Dieter MOEBIUS
The MOEBIUS Loops
Dieter MOEBIUS tient une place importante au niveau de la musique électronique mondiale et du krautrock (il fut un pilier du groupe expérimental KLUSTER, devenu plus tard CLUSTER). Pourtant, il est l’exemple même de ce drôle de paradoxe qui s’abat sur certains artistes, généralement ceux qui sont en dehors du système. Au fil des années, il est devenu une référence dans l’électronique et cependant son œuvre reste pour beaucoup assez méconnue. Nous rejoignons les propos d’Éric DESHAYES (Krautrock über Alles) sur le krautrock, un courant musical historique, très influent et pourtant restant parmi les plus underground. MOEBIUS n’échappe pas à la règle. Ce musicien légendaire se fait plutôt discret, révélant son univers aux initiés et autres curieux, à la recherche de sonorités électroniques obscures.
MOEBIUS appartient, faut-il le rappeler, à cette trempe d’aventuriers sonores. Il poursuit son chemin en œuvrant depuis plus de trente ans pour une musique électronique intelligente fondée sur la recherche perpétuelle des sons les plus étranges. Dès la fin des années 1960, il a été l’un des artisans, voire même l’un des pionniers, de la scène électronique allemande au même titre qu’un Ralf HÜTTER, Florian SCHNEIDER ou Klaus SCHULZE.
Né en 1944 en Suisse, MOEBIUS a étudié l’art à Bruxelles puis à Berlin. De là, va naître le début d’une grande complicité artistique avec une autre figure marquante de cette mouvance musicale en effervescence, Hans-Joachim ROEDELIUS. Leur histoire commune débute en 1969 avec la création de KLUSTER, un trio intégrant Conrad SCHNITZLER, un passionné de STOCKHAUSEN, de sculpture et fondateur d’un lieu mythique à Berlin, le Zodiak Club en 1968 ; cet endroit a accueilli tous les groupes de cette époque tels que PSY FREE, HUMAN BEING, GURU GURU, TANGERINE DREAM…
Pas moins de trois albums de KLUSTER vont ainsi voir le jour en 1970 (Klopfzeichen) et en 1971 (Zwei-Osterei et Eruption). Aidé du légendaire ingénieur du son Conny PLANK, KLUSTER ouvre la porte à une musique électronique expérimentale et industrielle. Après le départ de SCHNITZLER pour une carrière solo (il a joué aussi avec TANGERINE DREAM sur Electronic Meditation), MOEBIUS et ROEDELIUS continuent l’aventure en
duo et changent leur nom en l’anglicisant.
CLUSTER est ainsi né. Un peu plus tard, ils vont même former HARMONIA avec Michael ROTHER, ex-KRAFTWERK et fondateur avec Klaus DINGER de NEU!. Suivront d’excellents albums dans la lignée de CLUSTER et KRAFTWERK, à savoir Musik Von Harmonia (1974), Harmonia Deluxe (1975) et le rarissime Harmonia ’76 Tracks & Traces, sorti en 1998 sur Rykodisc) avec Brian ENO.
L’entité CLUSTER, qui signifie grappe sonore, reste hélas sous estimée dans la grande famille du krautrock. Notre duo n’a pas connu ce succès mondial réservé aux hommes-machines, n’a pas eu de hits à la Autobahn ou The Robots, n’a pas agrandi son public en composant des B.O. pour Hollywood comme TANGERINE DREAM dans les années 1980.
Pourtant, dès 1971, MOEBIUS et ROEDELIUS vont mener une carrière aussi novatrice que la bande à HÜTTER. L’attachement à privilégier l’imprévu, les accidents sonores dans la manière de composer (la chance plutôt que la conception) est un point essentiel pour capter l’essence même, « l’âme » de CLUSTER. La musique en devient subtile et mystérieuse, presque invisible. Elle a traversé les années sans encombre et pourrait séduire les amateurs des premiers albums de KRAFTWERK ou de NEU!, et d’expérimentations électroniques en général : Cluster sorti en 1971 chez Philips (grâce à Conny PLANK) et Cluster 2 paru en 1972 sur Brain Records restent des références.
