CHEVAL FOU – Couteau calme
(Marelle Music / L’Autre Distribution)
Des résurrections artistiques parfaitement inattendues, on en a connu quelques-unes assez marquantes ces dernières années, émanant notamment de formations hexagonales en marge. En voici une de plus, et d’autant plus improbable que le groupe en question n’a, de son vivant, enregistré ni sorti de disque ! CHEVAL FOU fait partie de ces fantômes de l’âge d’or du rock psychédélique qui, sortis de nulle part, ont disparu sans crier gare. Mais durant les quelques années où il s’est ébroué en pleine nature, dans le sillage des événements de mai 1968, il a fait un barouf de tous les diables !
Ce trio formé du guitariste Michel PETEAU, son frère Jean-Max et du batteur Stéphane ROSSINI a écumé de nombreuses scènes en suivant sur les routes la tribu du père de Michel, qui éditait un journal itinérant, Le Pop. Jouant fort et large, dans un esprit ouvertement libertaire, CHEVAL FOU a multiplié les ruades scéniques, croisant les scènes de GONG, MAGMA, CRIUM DELIRIUM, Miles DAVIS, GRATEFUL DEAD, etc. Puis, il est rentré à l’écurie, sans même prendre le temps de graver quoi que ce soit pour s’assurer un minimum de notoriété ou même de souvenir.
En dehors de ceux qui l’ont connu, vu et écouté à l’époque et qui s’en souviennent, CHEVAL FOU doit sa légende à… Legend Music ! C’est en effet cet obscur label français initié par Patrick MEYNIER dans les années 1990 que CHEVAL FOU doit en fait sa résurrection musicale, sous forme d’un CD paru en 1993 et regroupant des enregistrements amateurs effectués entre 1970 et 1975 lors de concerts et de répétitions. Il a donc fallu attendre presque vingt ans pour qu’une archive discographique sorte CHEVAL FOU de l’écurie de l’oubli…
Pour cette occasion, Michel PETEAU avait enregistré un morceau inédit, singulièrement titré La Fin de la vie… On y entend la fille de Michel, alors âgée de trois ans, et lui-même déclamant un texte extrait de la réponse du Chef SEATTLE au gouvernement américain en 1854 : La Fin de la vie, le début de la survivance… Ce morceau de presque treize minutes a véritablement redonné vie à la légende de CHEVAL FOU, puisqu’il a été diffusé dans des clubs et des « rave parties » de San Francisco à Goa. Son écho s’est ainsi répandu aux quatre coins du monde, les auditeurs ayant été frappés par la force de ce texte (et de sa mise en musique), dont les mots résonnaient d’une terrible modernité compte tenu de l’état du monde actuel.
L’heure n’était cependant pas à la résurrection « physique » de CHEVAL FOU. L’aventure post-soixante-huitarde avait fait son temps, et Michel PETEAU avait vécu d’autres vies musicales, loin du tourbillon créatif de la mouvance psychédélique, même s’il l’a prolongé après CHEVAL FOU avec Stéphane ROSSINI au sein de NYL, un groupe qui a vu passer dans ses rangs des personnalités comme Patrick FONTAINE, Jannick TOP (oui, le même que…), Ariel KALMA, Bernard LAVIALLE, Loy EHRLICH, Elizabeth WIENER, Christian BOULET, etc. À la différence de CHEVAL FOU, NYL a eu le temps de graver un LP publié subrepticement en 1976, et qui a été réédité en 1994 en CD (le nom du groupe étant cette fois orthographié NIL) augmenté de pièces supplémentaires, chez Legend Music (parce qu’il n’y a pas de hasard…).
Puis Michel PETEAU a préféré suivre une carrière de musicien accompagnateur et de producteur, jouant pour Elli MEDEIROS, Jacques HIGELIN, Nina SAVARY, et s’impliquant dans des groupes comme LA FIANCÉE DU PIRATE, PIERROT LE FOU et plus récemment SUPERBRAVO, lequel devait effectuer une méga-giga-tournée triomphante en mars 2020… Hélas, un complot mondial de pangolins et de chauve-souris pour l’asservissement de l’humanité en a décidé autrement !
