Bruno KARNEL – Las Ilusiones
(Autoproduction)
En tant que chroniqueur, je dois vous l’avouer, il y a des chroniques plus particulières que d’autres. Etant parfaitement libre de mes choix, je n’écris jamais concernant des musiciens ou des groupes qui ne m’inspirent pas, pour lesquels je n’ai pas eu de déclic. Je n’écris donc que des chroniques qui me laissent de bons souvenirs, voire même d’excellents. Ça, c’est la vie normale du chroniqueur, plutôt agréable en somme. Et puis au hasard des demandes de chroniques qui me parviennent, il se produit parfois un petit miracle, la requête d’un musicien méconnu mais doté d’une étincelle intérieure telle qu’il va venir bouleverser la donne, mettre une bonne dose de piment dans les paragraphes, souffler au chroniqueur qu’il n’avait pas encore tout vu, tout entendu. Bruno KARNEL est clairement de ces éveilleurs inattendus, inespérés.
« Au bord le long ruban des tournesols prosternés, océan olympien que laminent les averses, le défilé des champs sous le brouillard araignée, le reflet des cigognes aux pointillés des fenêtres… » (Osijek)
Je ne connaissais rien à ce musicien jusqu’il y a encore une toute petite poignée d’années (je me suis beaucoup rattrapé depuis), et constatant l’absence presque totale d’informations à son propos sur le web, j’avais dû me résoudre à lui demander quelques productions musicales afin d’alimenter une chronique. D’une manière que je souligne très sympathique et très réactive, il m’avait fait parvenir un généreux lot de 3 CD contenant en réalité l’intégralité de 5 EP plus des inédits, ce qui était fort aimable de sa part, et je l’en ai remercié vivement. Pour être plus précis, ces EP étaient Insouciance (2016), les Satellites 1,2 et 3 (ce dernier étant l’EP Après-demain) et Trois Contes + Un (2017). En tout 34 morceaux à découvrir ! Et pour une découverte, ce fut une découverte, oh ça oui mes amis !
« Les rues plus noires que l’hiver qu’on déambule à perdre pied, sifflant son Brel entre les flaques, à la main un bouquet fané. La solitude rampe dans le silence des souffleries… » (Vlak !)
Bruno KARNEL, de son vrai nom Bruno VIGNEUX, est un humaniste au regard acéré, le résultat sûrement de multiples contacts avec des réalités rugueuses et peu glorieuses de notre humanité. Sa parole est douce, souvent hautement poétique, avec des mots très choisis. Mais son verbe sait aussi se faire acerbe et coupant à l’occasion. Est-il optimiste ou désespéré ? La chose n’est pas bien claire. D’un côté il nous dit « L’essence humaniste où & quand s’évapora-t-elle ? Serrions-nous si fort les yeux ? Dans quel tournoi prétentieux avons-nous fracassé nos ailes ? » (L’An Zéro). Et pour finir d’enfoncer le clou, il déclare aussi « Nous sommes duvet d’un rêve ancien, santons de chapelle en alu décolorés, du quotidien jusqu’au jour qui ne brille plus, nous nous nourrissons d’air agrippés au bord du néant, à l’espace à la pierre comme des œillets transparents… » (Clavel Del Aire). Pourtant, il chante ce refrain magnifique « Après-demain sera plus beau que demain, après-demain sera lavé de la glaise, les champs brilleront du sang des coquelicots à nouveau, la terre sera pleine & aussi mienne & aussi tienne… » (Après-demain)
« Mon cerveau monte en neige, aspiralé de pixels, congélation des muscles, maître du nébuleux software. Nanti m’affirmaient-ils, tes clics de bric & de broc, oublie ton bloc-terrier parmi la fumée de l’écran… » (Nébuleux Software)
Outre un maniement exceptionnel de notre belle langue française, Bruno KARNEL est par ailleurs un musicien accompli. Multi-instrumentiste, il joue de la guitare, de la mandoline, du charango, du setar persan, du domra, du saz, de la basse, des claviers et des percussions. Excusez du peu ! Cela confère à ses compositions des couleurs timbrales assez inhabituelles, d’autant plus qu’un morceau peut très bien être habillé de guitares électriques à un moment et de charango l’instant d’après, ce qui offre de jolies montagnes russes sonores. J’adore ! Il sait aussi régulièrement partager son espace musical avec des fidèles, comme Ricardo DA SILVA à la guitare, Antonin SMIRR à la basse ou encore Sonia LAMBERT aux chœurs.