En 1974, Zuckerzeit, produit par Michael ROTHER et CLUSTER, est un manifeste de mélodies synthétiques égalant Autobahn de KRAFTWERK. Un autre changement radical va s’opérer dès l’album Sowiesoso en 1976 (Sky Records), marqué par cette incursion dans l’ambient music, devenant l’orientation principale de leurs futurs enregistrements (Grosses Wasser en 1979, ou les live One Hour de 1994 et First Encounter de 1996).
L’étape la plus marquante chez CLUSTER se caractérise par sa collaboration fructueuse avec Brian ENO. L’album Eno And Cluster en 1977 est une merveille de romantisme européen et d’ambient. MOEBIUS et ROEDELIUS feront un passage remarqué sur l’album d’ENO, Before And After Science, sur le titre émouvant By this River. De cette rencontre avec trois stratèges du son va naître un deuxième disque en 1978 : After the Heat, enregistré au Conny’s Studio, voit également la participation exceptionnelle de Holger CZUKAY (CAN) à la basse sur un titre.
La même année annonce enfin le début d’une carrière solo pour ROEDELIUS, avec l’album intitulé Durch Die Wüste, tandis que MOEBIUS fonde avec Conny PLANK le collectif LILIENTAL, auteur d’un unique disque éponyme (réédité récemment par Brain Records). En visitant leur site officiel, force est de constater qu’ils ne sont pas restés inactifs et qu’il y a bien une vie en dehors de CLUSTER. Leur discographie solo est impressionnante, surtout celle de ROEDELIUS, qui compte un nombre incalculable de compositions (pour le théâtre, des films) et environ 150 disques (solo, compilations et productions).
De son côté, MOEBIUS a réalisé diverses collaborations, a produit deux albums avec Jürgen ENGLER (DIE KRUPPS), et travaillé avec des musiciens d’EMBRYO et de FAUST. Dès le début des années 1980, il a sorti d’excellents albums de musique électronique, en compagnie de Conrad PLANK, Mani NEUMEIER (GURU GURU), BEERBOHM ou RENZIEHAUSEN (avec les disques Ersatz 1 et 2 en 1990 et 1992). Parmi les indispensables, citons Rastakraut Pasta (1979) et Material (1981) avec PLANK, Zero Set avec PLANK et NEUMEIER, enregistré en 1982 au Conny’s Studio, ou Double Cut avec BEERBOHM en 1983 (un disque d’une tension extrême, sorti d’un film de John CARPENTER, et bel exemple de recherche sonore et de dissonance).
Les deux compilations, la série Begegnungen, sorties en 1984 et 1985 et rééditées récemment sur Water, donnent une idée précise de ces travaux (avec des extraits de Material et de Zero Set), axés sur l’électro-pop et la pré-techno. Une chose est sûre : ces gars-là étaient bien en avance sur leur temps, et nous imaginons aisément l’influence qu’ils ont léguée aux musiciens des décennies suivantes. Aujourd’hui, les albums solo de MOEBIUS ainsi que ses nombreuses collaborations demeurent introuvables. Regardez au rayon réservé aux grands noms du krautrock et de l’école électronique allemande, et vous comprendrez ! On y trouve les Klaus SCHULZE, TANGERINE DREAM ou ASH RA TEMPEL ; en revanche, absolument rien sur MOEBIUS. Nous aurions pu espérer voir du changement et une diffusion digne de ce nom avec les récentes rééditions.
Mais ces rééditions sont celles du fameux label Captain Trip Records, réservées au marché japonais avant tout. Il reste bien sûr la possibilité de les acheter sur Internet. Mais, le coût élevé de ces documents est un obstacle plutôt radical. Grande tradition japonaise oblige ! La réalité est bien sévère. C’est un véritable miracle si vous les trouvez chez un disquaire à un moindre prix (disons à moins de 20 euros). Pour se procurer des objets si rares (dont beaucoup sont déjà épuisés, car limités à 1 000 exemplaires), il faut dépenser sans compter, en se rendant sur le catalogue en ligne de Captain Trip Records, ou avec un peu de chance, sur les principaux sites de vente par correspondance. Avouons que cela n’aide pas à rendre une œuvre accessible auprès d’un large public.
Lors du passage de CLUSTER à Paris (Nouveau Casino) le 18 mai 2007 – événement fort peu médiatisé – la surprise fut générale de voir un stand-réservé au merchandising. Entre raretés et nouveautés, ce fut une opportunité de mettre la main sur Zero Set, Blue Moon (1986) ainsi que ses derniers enregistrements Blotch (1999) et Nurton (2006).
