CLUSTER – Zuckerzeit (50th Anniversary Edition)
(Bureau B)
Le duo allemand CLUSTER (Hans Joachim RŒDELIUS et Dieter MŒBIUS) créé en 1971 en continuité du trio KLUSTER en activité depuis 1968, suite au départ (avec la bénédiction des deux en IUS) de Conrad SCHNITZLER vers TANGERINE DREAM et ses volutes triomphales, boursoufflées et paresseuses, a souhaité rapidement prolonger ses expériences en anglicisant leur nom (le K étant trop synonyme de krautrock, et en s’adjoignant un chaperon de premier ordre en la personne de Conny (Konrad !) PLANK à l’élaboration de leur album de janvier 1971, assorti d’un contrat avec Philips un mois plus tard.
Plusieurs albums de CLUSTER, désormais avec un C majuscule, vont paraître à partir de 1971 et les deux premiers seront constitués de drones aux (trop) longs morceaux, même si les deux musiciens ont en tête de produire une musique plus structurée, avec des instruments traditionnels (orgue, guitares, violoncelle entre autres), comme une bande son venue d’une planète lointaine et désertifiée. Philips, déçu ou vexé des trop minuscules chiffres de ventes du groupe, ne renouvellera pas le contrat du premier album et CLUSTER trouvera alors un accueil plus indépendant et plus aimable chez Brain Records avec l’album CLUSTER II, paru en janvier 1972 et produit dans le Star studio de Conny PLANK à Hambourg.
Fin momentanée des péripéties pour le groupe, puisque Brain Records affiche une volonté d’explorer la scène allemande émergente (GURU GURU, Klaus SCHULZE, EMBRYO, tous obligés de quitter le label Ohr Music qui prend l’eau dans les oreilles de toutes parts) et s’engage fermement auprès de CLUSTER, qui de leur côté se rapprochent de Neu et d’Harmonia (tous chez Brain au fur et à mesure), tout en décidant, en juin 1973, de quitter Berlin et de s’installer en familles élargies dans une très grande ferme aux environs de Hambourg. C’est là qu’ils bâtiront leur fameux studio (l’Alter Weserhof de Frost, la vallée de la Weser ayant paraît-il un petit côté proche de chez TOLKIEN) et qu’ils l’ouvriront aux groupes amis sus-cités et même à Brian ENO, l’homme ambient invité-résident en 1977 pour leurs deux albums en commun.
En 1974, donc, dans cet environnement rural ou bucolique mais surtout très calme, émerge donc un album tout à fait inattendu, fruit d’une collaboration apaisée entre les deux musiciens, louchant vers la musique « pop » ou l’électronica si vous préférez y coller un terme qui n’existait pas du tout à l’époque ; et surtout coproduit par Michael ROTHER (HARMONIA), et en tous cas un mélange parfait de mélancolie un brin sentimentale, d’anxiété aérée et de clin d’yeux à une musique rêvée de manèges d’auto tamponneuses et d’ »attrapez le pompon » pour enfants posés dans des mini avions supersoniques ou des carrosses en toc qui tournent sur eux-mêmes.
Il y a comme des comptines tonales agrémentant des arpeggios de pianos minimalistes, des synthétiseurs ainsi qu’un drum machine Elka et des élans de guitare Farfisa, tout cela comme un plateau de sucreries ou de friandises (« Zucker » veut dire sucre en allemand, Sucker étant plutôt de l’anglais genre trivial). L’album de dix morceaux est également réparti équitablement entre les deux musiciens qui développent chacun leurs univers, posant tout de même ensemble en faux Gilbert et George en pochette intérieure pour montrer que tout ceci est aussi un jeu d’images (le sérieux des musiciens planants et avant-gardistes les fait tout de même sourire et ils ont bien raison de se moquer un peu).