« L’horizon se craquèle tel une banquise, il frappe halogène Santa & ses rennes. Demain, les nuages auront bouffé l’angoisse. Demain, peut-être, un soir de fête… » (Rebooting Clouds)
Cherchant une logique chronologique aux morceaux que j’avais à écouter, j’ai commencé mon périple karnélien par l’EP Insolence. Je ne saurais dire ce qui m’avait le plus plu ou étonné de la belle langue, du mélange peu commun de sonorités instrumentales ou de la qualité des mélodies. Mais mon opinion, tout à fait conquise, à été vite faite. Déjà Idiots De Nuit m’avait envoûté tout au long de ses 5 minutes, mais les 11 minutes de Fucus Autumnalis m’ont littéralement rivé à mon casque de bonheur. C’était épique juste ce qu’il faut, ni pas assez, ni trop, beau mais sans emphase inutile, simple mais sans modestie incongrue. Fucus Autumnalis était devenu l’ami de mes nuits, juste avant mon entrée au pays des rêves.
Sur l’EP Après-demain, il y avait une chanson qui prenais un relief tout particulier après la récente démission du ministre de la transition écologique, Nicolas HULOT. Ça s’appelle Et Pourtant, Elle Tourne.
« Lessivée jusqu’au squelette, Les organes en bouillie, La croûte écrasée, en miettes, Hum, ce qu’elle a vieillie. La brûlure du sable sec, Sur le sol détrempé, La litanie de l’échec, Chaos prédécoupé.
Et pourtant, elle tourne, Traversant la nuit sidérale, Les coulées plastiques qu’on lui enfourne
Ne lui font même plus mal.
Napalmée, gazée, fondue, Dégueulant de pétrole, D’ordures & de résidus,
Hum, elle deviendra folle.
Qui balaiera d’un souffle chaud, Recouvrira de nuit, Ces envahissants troupeaux, Qui grillent ses circuits.
Et pourtant, elle tourne, Traversant la nuit sidérale, Les coulées plastiques qu’on lui enfourne
Ne lui font même plus mal. »
Voici maintenant que Bruno KARNEL sort Las Ilusiones, un album à la fois varié et profond, militant et rêveur, bourré d’intime et d’universel, de voyages au long cours et de détours intérieurs. Il avait commencé à travailler dessus au cours des années 2016 et 2017, avec la pensée bien arrêtée d’en faire un album rock plus direct et accessible que le projet Satellites, plus acoustique et expérimental. Il souhaitait un peu revenir au style de projets plus anciens comme Mirages et Insolence et faire quelque chose qui soit plus facile à reproduire “live”. Comme il le fait toujours, Bruno KARNEL a préparé toutes les démos dans son petit studio personnel : programmations de batterie, basse, claviers, guitares et instruments acoustiques, puis voix.
« Victorieux les poètes de combats sans trêve, n’en font qu’à leur vilaine tête aux si puissantes lèvres. Qu’on les jette à l’oubli du désert, qu’on les ravage au fer blanc, les doigts même brisés s’agitent au vent, les poings restent levés porteurs de colère… » (Víctor, victorieux, à Víctor JARA, 1932-1973)
Au fil des années et de l’expérience acquise, il a appris à gérer les prises de son, avec un matériel qui n’est peut-être pas du dernier cri, mais qui reste décent. Mais enregistrer les voix, ça reste un travail complexe. Et c’est pour ça qu’il a tenu à le faire en studio, sous la houlette experte et rassurante de l’ingénieur du son Florent MOREL. Celui-ci a par ailleurs superbement réussi à produire ce que Bruno KARNEL tentait de faire depuis des années, à savoir équilibrer les instruments acoustiques issus des Musiques du monde (charango, saz, mandoline, domra, cajón…) avec les guitares et les claviers, sans perdre en route la puissance rock de l’ensemble.
