Beth GIBBONS – Lives Outgrown

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Beth GIBBONS – Lives Outgrown
(Domino Records)

Il y a dans le spectre musical un genre tout à fait mineur, un peu méprisé ou plutôt très balisé et empli de préjugés car synonyme de spectacle décadent, vulgaire ou vieillot : le cabaret, le cabaret burlesque ou grotesque et ses avatars. Pourtant, ce genre qui naquit à nouveau avec les surréalistes et le « Cabaret Voltaire » des années 1920 à Berlin et en Europe, avec l’Ange Bleu ou Kurt WEILL, s’est transformé de taverne à boire avec spectacle à un mélange de théâtre avec humour et musique agrémenté de shows extravagants, de nus et de chansonniers atteignant le mythe de revues baroques, décadentes et décalées.

On a donc, entre autres, le cabaret glamour et chic à la Ingrid CAVEN, le cabaret rock expressionniste déglingué à la Nick CAVE, le cabaret galactique à la COMELADE, le faux cabaret qui chante faux avec Lady JUNE et HERMINE, sans oublier le cabaret kaléidoscopique et dérangeant, intransigeant et sublime à la Pina BAUSCH et enfin le cabaret triste, intime et mélancolique, celui de Beth GIBBONS, raconteuse de vague(s) à l’âme et d’arabesques lentes et empesées, chargées de spleen, de douleurs et de cicatrices pas refermées, suite de ses aventures avec PORTISHEAD, groupe trip hop dans lequel elle apportait depuis Dummy (1994) sa voix brisée, déconstruite, détruite et cassée à jamais.

Après un premier album en solo/duo Out of Season en 2022 avec Paul WEBB alias RUSTIN MAN, omniprésent (ancien de TALK TALK), et l’assemblage peu ou prou foutraque de dix morceaux « out of time » : elle y déclarait d’entrée de jeu : « Dieu sait combien j’adore la vie » sur Mysteries, ouverture clin d’œil à Mysteries of Love de Julee CRUISE (Twin Peaks) et scandant ses ballades apocalyptique folk orchestrales bancales aux couleurs sépia (Tom the Model a été l’objet d’un single comme si c’était un possible « hit ».

Avec Adrian UTLEY (PORTISHEAD) à la production, aux guitares et à la direction des cordes, un album semi pirate d’un concert acoustique à Berlin (Acoustic Sunlight avec reprise de Candy says de Lou REED) a été édité en 2003 ainsi qu’un maxi avec deux versions live enregistrées à l’Olympia en 2022 avec pratiquement tout PORTISHEAD/TALK TALK sur scène (Lee HARRIS et Adrian UTLEY, Simon EDWARDS et Paul WEBB).

Cette parenthèse suivie en 2008 par l’ultime album (Third) de PORTISHEAD, plutôt anecdotique semblait marquer la fin de la carrière solo de Beth GIBBONS. Depuis, après un long silence de près de onze ans, Beth GIBBONS effectue en 2019 une réapparition inattendue et moyennement convaincante avec la « lento, sostento, tranquille ma cantabile » psalmodie de la Symphonie n°3 de GORECKI enregistrée live avec l’orchestre symphonique national de la radio polonaise en polonais phonétique et un peu cafouilleux, surjoué et trop révérencieux en mode contralto (faut dire que les thèmes de ces Sorrowful Songs qui auraient dû lui aller comme une paire de gants ne sont pas des plus réjouissants, tout comme la chanson du folklore local).

Ce retour aux affaires, salué avec une déférence proche de l’ennui et de la déception, semble à nouveau signifier un enterrement de la dame fatiguée et neurasthénique : en effet, qu’allait-elle faire chez GORECKI, lui qui se réserve aux foules des opéras tout en voulant garder un petit côté « je reste moderne, je connais des chanteuses post trip hop qui bossent sérieusement mes partitions même sans savoir lire la musique » ?

Mais cette léthargie hibernante et silencieuse n’était que simulée ou factice car Beth GIBBONS qui, comme le dit un critique, « made her inactivity into an art form », attendait son heure et voulait se réveiller et se reprendre à son rythme et donc nous parler de « ses vies en surnombre » (Lives Outgrown) soit un joyau ciselé patiemment et amoureusement de dix chansons (tout comme Out of Season) correspondant d’après cette dernière aux dix dernières années de sa vie écoulée (une par an) et reflétant ses rêves, ses cauchemars, ses labyrinthes et ses « Sour Times ».

Ça commence avec deux morceaux époustouflants introduits à la basse et contrebasse, aux guitares tournoyantes, Lee HARRIS (TALK TALK) aux percussions et James FORD partout, producteur, arrangeur et multi-instrumentiste parfait, inventif et à sa place pour accompagner la voix (et les chœurs) qui s’envolent dès Floating on a Moment, ballade féérique sur la tristesse et le temps qui passe.

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Les morceaux s’enchaînent sans accrocs et la production souveraine prend son temps pour installer un folk décalé, tendu, mystérieux, symphonique et élégiaque pour y magnifier cette voix haletée, sombre, murmurante, aidée par des textes au cordeau, sortes de haikus bien plus serrés que sur Out of Season. Tell me Who you are Today mêle l’orchestration et la guitare en posant le reste de l’album et sa luxuriance (Beth GIBBONS et ses deux alliés aux manettes suffisent à emplir ce qu’on pourrait, à tort, prendre pour une suite à un album de TALK TALK rencontrant PORTISHEAD).

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Lee HARRIS, véritable colonne vertébrale rythmique de l’ensemble, évitant de jouer avec les caisses claires de ses percussions pour s’éloigner de l’hommage trop appuyé à son passé est enveloppé par les inventions discrètes (plus d’une douzaine d’instruments) d’un James FORD majestueux qui transforme véritablement tout ce qu’il touche en or pur.

Cet album somptueux et vraiment inattendu est au carrefour des pensées et des douleurs de la chanteuse : la mort, la vieillesse et le temps qui passe, les amours qui s’estompent et qui laissent Beth GIBBONS avouer : « not afraid anymore » avant une possible rédemption (Whispering Love, clôturant l’album) ouvrant un pâle rayon de soleil tout comme sur Burden of Life sa voix (de soul blanche disent certains) se dissolvant entre harmonium et « baritone guitar ».

Un disque de l’automne avant l’heure, tissant les couronnes des regrets éternels dans un écrin de velours, un folk charbonneux avec des cuivres inquiets et des chants de sirènes éplorées ; en toute simplicité Beth GIBBONS chante mieux que jamais et traverse avec son spleen une scène de salle vide et perdue d’un minuscule club de jazz déserté à sa dimension, laissant les orchestrations s’éteindre peu à peu autour des lumières devenues blafardes et les micros baissés en douceur.

Xavier Béal

Site : https://bethgibbons.net/

Page label : https://www.dominomusic.com/releases/beth-gibbons/lives-outgrown/cd

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