Les morceaux (de sucre) mêlent tour à tour les atmosphères enchantées, les tripatouillages et les chatouillages d’instruments, avec du côté RŒDELIUS : Hollywood et sa rythmique interstellaire ; Rosa, très contemplatif, presque mélancolique ; Fotschi Tong et Marzipan paisibles et emplis de lueurs asiatiques et enfin le final sublime Heisse Lippen dans le style de NEU 75 nommé « eleckraut » avant l’heure, les morceaux de MŒBIUS étant eux, plus sombres et plus répétitifs (Caramel) ou avec quelques relents krautrock (Rote Riki et Caramba) parfois dissonants comme si les synthés étaient soudainement passés « out of control ».
Les notes de pochette indiquent d’ailleurs qu’il faut considérer l’album comme la juxtaposition de deux mini-albums de la part des deux musiciens, une sorte de musique à quatre mains et il est vrai que l’on perçoit deux attitudes stylistiques bien spécifiques, d’un côté le doux sucre blanc de RŒDELIUS et de l’autre le rugueux brown sugar de MŒBIUS, navigant entre douceur et aigre doux, comme un (faux) plat vietnamien sans heureusement la musique ambiante de ces restaurants pas toujours très aérés. La seule chose que les deux musiciens aient en commun étant l’utilisation constante d’une machine rythmique analogique, jouée «en vrai» et enrobant des lignes mélodiques et créant des musiques légères et aérées, bien loin des lourdeurs qui caractérisaient parfois les compositions de leurs anciens camarades de la scène allemande.
Zuckerzeit est un tel renouvellement de la musique du duo, qu’il a été qualifié (un peu rapidement) de premier chef-d’œuvre de l’électro ou de synthwave, avec ses dix vignettes hypnotiques qui tombent véritablement à pic. En effet, on peut parler ici d’aboutissement de la motorik music et de mélodies robotiques à l’instar de CAN, NEU ou HARMONIA, rapides et très construites et ne dépassant jamais cinq à six minutes, exercice inconnu auparavant pour le duo.
En cette année 1974, après l’expérience de HARMONIA (encore un peu hésitante mais très chatoyante pour le premier album, écoutez Sehr Kosmisch, clin d’œil aux poids lourds planants de l’époque) et celle plus lointaine et plus compliquée de NEU, cet album tout en noir et en fluo et parfaitement abstrait (les titres font référence à des marques de bonbons un peu enfantins (infantiles), régressifs et naïfs) reste la porte d’ouverture de la carrière désormais quasi planétaire de CLUSTER poursuivie avec Sowiesoso en 1975 (marquant la fin de la période avec Brain) et la suite avec Sky Records qui reprend le flambeau pour un plus long moment et la collaboration avec ENO et d’autres amis de la scène krautrock un peu déclinante jusqu’aux débuts des années 1980.
Alors, si l’on veut être un peu irrévérencieux (après tout, 40 ans ont passé), on peut se permettre d’écouter Zuckerzeit en passant à la suite les cinq morceaux de RŒDELIUS (face A de l’album ainsi remodelé), pour comprendre que ce dernier a un tout petit peu plus d’âme et moins de détours que son camarade MŒBIUS, (il a dû plaire davantage à ENO, ou pas), et qu’il a, depuis Zuckerzeit, entamé une carrière impressionnante en solo chez Sky mais également un peu partout, allant d’Europe au Japon en passant par les États Unis, jusqu’à la réunification un peu hasardeuse du groupe avec l’album «Apropos CLUSTER» et son long morceau éponyme de plus de 21 minutes enregistré dans le studio de ROEDELIUS en Autriche en 1990.
Si l’on devait ne sauver qu’un des albums phares de tous ces groupes allemands parus en 1974 (Autobahn de KRAFTWERK, Phaedra de TANGERINE DREAM ou Soon Over Babaluma de CAN, entre autres) on devrait (après tout, après 40 ans), changer les règles quasi olympiques et décerner deux belles médailles d’or ex-aequo à CAN et au Zuckerzeit de CLUSTER pour ces deux albums et surtout pour la magie qu’ils ont su insuffler pour le futur de la musique.
Xavier Béal