« Collusion de débris rocheux complotant l’explosion, arc-en-ciel vertigineux en bouts de terre promise, météore, poussière brune, terreau du sang des mots éparpillés sous la lune, des souffrances passées… » (Medialuna)
Avec Las Ilusiones, Bruno KARNEL a pour objectif avoué de toucher un public plus large, mais toujours en restant sincèrement libre et lui-même. On lui souvent fait remarquer, et il l’assume complètement d’ailleurs, que sa musique était très difficile à catégoriser, trop ou pas assez rock, trop ou pas assez folk, trop ou pas assez prog… Avec cet album, Bruno KARNEL a essayé de proposer quelque chose de plus concis, avec des morceaux plus courts, plus accessibles, plus faciles à appréhender par des gens qui ne recherchent pas forcément des choses “expérimentales”.
« Le désir de partir
la soif d’un autre horizon
sans raison que d’être ailleurs & vivant
échapper à l’hüzün
en escaladant les dunes
contempler à l’infini l’océan… »
(Fernweh)
10 questions à Bruno KARNEL
Pour celles et ceux qui ne te connaissent pas, pourrais-tu te présenter ?
Bruno KARNEL : Bonjour à toutes et tous, mon nom est Bruno KARNEL. Je suis auteur-compositeur, chanteur et guitariste. Je joue un rock assez épuré, centré sur les atmosphères, avec des influences qui vont de la pop au métal, en passant par le rock progressif, mais empruntent aussi à la folk et aux musiques du monde, avec notamment un goût pour les sonorités acoustiques et l’utilisation d’instruments comme la mandoline, le saz turc, le charango péruvien ou la domra ukrainienne. J’appelle ce style le « rock nomade », pour son côté curieux et voyageur.
Jusque là, à gros traits, quel avait ton parcours discographique ?
Bruno KARNEL : J’ai publié mes premières démos sur Jamendo vers la fin des années 2000 : à l’époque, je jouais un style assez lo-fi, limite punk par moments, mais avec déjà ce goût pour l’expérimentation, les structures inhabituelles et les instruments du monde. Ensuite, j’ai évolué vers un style plus mélodique, parfois pop/rock, parfois plus folk.
Entre 2017 et 2019, j’ai proposé la série des Satellites, 4 EP dans lesquels je me suis amusé à inverser les rôles standard des instruments folk/rock : j’ai mis en avant les mandolines, les charangos, qui sont devenus instruments lead à la place des guitares. Cela a représenté un gros travail d’arrangements (et parfois un défi en concert !), mais certains EP, notamment le troisième (Après-demain, en 2018) ont suscité l’intérêt de webzines indépendants, en France mais aussi en Grande-Bretagne et en Amérique du Sud. C’est vraiment cet EP qui m’a « lancé ». C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi de le rejouer en « lockdown live », accompagné de quelques bonus, sur Évaporation des voix off, qui a paru en CD et en vidéo sur Youtube l’an dernier.
C’est aussi suite à Après-demain que, comme tu le sais, nous nous sommes rencontrés virtuellement et que nous avons collaboré sur Amra, un album assez expérimental, mais qui a obtenu une reconnaissance certaine !
Et voici maintenant que tu sors Las Ilusiones, un album qui paraît taillé pour la scène. Que représente pour toi ce nouvel album, qui semble à la fois plus varié et plus travaillé que les précédents ?