Michel PETEAU a alors mis à profit cette période d’isolement pour contempler plus en profondeur les splendides clichés des dernières tribus indiennes immortalisées par le photographe et ethnologue Edward S. CURTIS, s’imprégner de la présence inaltérable de la nature, et pour improviser tous les matins sur sa guitare à haut volume, comme pour exorciser un malaise ambiant. Quelques semaines ont été nécessaires pour faire le tri dans ces impros et sélectionner celles qui pouvaient faire germer des pièces que Michel a patiemment construites en toute solitude. Au bout d’un temps, et à la faveur d’une de ces visions qui s’emparaient jadis des guerriers amérindiens, il en a conclu que CHEVAL FOU pouvait être remis en liberté. C’est ainsi qu’est apparu fin 2021 un nouvel album, Couteau calme, cinquante ans après le premier galop scénique de CHEVAL FOU.
Alors évidemment, il faut savoir de quoi on parle et ce qu’on écoute. Sans doute ce Couteau calme sera-t-il perçu, pour certains nostalgiques du son de l’époque post-68, comme un couteau sans manche auquel manque la lame… Il faut bien se rendre compte qu’il ne s’agit pas d’un album de « réunion » du groupe originel, mais un disque de Michel PETEAU, qui a composé tous les morceaux, joué de tous les instruments et mixé l’ensemble, autrement dit un projet soliste, même si, ça et là, il a bénéficié d’une « little help from his friends »…
Et forcément, un disque produit en 2021 ne peut pas sonner comme un disque de 1993 lui-même constitué de captations « vintage » exhumées des années 1970… Le son sale, fort et sauvage d’antan a cédé la place à un son plus clair et plus fin ; et musicalement, la hargne juvénile et peu contrôlée des débuts a fait place à une approche plus posée et réfléchie, mais qui n’en puise pas moins dans les mêmes rêves d’ailleurs à dimension panoramique et dans les mêmes convictions spirituelles qui animaient le CHEVAL FOU de l’époque, le mûrissement en plus.
Alors autant se vider la tête d’attentes préconçues et écouter ce Couteau calme pour ce qu’il est, à savoir un petit miracle de résurgence rock-pop psychédélique et tribal assaisonnée d’épices nouvelles au goût d’électro, d’ambient, de post-rock… On y est accueilli par des Couleurs fantômes qui disent bien leur nom, avançant sur un rythme altier, agrémentées d’une mélodie prenante à la guitare, de voix amérindiennes et autres nappes sonores qui agissent comme autant de mirages…
Avec son riff incisif, Couteau calme remue la plaie et pousse à faire la danse du peyotl ; La Pensée sauvage distord des émanations blues sur fond de pow-wow ; Optimiscus Aplaudicus agit comme un onguent sur un mental criblé de trous d’air, sans pour autant gommer les aspérités de passage, tandis que L’Oreille d’un sourd se répand en une pastoralité onctueuse aux effluves opiacées, que Two Moons font rayonner leurs éclats de lumière en une suspension extatique bientôt ponctuée de soubresauts appliqués, avant que Troncs, branches, brindilles ne distillent leurs ondes végétales d’abord apaisantes puis un brin plus roboratives.
L’album n’est pas entièrement instrumental : outre les voix amérindiennes glissées par endroits, la complice de Michel PETEAU dans SUPERBRAVO, Armelle PIOLINE (qui a co-mixé et produit l’album sur son label Marelle Music), pose ses mots évadés et sa voix suavement hypnotique sur trois compositions qui déclinent divers degrés d’enivrement volatil : Habillée de deux ailes, Les Plaques sensibles et Ton rythme sera le mien (de préférence en suspension).
Distillant un mystère énergisant teinté de mélancolie contemplative et de sérénité inquiète en lieu et place d’une agressivité tranchante, Couteau calme offre une farandole de visions paysagères aptes à stimuler tout esprit racorni par le manque de relief et d’horizon. D’horizons, cette musique n’en manque certes pas ; elle a le don de faire voyager dans l’espace et dans le temps tout en affirmant son ancrage dans le présent, bien décidée à servir d’antidote aux désespoirs trop nombrilistes.
Ce n’est pas un hasard si ce Couteau calme est illustrée sur sa pochette par une plume : outre sa référence archétypale à la culture amérindienne, elle est aussi à sa façon un outil servant à accoucher les mots, les pensées, les discours, alternatifs tant qu’à faire… De la plume acérée au couteau calme, il n’y a peut-être qu’une nuance visionnaire. Il y a beaucoup à faire pour éclairer et pour apaiser le monde, et ce disque a les ingrédients pour y contribuer à son bien modeste niveau. CHEVAL FOU, « We Hear What You Say »…
Stéphane Fougère
Page : https://chevalfoumusic.bandcamp.com/releases
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