Toutes ces occasions furent suffisantes pour s’intéresser de plus prés à Dieter MOEBIUS, dont la discographie est depuis longtemps vouée à l’électronique et à la beauté des sons machiniques. À l’image d’un artiste accessible, il a accepté de s’entretenir avec TRAVERSES/RYTHMES CROISÉS quelque temps après sa tournée européenne avec CLUSTER (quatre dates entre le 17 mai et le 25 juin, dont deux en France).
Nous ne pouvons que le remercier d’avoir pris un peu de son temps et d’avoir répondu, en français, à nos modestes questions.
Entretien avec MOEBIUS
Souvenirs de CLUSTER
Si vous deviez résumer les années CLUSTER, quels seraient les points les plus marquants ?
Dieter MOEBIUS : Tout le temps avec CLUSTER était et est toujours un grand point marquant !!! Je dirais par exemple un concert à Ljubljana stoppé par la police après dix minutes. En effet, la police a interrompu le concert, disant que les ouvriers d’une usine voisine s’étaient plaints à cause du bruit. Le concert était organisé par Radio Student (une radio indépendante de musique alternative). Il y a eu aussi les concerts au Japon, et tellement beaucoup d’autres choses…
Avez-vous par exemple un album favori dans toute votre carrière ?
DM : Mon album préféré sera le prochain, je l’espère.
Comment avez-vous rencontré Conrad PLANK ?
DM : Conny PLANK travaillait dans le studio à Cologne, où nous avons enregistré nos deux premiers albums. Quelques années plus tard, il travaillait à Hambourg où nous avons vécu ensemble, et encore quelques années plus tard, il a ouvert son propre studio près de Cologne.
Gardez-vous de bons souvenirs de votre rencontre avec Brian ENO ? Cette collaboration a-t-elle eu des répercussions sur votre manière de composer la musique ?
DM : Les souvenirs concernant la collaboration avec Brian sont un peu effacés aujourd’hui ; mais cela reste tout de même un bon moment. Les répercussions ont concerné davantage Brian ENO, puisqu’il a commencé l’ambient music après sa visite chez nous.
CLUSTER a fait son grand retour en 2007 avec notamment deux dates en France (Lyon et Paris). Pouvez-vous nous parler de votre prestation avec ROEDELIUS au Nouveau Casino de Paris en mai dernier ?
DM : La musique était à moitié improvisée et à moitié composée, spécialement pour Paris et Lyon.
Electronic Worldly Man
Vous sentez-vous proche ou en marge de la scène électronique d’aujourd’hui ?
DM : Pour dire la vérité, je ne connais pas la scène électronique d’aujourd’hui.
Avez-vous une méthode de travail particulière ? Pour composer, vous basez-vous sur l’importance des accidents sonores, sur l’imprévu ?
DM : Oui, exactement. Je compose très souvent en improvisant. J’aime l’imprévu et même les soi-disantes « fautes ». De plus, je suis très rapide. Sur Nurton, j’ai utilisé les instruments suivants : le Microkorg, le Korg Prophecy et le EMU Orbit. Mais je ne suis pas fixé là-dessus. Tout ce qui produit des sons m’intéresse.
Dans votre musique en général, nous percevons des sonorités world music. Blotch et Nurton en sont les exemples les plus récents. La musique du monde est-elle une grande source d’inspiration pour vous ? Qu’appréciez-vous dans cette musique et quelles sont vos influences ?
DM : C’est vrai. J’écoute de la musique provenant du monde entier et aussi de toutes les époques. Il faut dire que je voyage beaucoup, mais je n’ai pas de préférences.
Il est plutôt difficile de trouver vos disques dans le commerce…
DM : Le label japonais Captain Trip vient de publier le catalogue presque entier de mes travaux avec mes différents collaborateurs (les albums avec Conrad PLANK…). Il est possible de les acheter par internet. Pour cela, il suffit de se rendre sur le site de Captain Trip Records: http://captaintrip.co.jp
Rencontrez-vous des difficultés aujourd’hui à vivre de votre musique ?
DM : Non, c’est plus facile maintenant, avec tous ces disques publiés un peu partout dans le monde.
Article et entretien réalisés par Cédrick Pesqué –
Photos : Stéphane Fougère
Site : www.dietermoebius.de
(Article original publié dans
TRAVERSES n°23 – mars 2008)