Bruno KARNEL : En fait, Las Ilusiones a été écrit avant la pandémie et devait initialement sortir en 2020… Depuis, la donne a quelque peu changé.
Tout d’abord, tu as raison de dire que cet album paraît « taillé pour la scène »… il a été écrit avec la volonté de proposer quelque chose de plus direct et accessible que les Satellites, de revenir à un son plus pop/rock. Je me suis ainsi contraint à écrire des morceaux plus concis (la plupart durent autour de trois minutes), et à supprimer pas mal d’éléments, comme les solo par exemple (il y en a un seul, très court et très simple, dans le titre bonus Icnocuicatl). Ce n’est pas que je n’aime pas écouter ou jouer des soli, c’est juste que je voulais aller à l’essentiel. Et le solo, quel que soit le plaisir qu’on y prend, me paraît la plupart du temps superflu dans une chanson. C’est une fioriture, une décoration.
Je ne sais pas s’il y aura des concerts pour cet album… À l’époque des Satellites, nous avions une formule en trio acoustique qui fonctionnait bien, avec Julien WAGHON à la basse et Sonia aux chœurs ainsi qu’au cajón, tandis que je me chargeais de la guitare et des instruments acoustiques. Cela rendait bien l’aspect minimaliste de ces EP. Pour Las Ilusiones, il faudrait un vrai groupe (ce qui ne serait pas un gros problème, j’ai dans mon carnet d’adresse des musiciens motivés !), mais surtout de bonnes conditions scéniques, et ça… c’est un peu plus compliqué malheureusement, en terme de logistique comme de budget. Il y aura peut-être deux ou trois concerts bien ciblés (encore une fois, l’album s’y prête), mais je ne peux rien garantir. En fait, je préfère maintenant me concentrer sur le travail de studio, préparer le prochain album et bosser sur quelques collaborations intéressantes !
Ensuite, pour revenir à ta question : oui, il s’agit d’un album plus varié et travaillé. Les 4 Satellites étaient chacun centré sur une idée principale, un type de son, un type d’instrument. Sur un format album, tu peux développer bien davantage. Sur Las Ilusiones, l’une des idées principales était de reprendre la même palette, mais de rééquilibrer les sonorités, c’est-à-dire de remettre en avant la section rythmique, les guitares, les claviers, et redonner aux instruments folkloriques leur rôle standard, un rôle de simple coloration dans les arrangements, à part sur Medialuna, le premier single et clip, morceau dans lequel le charango tient la vedette, et qui fait ainsi le lien avec les Satellites et le live « confiné », Évaporation des voix off. D’ailleurs, quand nous avons enregistré, avec Sonia et Julien, ce live au Marg’Sound studio de Florent Morel (Seine-et-Marne), j’ai parlé à Florent de cet album qui restait en rade à cause de la pandémie, et il m’a proposé de le retravailler ensemble : enregistrer les voix et refaire toutes les guitares dans le studio : le travail a été énorme, mais la qualité s’en est évidemment grandement ressentie. La production est donc bien meilleure qu’elle ne l’aurait été si j’avais travaillé seul, et que l’album était sorti comme prévu.
Il me semble aussi qu’il y a aussi toujours ce sens du combat pour des hommes ou pour des causes. Peux-tu nous en parler ?
Bruno KARNEL : Je ne veux pas en faire trop sur ce sujet, car c’est de la musique avant tout, et la musique, c’est du divertissement et ça doit le rester, selon moi. Cela étant, un artiste ne doit pas non plus rester dans sa bulle, et peut être amené, peut-être pas à prendre parti, mais au moins à attirer l’attention des gens sur certaines choses. Par exemple la surconsommation et les laissés pour compte que ça entraîne (Rebooting Clouds), ou ce que j’appelle la cybersolitude, c’est-à-dire le vide abyssal créé par l’addiction aux écrans (Nébuleux Software). Il peut y avoir aussi des sujets qui me touchent, et dont j’ai envie de parler : c’est le cas des traces laissées par le conflit serbo-croate dans la ville d’Osijek, que j’ai visitée en voyage, et qui m’a beaucoup impressionné car, au milieu des bâtiments d’une grande majesté, parmi les plus beaux d’Europe centrale, on voit encore les impacts de balles, qui sont là pour garder le souvenir de l’horreur.
