CHARKHA – La Colère de la boue
(Innacor / L’Autre Distribution)
Il aura fallu cinq ans au groupe breton CHARKHA pour transmuter la couleur en colère et l’orage en boue. Le glissement entre les termes garantit une force poétique qui vise haut tout en creusant profond. Le panorama sonore n’a toutefois pas changé, puisque la formation est restée identique à celle du premier opus : oud, saxophone ténor, flûte traversière en bois, contrebasse, percussions et chant. Avec la Colère de la boue, CHARKHA continue de creuser son sillon, celui d’un ethno-jazz dense et serré, voyageur mais ancré, incantatoire et hypnotique, littérairement cultivé et ouvertement engagé sur des problématiques écologiques et sociales très actuelles.
Fruit légitime et assumé de la Kreiz Breizh Akademi, activé et animé par le compositeur et flûtiste Gurvant LE GAC, CHARKHA cultive une musique de transe alimentée par une forme singulière de jazz modal, donc de jazz autre, soit en breton un jazz « mod’all » qui convoque les figures tutélaires de John COLTRANE, Henri TEXIER, Kristen NOGUÈS, Rabih ABOU-KHALIL et Steve COLEMAN au sein de structures pouvant s’étaler de trois minutes à un quart d’heure, entrelaçant voix et instruments sur des lignes sinueuses et développant un groove acoustique mais ample au bouillonnement constant et nuancé. Les huit nouvelles pièces consignées dans ce CD font montre d’un sens affûté de l’ébullition contrôlée comme de la tension étirée, de la suspension extatique comme du lyrisme libertaire.
Les assises rythmiques des percussions bigarrées de Gaëtan SAMSON, les ponctuations tout en rondeurs de la contrebasse de Jonathan CASERTA, les arabesques grisantes et volontiers pélerines du oud de Florian BARON, l’épaisseur boisée du saxophone ténor de Timothée LE BOUR, qui devise souvent de pair avec la flûte enlumineuse de Gurvant LE GAC, et le chant classieux, gorgé d’émotion contenue, de Faustine AUDEBERT dépeignent une zone sonore humant le bois sec, la tourbe humide, le gravier roulant, et dont les reliefs sont faits de roche opaque comme de minéral translucide.
Cette musique a indéniablement une identité rurale qui intègre aussi des influences d’ailleurs ; elle est d’ici et de là-bas, métissée et connectée, enracinée et mutante, bien plus que passagère mais résolument clandestine. Elle questionne le rapport de l’homme avec son environnement, tant naturel que sociétal. On peut même lire à l’intérieur du digipack : « Cette musique est un hommage aux hommes et aux femmes qui par leurs luttes rendent l’humanité plus humaine ». Et les récentes luttes zadistes en Bretagne ont rappelé l’urgence pour l’homme de se réapproprier une conscience écologique qui va bien au-delà des écrans de fumée politiques. C’est cette ruralité décolonisée et universaliste que cherche à réveiller CHARKHA.
Pour ce faire, les textes des chansons ont été empruntés à plusieurs auteurs du XXe et du XXIe siècles, de France, de Bretagne et d’Outre-Mer. C’est Léon Gontran DAMAS, poète guyanais de la négritude, ce sont les poètes martiniquais MONCHOACHI et Édouard GLISSANT, chantres d’une autre « créolisation », c’est le poète turc aux vers libres Nâzim HIKMET, c’est Cécile EVEN, jeune poétesse de Bretagne, c’est l’irréductible poète totémique Antonin ARTAUD, ou encore des acteurs de la scène culturelle bretonne, tels Éric PREMEL et Bertrand DUPONT.
Et puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, Gurvant LE GAC en personne a écrit le texte du dantesque morceau éponyme à l’album, en soutien au collectif Douar Didoull qui se bat contre des projets miniers en Centre-Bretagne.
Tous ces textes ont été traduits en breton par Gurvant LE GAC et Faustine AUDEBERT, et sont chantés par cette dernière dans cette langue, à l’exception du texte de Cécile EVEN (Ma langue), chanté en français, et le texte d’ARTAUD, récité par Bertrand DUPONT (et ça lui va bien !).
Parce qu’elle est engagée, l’expression artistique de CHARKHA, compte tenu des événements actuels, ne peut s’épanouir que dans l’effervescence extatique ; elle parle le langage de la « boue » mais ne s’enlise pas dans les clichés folkloriques. Si CHARKHA ne joue pas à proprement parler une « musique de terroir », il joue assurément une « musique de terreau » qui cultive l’intelligence et la sensibilité. Et par les temps qui courent, cela suffit à la rendre suspecte, donc indispensable à qui souhaite penser autrement.
Stéphane Fougère
Page : https://soundcloud.com/charkha
Label : www.innacor.com/