Bruno TOCANNE, Sophia DOMANCICH, Antoine LÄNG, Rémi GAUDILLAT – Sea Song(e)s
(imuzzic / Cristal Records)
Adapter, relire, « tributer » Robert WYATT… Plusieurs l’ont déjà fait ; bien ou mal, avec toutes les nuances entre ces deux pôles, en fonction des goûts et des attentes. Mais on ne peut s’empêcher de grincer des dents (voire des oreilles) à l’annonce d’une nouvelle relecture. Ça tombe bien, ceci n’en est pas une ! Du moins, pas exactement. Le quartette ici en présence n’a rien d’un « tribute band », il n’a pas cherché à reprendre du WYATT, ni à l’arranger. Le titre de l’œuvre, Sea Song(e)s, fait montre d’une délicieuse ambiguïté. On pense forcément à l’étrange et envoûtante Sea Song qui ouvre le chef-d’œuvre reconnu et adulé de plusieurs générations Rock Bottom de l’ancien batteur et chanteur de SOFT MACHINE. Mais à Rock Bottom il n’est pas ici question de rendre un hommage sous forme de de reprise mimétique. C’est bien Sea Song qui sert de point de départ. Ou plutôt de point d’arrivée puisque c’est seulement à la fin de l’album qu’on en décèle une reprise aisément identifiable. Avant cela, Sea Song(e)s aura entraîné l’auditeur dans une odyssée sonore et poétique qui interroge, ausculte et sculpte l’essence même de ce « chant de la mer ».
N’attendez donc pas non plus une « version longue » de Sea Song. Imaginez-vous plutôt dans la galerie d’une exposition thématique dont les tableaux chercheraient à scruter les différents affects qui émanent de cette composition lunaire et cotonneuse de Robert WYATT. Car plutôt que la partition et les notes de Sea Song, ce sont bien les vibrations élémentales à l’œuvre dans cette dernière que le quartette a souhaité mettre en résonance.
Car avant tout, Sea Song(e) est un album de compositions conçues par les différents membres d’un ensemble de configuration jazz, mais qui oblitère les frontières du genre, de la même manière que WYATT avait flouté les codes de la pop, du rock, du jazz et de l’improvisation dans son Rock Bottom. Bruno TOCANNE, directeur artistique du projet et batteur de son état (quelle coïncidence !…) s’est entouré de personnalités qui ont déjà tracé une sacrée route dans les méandres de la sphère jazzistique : la claviériste Sophia DOMANCICH, dont il n’est pas inutile, compte tenu du contexte, de rappeler qu’elle a fait ses débuts comme membre ponctuel d’une reformation tout aussi ponctuelle de HATFIELD AND THE NORTH (si vous cherchiez une connexion « canterburyenne », en voilà une toute trouvée !), le trompettiste et joueur de bugle Rémi GAUDILLAT (membre du réseau imuzzic aux côtés de Bruno TOCANNE et Lionel MARTIN) et l’expérimentateur vocal Antoine LÄNG, qui s’occupe aussi des effets « spéciaux » et qui touche aux claviers.
Sea Song(e)s s’esbaudit entre expéditions instrumentales et récitatifs parlés-chantés. Pour mieux noyer le poisson dans ce chant maritime, ce ne sont pas – contre toute attente – les mots de WYATT qui ont été exploités, mais ceux de Marcel KANCHE (ex-membre du groupe expérimental UN DEPARTEMENT qui a côtoyé PERE UBU et Alan VEGA) et de John GREAVES (voisin canterburyen de WYATT). Les stances du premier ont inspiré à Rémi GAUDILLAT et à Sophia DOMANCICH chacun une composition : Nuits désarmées pour le trompettiste, et Aimez-Le pour la pianiste. Sur Aimez-Le, les oreilles affûtées et douées de mémoire ne manqueront pas de repérer les quelques notes empruntées à une autre pièce maîtresse de Rock Bottom, Alifie, manière de tisser du lien tout en brouillant les flux.