Dans Víctor, victorieux, j’évoque aussi le souvenir de Víctor JARA, poète martyr du régime chilien, dont le message de résistance a finalement traversé les décennies, malgré la brutalité de ses bourreaux qui, entre autres horreurs, lui ont brisé les mains pour l’empêcher à jamais de jouer de la guitare. Cela me paraît très caractéristique des dictatures de s’en prendre aux écrivains, aux poètes, mais… les textes restent, aucun dictateur n’y pourra jamais rien ! J’avais déjà abordé ce thème dans mon EP 3 Contes + 1 (2017), en reprenant un texte de Wiji THUKUL, poète indonésien que les militaires de son pays ont fait « disparaître ». C’est aussi le sens de l’adaptation du texte du prince Nezahualcóyotl, écrit au Mexique au XVème siècle dans une langue indigène, le nahuátl. La brutalité hallucinante de la conquête n’a pas pu anéantir cette parole.
Cela dit, je ne me considère pas comme un chanteur « engagé ». Pour moi, le vrai « engagement », c’est l’affaire du privé. Cela doit rester de la musique, et tout ce que l’on puisse faire, c’est attirer l’attention sur certains faits, certaines histoires, certaines valeurs ou causes. L’écueil à éviter à tout prix, c’est de jouer au donneur de leçons !
Frédéric GERCHAMBEAU – Tu chantes également en plusieurs langues. C’est important pour toi ? Ou est-ce juste un goût pour les langues pratiquées de par ce monde ?
Bruno KARNEL : Les thèmes abordés par la poésie sont souvent universels. C’est pourquoi j’aime tant adapter des poèmes de toutes les époques et de toutes les cultures. Et dans ce cas, ça me paraît intéressant d’essayer de le faire dans la langue dans laquelle le texte a été écrit, si possible. C’est ce que j’avais fait avec En ti sólo, dans le Satellite 4, à partir d’un poème de César VALLEJO, le grand poète péruvien.
Dans Las Ilusiones, le Chant de Nezahualcóyotl est pour moi le morceau le plus important. Nezahualcóyotl était un prince et un poète de l’ancien Mexique, dont on a conservé quelques œuvres, d’une modernité incroyable. C’est bien simple, on croirait parfois lire les existentialistes, alors que ce mec a vécu au XVème siècle dans une partie du monde qu’on a longtemps essayé de faire passer pour sauvage. Et comme la langue dans laquelle il écrivait, le nahuátl, est toujours parlée par de nombreux locuteurs en Amérique centrale, j’ai réussi à trouver sur Youtube des lectures de ce poème en particulier, et je m’en suis servi pour essayer de prononcer et chanter correctement le texte. L’idée du morceau est de montrer que ces langues dites « indigènes » sont bien vivantes, et peuvent être utilisées dans de la musique rock ou pop. Sur Amra, nous avions d’ailleurs utilisé cette langue sur « Axolotl », ainsi que le quechua (Cordillère des Andes) sur « Tutayan » (le mot signifie « la nuit est tombée »).
