quel hasard, le disque de EKSEPTION, 5th Symphony. J’ai adoré cette musique et en particulier un passage avec des notes tenues jouées à l’orgue électronique. Puis par une autre volonté du Saint Esprit peut-être, est arrivé à la maison le disque qui s’appelle simplement Elton John, et dans lequel j’ai lu « Moog by Diana LEWIS ». J’ai été fasciné par le son apporté par cet instrument, notamment dans le morceau The Cage, un son très similaire au son de basse que l’on entend aussi dans le générique du feuilleton Amicalement vôtre, qui est arrivé sur les écran de télévision peu après. À cette époque j’ai aussi entendu le Pop Corn de HOT BUTTER et sur le disque on lisait « Moog by Stan FREE ! ». « Décidément ce Moog j’aimerais bien le connaître », me suis-je dit ! Je ne sais pas d’où est venue cette sensibilité aux sons électroniques. Une nouvelle fois du ciel peut-être ? Mais le grand choc de ma vie a été la découverte de Meddle, de PINK FLOYD, en allant en Angleterre, en 1973 sans doute. Les bruitages, les sons des guitares dans les chambres d’écho ! Ce son était pour moi comme la découverte d’un nouveau monde. Revenu en France, j’ai acheté pour la première fois de ma vie un disque, et c’était Meddle.

Quels ont été tes débuts dans cette voie, tes premiers synthés ?

BL / Les synthés étaient inaccessibles tant que j’ai été un lycéen ou un étudiant, mais lorsque j’ai assisté au concert de Klaus SCHULZE en 1977, alors que je m’intéressais déjà à l’électronique, je ne me voyais aucun avenir comme musicien. Entre 1977 et 1981, je pensais simplement, qu’un jour peut-être, je m’amuserais avec des sons. Quand j’ai commencé à travailler je regardais les petites annonces dans la rubrique instruments, et c’est comme ça que je suis tombé sur celui qui m’a vendu le MS20 et le SQ10 un 10 mai 1981 !, Lionel PALIERNE, qui est toujours mon ami aujourd’hui. Drôle de hasard que cette rencontre avec une personne si différente de moi qui produit peut-être la musique électronique la plus originale que je connaisse. Est-ce un hasard ou un destin ?

Et maintenant, tu estimes en être où dans ce chemin ?

BL : J’ai eu plusieurs périodes dans ma production. Au départ je voulais imiter SCHULZE mais, ce que les gens plus jeunes ignorent souvent, c’est qu’en 81 ou 82 les sons analogiques, pour la majorité des gens qui écoutaient de la musique électronique, étaient dépassés. Les synthés numériques s’annonçaient ainsi que le sampling, et ces techniques étaient déjà adoptées par SCHULZE, TANGERINE DREAM, JARRE. Je prenais du plaisir à faire ce que je faisais mais avec le sentiment d’être en retard d’une guerre en quelque sorte. C’est ce sentiment, peut-être, qui m’a incité à devenir un peu mélodique et accessible, mais parfois aussi un peu expérimental.

Ainsi, bien avant la fin des années 1980, ce que l’on appelle aujourd’hui la Berlin school appartenait au passé. Lorsque j’ai sorti mon premier CD, en janvier 1993, j’avais tourné la page des longues plages planantes sur deux ou trois accords. Ainsi de 1990 à 2010, dans une seconde vie musicale, j’ai distribué des albums qui privilégiaient les musiques plutôt mélodiques avec de temps en temps des réminiscences du style cosmique ou planant. J’ai connu ensuite une autre période qui est celle d’un retour à la Berlin School, grâce au label Spheric Music, jusqu’en 2020, très approximativement.

Je crois entrer maintenant dans une quatrième période qui privilégiera à nouveau la musique mélodique. D’ailleurs je dois sortir en ce début des années 2020 un album qui sonne presque comme de la musique d’un petit orchestre qui rejouerait quelques unes des mélodies que j’ai créées tout au long de ces 40 dernières années. Mais je ne peux pas dire où j’en suis. Même si j’essaie de suivre un chemin, j’ai tendance à vouloir faire le contraire de ce que j’ai fait dans le dernier album. Et puis on ne sait jamais si l’envie de produire de la musique sera toujours là. On vit très bien aussi sans faire de musique, en sachant prendre du temps pour apprécier celle des grands artistes.

Quelle définition et quelles limites donnes-tu à la Berlin School ?