De la même Sophia DOMANCICH, on retrouve la sublime et ténébreuse composition Back Where we Began (présente sur son premier album, Funerals), que LÄNG s’approprie au chant, mais dont les mots, à la base, sont ceux de John GREAVES (lequel prépare lui aussi une relecture de Rock Bottom, mais je m’égare…), mais qui auraient très bien pu être chantés par… Robert WYATT !
Sea Song(e)s met donc en lumière des échos, des analogies, des résonances, des brèches entre des œuvres musicales, littéraires, dont la parenté poétique apparaît à la faveur de ces pièces qui agissent comme des interstices entre le mystère et la révélation, Du clair au sombre…
Du reste, les titres des compositions du quartette jouent beaucoup sur les déclinaisons : Sea Song a donc engendré des Sea Song(e)s parmi lesquels se trouvent une Sea Dance et une « C Song » qui, affublée d’une parenthèse référentielle, devient C(arla) Song. Et là, certains se souviendront que Bruno TOCANNE et Rémi GAUDILLAT avaient ensemble conçu le « jazzpopéra » (sic) Over the Hill, en référence à l’opus majeur de Carla BLEY, Escalator over the Hill. Faire un clin d’œil à Carla BLEY au sein d’une création censée s’appuyer sur une œuvre de Robert WYATT, voilà qui n’aurait certainement pas déplu à WYATT ! Ou à John GREAVES… Bref, on ne sait plus ! Et je m’attends bien à ce qu’un petit malin vienne dire que Sea Song(e)s lui rappelle par intermittence le Sunset Glow de Julie TIPPETTS ! (Ah ben tiens, c’est moi, le malin !).
Comme John COLTRANE qui disait partir d’un point pour aller le plus loin possible, Bruno TOCANNE et ses complices se servent de Sea Song comme pivot pour déployer une immense toile chamarrée où se répondent d’autres de leurs points d’ancrage, jamais bien loin de ceux posés par Robert WYATT. Mais on aura compris que le but, à partir de ces points d’ancrage, est de lever l’ancre et de partir sur cette mer qui se fait chanter autant qu’on la voit danser (oups !), en quête de ses horizons intimes dans les reliefs desquels TOCANNE, DOMANCICH, LÄNG et GAUDILLAT dessinent aussi les leurs.
Leur création se pare de nuances infinies de clairs-obscurs mais affiche aussi de saisissants contrastes. I Danced (en écho à Sea Dance ?) ressemble à un brûlot punk qui pourrait apparaître éloigné de l’ambiance générale de Sea Song, mais ne l’est peut-être pas tant que ça de Rock Bottom, et sans doute moins encore de The End of an Ear (l’opus précédent de WYATT). Tout aussi déroutant est Ressac/Leocolas, qui nous plonge sans détour dans une abstraction minimale ambient au pouvoir submersif (alors que I Danced était subversif).
En bout de course apparaît donc Sea Song, tel un ilot de Robinson, épurée et spectrale, sur une mer qui a été tour à tour chavirée et agitée, avec ses vagues funambulesques tantôt caressantes, tantôt cinglantes, dont la houle aura fait onduler les oreilles, et ses rochers piégeux aux suaves écorchures. Entre l’élément liquide, voire aérien, et la matière rocheuse, ces Sea Song(e)s font naviguer l’auditeur dans un espace de blessures et d’errances à la beauté toute crue, déchirée et déchirante, qui révèle les multiples facettes et projections de cette Sea Song, son « Different You » la renvoyant à elle-même. Avec Sea Song, Robert WYATT intronisait son Rock Bottom ; avec Sea Song(e)s, TOCANNE, DOMANCICH, LÄNG et GAUDILLAT ouvre la voie d’un « Jazz Bottom » solide comme un roc et qui ne donne pas le mal de mer…
Stéphane Fougère
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