Il y a une beauté étrange dans ces langues qu’on entend peu chez nous, et ça me fascine de les utiliser, à ma manière, en essayant toujours de rester respectueux. C’est un peu comme utiliser des instruments rares, ça colore et enrichit le propos. Mais tu as raison, j’ai à la base un intérêt prononcé pour les langues. J’ai étudié le latin et le grec ancien, et j’essaie, quand j’ai le temps, d’apprendre au moins quelques rudiments des langues des pays dans lesquels je voyage. Pendant un moment, j’ai pas mal travaillé sur le quechua justement, mais c’est tellement loin de notre monde que c’est difficile, même pour moi qui suis assez « imbibé » de cultures amérindiennes. Dans un tout autre genre, je suis en ce moment en train d’apprendre le lituanien. Ce qui m’intéresse dans tout ça, outre les sonorités, c’est la possibilité d’effleurer d’autres systèmes de pensée. A une époque où certains se recroquevillent sur un ancien monde (qui n’existe plus depuis longtemps, s’il a jamais existé), ça me paraît un acte de résistance assez sain. Peut-être que ce serait ça, le véritable « engagement ».
Mais même en français, tu sembles faire un usage très personnel et très particulier de cette langue. Peux-tu nous dire quelques mots, ou même plus, à ce sujet ?
Bruno KARNEL : Quand j’étais plus jeune, je voulais devenir écrivain. Mais rapidement, je me suis rendu compte que je n’étais pas à l’aise sur des textes longs, et que je n’étais pas un bon « raconteur d’histoires ». Mon truc, ce sont les textes courts, poèmes ou chansons. Quand j’ai décidé que ce serait ma voie, je me suis mis à imiter des poèmes de tout genre et de toute époque, de RONSARD à BAUDELAIRE, en passant par ARAGON ou Léon-Paul FARGUE, et c’est comme ça que je me suis forgé une technique. Je me suis donc affranchi de la rime assez vite, et j’ai gardé le goût de la poésie en prose. Et je lis toujours beaucoup. Aujourd’hui, dans mes albums j’essaie d’alterner textes un peu expérimentaux, inspirés par mon goût pour la poésie contemporaine, et chansons plus classiques, avec des couplets, des refrains, des rimes… Mais la rime ne me paraît pas du tout indispensable, surtout si elle tord le sens. C’est à mon avis ce qui sclérose la chanson et la pop françaises depuis si longtemps. Il y a quelques virtuoses du verbe, comme Thomas PITIOT ou BATLIK, qui réussissent brillamment à renouveler le genre, mais sinon, on s’ennuie un peu quand même…
Tu n’as pas fait Las Ilusiones seul. Peux-tu nous parler de tes compagnons de studio ?
Bruno KARNEL : Je dois parler en premier de Florent Morel, l’ingénieur du son, chez qui nous avions enregistré notre live « confiné ». Il a brillamment réussi à produire ce que j’essayais de faire depuis des années, sans jamais être complètement satisfait : équilibrer les instruments acoustiques issus des Musiques du monde (charango, saz, mandoline, domra, cajón…) avec les guitares et les claviers, sans perdre en route la puissance rock de l’ensemble. C’est quelqu’un de très professionnel mais aussi de très cool, donc c’est vraiment facile de travailler avec lui. C’est une très bonne collaboration, que nous espérons reproduire sur un prochain projet. L’enregistrement a été réalisé pendant le premier confinement, qui fut le plus dur. Mais comme les sorties pour ce genre de projets culturels étaient autorisées, cela a été salvateur pour moi… avoir le droit de sortir pour créer, pour faire de la musique. C’était vraiment une chance.
Je citerai également Ricardo Da SILVA, avec qui j’ai beaucoup joué et fait des concerts les années passées, qui intervient à la guitare sur Osijek et donne un côté très rock et très sombre au titre. Je conseille à tous les curieux son projet solo In Your I, du métal instrumental marqué par le thrash, le death et le black, mais toujours très mélodique.
Quant aux chœurs, ils sont assurés par Sonia (ma compagne), que ceux qui me suivent connaissent bien puisqu’elle est présente sur beaucoup de mes travaux. Sa voix est très aérienne et contrebalance merveilleusement bien la mienne.
