François CAHEN & Yochk’o SEFFER ETHNIC DUO : histoire discographique d’une danse franco-hongroise
Certaines complicités musicales sont éminemment reconductibles… Celle du pianiste français François « Faton » CAHEN et celle du saxophoniste hongrois Yochk’o SEFFER s’est amorcée au début des années 1970 au sein du légendaire MAGMA, puis s’est forgée avec leur groupe ZAO, pour se réinventer et s’épanouir à l’orée des années 1980 avec ETHNIC DUO. « Ethnique », la musique de CAHEN et de SEFFER ? À l’heure où la « world music », surtout d’inspiration africaine, connaissait sa première grande vague créative en Occident, le duo CAHEN / SEFFER a rappelé à qui voulait l’entendre (pas grand-monde, on le devine), que son vocabulaire sonore avait aussi des racines qui se nomment John COLTRANE, Ornette COLEMAN, Keith JARRETT, Claude DEBUSSY, Béla BARTOK, et par là les musiques d’Europe de l’Est. Donc, en matière de musique « mondiale », on est dans le sujet !
Bien qu’éphémère, cette expérience s’est révélée fructueuse et passionnante tant pour les protagonistes que pour les auditeurs acquis à leur démarche et pour tout amateur de musiques ouvertes au croisement du jazz, de la musique improvisée et de la musique contemporaine assaisonnée de folklore est-européen. Ce duo est « ethnique » parce qu’il est enraciné dans des références déterminantes de la musique du XXe siècle et parce qu’il en projette les ingrédients dans une voie très personnelle et inventive. La récente sortie d’un album live inédit, Tarass Boulba (ACEL / Musea) offre l’opportunité à RYTHMES CROISÉS de vous retracer l’histoire de cette collaboration musicale franco-hongroise qui échappe aux étiquettes standard.
François CAHEN et Yochk’o SEFFER ont quitté MAGMA l’un après l’autre (par ordre inverse de présentation) en 1972 pour former une première déclinaison musicale post-magmaïenne, ZAO, qui a fait date avec son mélange très personnel de jazz-rock progressif zeuhlien et d’envolées improvisées. Quand bien même Yochk’o SEFFFER a quitté ce groupe en 1976 pour à son tour engendrer l’enfant légitime de ZAO, NEFFESH MUSIC, laissant Faton CAHEN poursuivre l’aventure ZAO avec une nouvelle formation avant de jeter la clé sous la porte, les liens entre les deux artistes ne se sont jamais vraiment rompus. Ils se sont ainsi retrouvés sporadiquement sur scène, Faton ayant fait quelques apparitions lors de concerts de NEFFESH MUSIC et de l’éphémère formation NUMERIK ORCHESTRA, et ce jusqu’en 1980, où les deux musiciens ont joué lors des concerts de la « Retröspektiw » MAGMA à l’Olympia.
C’est au cours de cette même année 1980 que Faton et Yochk’o concrétisent leur envie de travailler ensemble dans une formule plus intimiste en se rendant aux États-Unis, à New York (où Faton avait enregistré l’année précédente un album avec Miroslav VITOUS, Jack DeJOHNETTE et Michel SEGUIN). À Philadelphie, ils rencontrent des fans de ZAO, dont un certain Mike JORDAN (manager du groupe MATERIAL), qui étaient en train de monter leur studio et leur offrent de l’inaugurer avec une session d’enregistrement. À leur retour en France, ils confient la bande à Gérard TERRONÈS, qui la publie en LP sur son label Marge.
À l’opposé des formations étoffées qu’étaient ZAO et MAGMA, l’album fait entendre SEFFER et CAHEN en « solitaires », sans autre musicien, l’un à son piano Yamaha CP 70B et l’autre à ses saxophones ténor et sopranino. Épurée mais non austère et riches en nuances méticuleusement travaillées, la musique qui s’y fait entendre n’a rien à voir avec du jazz-rock, et ne se rapproche du jazz qu’en tant que support d’improvisation. Aux Américains qui leur demandent quel « genre » de musique ils jouent, Yochk’o et Faton déclarent, non sans amusement, faire de la « musique ethnique franco-hongroise ». Le nom du disque et du duo est alors tout trouvé : ETHNIC DUO ! Après tout, ce que donne à écouter ce disque est une musique au carrefour d’une certaine tradition de musique française impressionniste contemporaine (incarnée par CAHEN) et d’une certaine musique est-européenne aux racines folkloriques (représentée par SEFFER), sublimées par une approche jazz libre.
