Ensemble CHAKÂM – Les Vents brûlants
(Autoproduction / InouÏe Distribution)
Quand le titre d’un disque fait allusion à des « vents », on s’attend à y entendre saxophone, clarinette, flûte, basson, hautbois, accordéon, bombarde, et que sais-je encore… Or, celui-ci n’en fait entendre aucun. Il est en effet exclusivement constitué d’instruments à cordes provenant d’horizons différents. Qui plus est, en lieu et place d’une « confrérie » de cordes, cet album donne à écouter ce que l’on serait tenté d’appeler une « consœurie » puisque l’Ensemble CHAKÂM est entièrement composé d’artistes féminines.
Mais surtout, leur association sonnera de prime abord quelque peu « exotique » aux oreilles occidentales. Jugez-en plutôt : les instruments à cordes ici réunis sont un târ, un qanoun et une viole de gambe. On est loin des « groupes à guitares » ! Derrière cet exotisme de façade se cache cependant une proposition artistique profondément ancrée dans des pratiques traditionnelles et classiques mais relevant assurément d’une certaine forme de modernité.
Tirant son nom d’une ancienne forme poétique persane, l’Ensemble CHAKÂM s’est bâti un langage musical s’appuyant sur les codes et les structures du radif (corpus de motifs mélodiques lié à la tradition iranienne) et du maqâm (système musical partagé par plusieurs cultures musicales du Proche-Orient) ainsi que de la musique baroque occidentale, mais donne à écouter des compositions et improvisations personnelles, plutôt que des reprises de thèmes traditionnels, comme on aurait pu s’y attendre.
Commençons par faire les présentations : l’initiative de l’Ensemble CHAKÂM est due à la joueuse de târ Sogol MIRZAEI, l’une des interprètes les plus recherchées de la subtile musique savante persane sur le continent européen. Installée en France depuis 2006, elle a été formée en Iran à la pratique soliste des luths à cordes pincées târ et sétâr et a perfectionné ses connaissances avec un Master de musicologie à la Sorbonne. Depuis, elle se produit en soliste ou s’investit dans divers projets créatifs, dont ORPHEUS XXI de Jordi SAVALL, le quintette ATINE ou encore avec Mamani KEITA dans SOWAL DIABI.
Chanteuse, compositrice et instrumentiste, la virtuose du qanûn Christine ZAYED est issue d’une famille de mélomanes et a été initiée dès son plus jeune âge aux musiques arabes classique et contemporaine, ainsi qu’à la musique traditionnelle palestinienne. Elle a ainsi appris le oud, le chant et le violon avant de jeter son dévolu sur cet instrument à cordes pincées de la famille des cithares sur table qu’est le qanoun (ou qanûn) et ainsi approfondir sa connaissance de la musique arabe et d’autres répertoires traditionnels (dans lesquels cet instrument tient un rôle majeur (on le retrouve dans le monde arabe comme en Asie du Sud-Ouest, et même en Grèce et au Turkestan, ça laisse une sacrée marge !).
Puis, comme Sogol MIRZAEI, Christine ZAYED a quitté son pays et a rejoint la France afin d’y étudier les répertoires grec, turc, arabo-andalou, algérien et tunisien, et même le jazz en conservatoire. Dotée d’un Master en musicologie, elle s’est lancée dans de nombreuses collaborations avec des artistes français ou étrangers, comme la chanteuse iranienne Aida NOSRAT, la violoniste libanaise Layale CHAKER ou encore la Française Éléonore FOURNIAU, connue comme interprète du répertoire turc et kurde, et a rejoint Sogol MIRZAEI dans le groupe ATINE. Enfin, pour ne rien gâcher, elle a enregistré un premier album solo, Kama Kuntu (Modulor Records), paru quelques mois avant ce disque de l’Ensemble CHAKÂM.
Marie-Suzanne de LOYE a pour sa part démarré la musique avec un orgue du XVIIe siècle, ce qui a déterminé son goût pour la musique ancienne, et a décidé ensuite de se consacrer à la viole de gambe (instrument de musique à cordes et à frettes joué à l’archet). Diplômée d’une licence de musicologie, elle explore aujourd’hui les possibilités de son instrument à travers des esthétiques musicales très variées, jouant dans des ensembles de musiques anciennes comme L’ACHÉRON, LA TEMPÊTE, MARGUERITE LOUISE ; pour des compositeurs contemporains tels que Lionel GINOUX, Jean-Pierre SEYVOS et Zad MOULTAKA, ou bien avec Animal K (aux côtés de la performeuse Violaine LOCHU et et du guitariste électrique Serge TEYSSOT-GAY), ou encore le joueur de saz Rusan FILIZTEK, entre autres faits d’armes. Et on n’étonnera plus personne en signalant que Marie-Suzanne de LOYE fait également partie, comme Christine ZAYED et Sogol MIRZAEI, du groupe ATINE.
Autrement dit, les connaisseurs du quintette ATINE (auteur du disque Persiennes d’Iran chez Accords croisés) ne manqueront pas de voir l’Ensemble CHAKÂM comme une excroissance de ce dernier, à ceci près que CHAKÂM a été formé en 2014, soit avant ATINE (2019), mais que son premier disque sort après celui d’ATINE. Les Vents brûlants se déploient donc en mode « musique de chambre », sans le concours du chant d’Aida NOSRAT et du tombak de Saghar KHADEM. Il est vrai qu’à elles trois, Sogol, Christine et Marie-Suzanne font vibrer 91 cordes (sans parler des cordes vocales de Christine !), ce qui explique sans doute l’impression d’auto-suffisance artistique qui se dégage de l’écoute de ces Vents brûlants, dans lesquels mélodies et rythmes se distinguent autant par leurs raffinements que par leurs entrains.
On en jugera dès le morceau d’ouverture, Dîdar (Rencontre), qui fait montre de vivacité, sans que lui soit sacrifiée la dentelle poétique.
Le répertoire de CHAKÂM est formé de quatre compositions de Sogol MIRZAEI, trois de Christine ZAYED, et d’un chant traditionnel palestinien (Niyalak). Nos trois musiciennes convoquent autant les étendues liquides (Riverside, Tant qu’il y aura des vagues) que les horizons astraux (Najma [l’Étoile] ; Femme qui rougit comme l’univers), non sans oublier de garder pied sur la terre ferme, où l’on savoure une Olive tout en regardant passer un Chameau ivre.
Les timbres du târ, du qanoun et de la viole de gambe sont assez variés et complémentaires pour assurer de peindre des fresques sonores aux couleurs profuses et un panel émotionnel aux nuances variées. L’écho des musiques anciennes occidentales s’y confond avec celui des arabesques moyen-orientales. Du souffle puissant au murmure discret, du néon blafard à la mer rugissante, du recueillement dans une zone d’ombre à la célébration dansante de l’existence, de la marche solennelle à la ronde endiablée, l’Ensemble CHAKÂM décline plusieurs images de la découverte et du renouveau de l’existence à travers les expériences partagées par les musiciennes du déracinement, de la nostalgie et de l’idéalisation, en somme de l’éphémérité cyclique et des élans vitaux qui la commande.
Ainsi l’Ensemble CHAKÂM transmute-t-il les vents mauvais de l’existence en Vents brûlants, de ceux qui font rougir une femme, non de honte, mais d’une force interne qui peut affronter les obstacles, les traversées de déserts et les parts d’ombres. Les Vents brûlants de CHAKÂM sont les véhicules d’une sève créative bien d’aujourd’hui et qui prépare aux défis de demain. On leur souhaite de souffler encore longtemps.
Stéphane Fougère