Enfin, il faut évoquer Antonin SMIRR, bassiste du groupe funk-rock LYTALK (dans lequel Florent est guitariste), et qui a amené Medialuna et La Noche se achaplina à un autre niveau ! J’aurais bien aimé inviter Julien WAGHON, avec qui j’ai pas mal joué en live ces dernières années, et qui est un excellent musicien qui comprend parfaitement ma musique, mais j’avais déjà enregistré moi-même la plupart des parties de basse, et c’était compliqué de tout refaire, en plus des guitares. Une prochaine fois, j’espère bien !
Mais toi-même, tu sembles avoir étendu le champ de ton instrumentation à la programmation des rythmes et des synthés. Est-ce nouveau ? Es-tu vraiment à l’aise avec la programmation et les synthés ? Peux-tu nous en parler ?
Bruno KARNEL : Le clavier a été mon premier instrument. Je n’ai pas un niveau extraordinaire, et je préfère construire aujourd’hui les morceaux sur une guitare ou un instrument à cordes. Les claviers me servent surtout à installer des atmosphères ; il y a beaucoup de petits « bruits », des harmonisations discrètes, c’est ça le rôle que j’ai voulu leur donner. A part la batterie et quelques petites séquences, tout a été réellement joué dans cet album, chaque note : j’y tenais. Je programme la batterie depuis mes premières publications, et c’est vrai qu’on arrive aujourd’hui à des résultats assez bluffants avec les VST. Cela dit, sur le prochain, j’envisage de faire appel à un vrai batteur (ou une batteuse !), un être de chair et de sueur. C’est plus compliqué et plus coûteux, évidemment, mais ça change tellement la donne !
Quant aux petits instants de programmations de synthés qui ne t’ont pas échappé, ce sont bien sûr des réminiscences d’Amra, notre album en commun; Je voulais que l’on retrouve sur Las Ilusiones des traces de tout ce que j’ai fait auparavant ! Pour être honnête, je voulais ajouter davantage d’électronique pour garder un lien plus fort avec Amra, mais les morceaux, qui avaient été écrit avant, étaient déjà bien remplis, avec beaucoup de guitares différentes, d’instruments folk, etc. Cela n’aurait pas été pertinent et aurait risqué de rendre le propos un peu confus.
Au fond, l’album étant si riche de thèmes, qu’as-tu voulu vraiment mettre dans Las Ilusiones ?
Bruno KARNEL : Oh tu sais, il n’y a pas réellement de concept : un album, c’est pour moi avant tout une collection de chansons à un moment donné, avec un son particulier, des outils particuliers, des choses qu’on s’autorise et d’autres qu’on s’interdit. L’idée était de prendre le contrepied des Satellites et de proposer un album moderne, accessible, avec un pied dans l’Europe et l’autre dans le Nouveau Monde. Quelque chose d’ouvert mais qui ne sonne pas expérimental. Un creuset où bouillonneraient (fusionneraient ?) l’électrique et l’acoustique. Les « illusions », ce pourraient être les cases dans lesquelles on essaie désespérément de coincer les Musiques Actuelles… est-ce que c’est folk, est-ce que c’est rock, est-ce que c’est prog, blablabla ? Franchement, si on pouvait enfin dépasser ça, on avancerait un peu !
As-tu déjà une idée de l’album qui viendra ensuite ? De nouveau un album destiné à la scène ou repartiras-tu, comme tu l’as déjà fait avant, dans un style plus expérimental et/ou prog rock ?
Bruno KARNEL : L’album suivant est déjà entièrement écrit. Je peux déjà te dire qu’il creusera la voie ouverte par Las Ilusiones, mais sera beaucoup plus rock, brut et sombre, plus prog aussi paradoxalement. Avec un côté vintage, 70’s, clairement assumé ! Si vous aimez Las Ilusiones, le prochain devrait vous faire encore plus plaisir !
Chronique et entretien réalisés par Frédéric Gerchambeau
Site : Bruno Karnel – Détours vers vie maximum
Pages : https://www.facebook.com/brunokarnelmusic/
https://brunokarnel.bandcamp.com/