BL : Beaucoup de gens associent ce terme à l’idée d’une musique qui repose sur des séquences hypnotiques enrichies d’harmonies simples et de solos non mélodiques. Je crois que les chef-d’oeuvre de ce style ont déjà été enregistrés et qu’il sera bien difficile de surprendre encore avec des recettes musicales mille fois utilisées. Je crois que la Berlin School, comme elle est comprise par beaucoup de fans de synthés d’un certain âge, est un style qui appartient au passé.

Avec ton expérience, quel regard portes-tu sur la Berlin School actuelle, et notamment sur celle pratiquée en France ?

BL : Les étiquettes ne sont pas très importantes mais si on veut que la Berlin school ait un futur il faut réhabiliter ce qu’elle a été au tout départ quand on l’appelait encore « krautrock » ou « rock allemand », à savoir une musique d’expérimentation de sonorités, d’ambiances, de structures, grâce aux instruments électroniques, mais je ne crois pas qu’il y ait vraiment de chemin nouveau à explorer à part celui du mixage avec d’autres genres de musiques. Je crois que c’est une musique vouée à une certaine élite qui intègrera les musique ambient, mélodiques, de séquences et electro acoustiques, pour se renouveler. Ce qui est assez étonnant c’est que je voyais déjà les choses ainsi quand, en 1984, avec mon premier multipistes, je créais une musique qui s’appelle Le Ciel est jaune d’un liquide inconnu.

Je pense qu’en France il y a quelques personnes qui font de belles musiques dans la lignée de SCHULZE et de TANGERINE DREAM, mais je pense que ces artistes vont avoir besoin de trouver une identité plus forte pour ne pas toujours faire un peu le même disque. J’ai enregistré plusieurs albums avec Frédéric GERCHAMBEAU, un artiste qui cherche, et trouve souvent, une manière audacieuse de créer des séquences évolutives. Notre association a permis de créer des atmosphères originales et de renouveler un peu la  Berlin School traditionnelle, et cela va dans le sens de ce que je disais à savoir que ce style ne pourra se réinventer qu’en brassant des sensibilités différentes.

Et pour ce qui te concerne, comment définirais-tu ton propre style ?

BL : Je ne peux pas parler d’un style vraiment particulier, mais dans l’esprit de ce que je disais auparavant j’ai déjà essayé de décloisonner différentes approches de la musique des synthétiseurs. En caricaturant, ou simplifiant, je fais, avec mes modestes moyens, ce qu’un Klaus SCHULZE aurait peut-être pu faire en travaillant avec Brian ENO, VANGELIS, STOCKHAUSEN et Luc FERRARI.

Je crois modestement avoir exploré cette voie en introduisant des passage abstraits, proche de l’électroacoustique dans plusieurs de mes albums tout en gardant assez souvent le principe des séquences et leur caractère hypnotique, sans oublier d’ajouter un moment mélodique. Mon disque Correspondances est dans cet esprit de synthèse, mais aussi Souvenir rêvé d’une promenade nocturne ou Amarres rompues.

Dans ce cadre, comment parlerais-tu de ton nouvel album solo ?

BL : Ombres et Lumières est explicitement un disque qui veut réconcilier mes deux visages principaux et à priori opposés, symbolisés par les deux personnages de la couverture. Ils sont un peu comme deux avatars représentants mes deux « moi ». Mais ce disque est un mélange de morceaux bien ancrés soit dans le mélodique, soit dans la Berlin School. Il ne correspond pas ainsi complètement à mon ambition de créer des musiques qui intègrent différents univers sonores pour n’en faire qu’un ; ce qui n’est vraiment possible que dans des compositions assez longues, comme c’est le cas dans Correspondances.

Déjà des projets pour l’avenir ?

BL : Comme de l’ai dit, un disque très particulier qui est quasiment de la musique acoustique bien que le piano, la clarinette et le violon utilisés sont issus d’un synthétiseur, et déjà un album qui sera peut-être une synthèse mélodique-new age.

Un mot de conclusion ?

BL : À ceux qui liront cet article je dis : « Ne vous fiez pas aux extraits musicaux que vous écoutez sur internet ! » Prenez des risques en achetant moins de disques mais en suivant votre instinct. Un extrait est souvent trompeur parce que les plus belles musiques demandent d’investir de son temps et de sa concentration. Les écoutes rapides et le zapping dévalorisent les musiques profondes et favorisent les beautés évidentes et instantanées dont on se lasse vite.

Chronique et entretien réalisés par Frédéric Gerchambeau

Site : https://bertrandloreau.com/

Label : www.grooveunlimited.nl/

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