Les titres de certaines pièces incluses dans l’album d’ETHNIC DUO accentuent ce double enracinement : François CAHEN écrit My French Roots, et Yochk’o SEFFER signe I Remember Miskolc (nom de sa ville natale, en Hongrie). Et quand les deux musiciens joignent leurs forces, ça donne une Franco-Hungarian Dance, qui sert de primesautier générique de fin ! Mais histoire de donner du fil à retordre aux colleurs d’étiquettes, ils introduisent leur album avec une pièce éthérée évoquant les sables de désert de Gobi (Desert of Gobi Sands)…
Délestés des clichés du jazz-rock et de ses cadres trop formels, Faton et Yochk’o explorent des territoires plus libres et, avec une économie de moyens, engendrent une musique plus « interactive », frénétique et contemplative, chaleureuse et obsessionnelle, dans laquelle la part d’écriture et la part d’improvisation sont savamment brouillées.
Le disque comprend plusieurs pièces assez courtes, entre une à trois minutes. Outre celle déjà citées, il faut mentionner Witch and Gnome, qui prouve qu’on peut faire court mais dense, le martèlement rythmique du piano offrant toute latitude au saxophone ténor pour planer haut. Mancika est une pièce soliste de Yochk’o un peu à part, dans laquelle il met ses saxophones au repos mais se dédouble au piano et à la voix !
Méditatives ou échevelées, ces courtes pièces servent d’en cas ou de digestif entre deux pièces plus étendues, l’une atteignant neuf minutes (In Jordan’s Garden) et l’autre dépassant les quatorze minutes (Majestic Garden). Celle-ci fait montre d’une construction plus élaborée, avec une scansion rythmique soutenue de la part de Faton, et un jeu tout en fébrilité de Yochk’o au saxophone sopranino, des cassures de ton et un caractère épique qui n’aurait probablement pas déparé dans le répertoire de ZAO… In Jordan’s Garden en constitue l’exacte antithèse : la pièce est étirée mais non statique, et sa pulsation est alimentée par un piano rêveur tout en nuances et un saxophone en mode complainte déchirante.
Diffusé discrètement à l’époque, vite devenue une rareté, l’unique album studio d’ETHNIC DUO a connu une nouvelle jeunesse en 2001, à l’occasion d’une réédition en CD parue sur Great Winds, sous-division « jazz » du label de musiques progressives Musea. Le disque a à cette occasion été augmenté de 23 minutes de nouvelle musique, présentant trois morceaux inédits.
Sod, une composition de SEFFER, se déploie sur plus de huit minutes, alternant amertume et fébrilité, retenue et tension progressive. Là encore, on n’est pas loin de ce qu’on entendait chez ZAO, dans une forme évidemment plus épurée. Changes, une pièce écrite par CAHEN, est parée de motifs répétitifs mélodiques et rythmiques et de passages plus songeurs.
Mais c’est Ob qui se démarque le plus de ce que le duo nous avait proposé jusqu’ici. Dans cette improvisation de neuf minutes, Faton CAHEN génère sur son clavier des sons nébuleux qui vous emmènent dans un hyper-espace « ambient » bientôt investi par des boucles de flûte réverbérées et des vocalises non moins spectrales générées par Yochk’o SEFFER. On y retrouve les atmosphères de certaines pièces de NEFFESH MUSIC, et l’hypnose est garantie !
Ces trois morceaux supplémentaires inclus dans l’édition CD prouvent (ou rappellent, pour ceux qui s’en souviennent et qui « y étaient ») que la carrière d’ETHNIC DUO ne s’est pas arrêtée à un simple enregistrement et qu’elle s’est poursuivie dans le courant de l’année 1980 sur scène, puisqu’ils ont été enregistrés en concert en novembre 1980, soit sept mois après l’enregistrement de l’album studio.
* * *
En 2009, le voile s’est davantage levé sur l’activité scénique du duo qui a suivi l’enregistrement de son album grâce à l’apparition d’un nouveau CD d’ETHNIC DUO sur le même label Great Winds/Musea : En public au « Chêne noir » d’Avignon, 1980. La mention « en public » est à souligner, parce qu’à aucun moment on entend le public se manifester, et certaines pièces s’achèvent en fondu. La prise de son est impeccable ; mais si l’on n’avait pas été prévenus, on pourrait très bien se persuader que l’on écoute un enregistrement studio inédit, ou un « live en studio ».
Quoiqu’il en soit, cette archive live est venue très à propos compléter le portrait et le répertoire d’ETHNIC DUO, puisque son contenu est complètement inédit : en effet, pas un des huit morceaux qu’il contient ne provient de l’album studio enregistré en avril 1980 !
Sur scène, le duo se livre au naturel. Yochk’o SEFFER continue d’alterner saxophones ténor et sopranino, et Faton CAHEN a troqué le piano électro-acoustique Yamaha CP 80B qu’il utilisait sur l’album pour un modèle Yamaha CP80 ! Et il en fait un usage assez somptueux, exhibant des textures hypnotiques sur Le Chameau, dans lesquelles le sax ténor de Yochk’o se débat à la cantonade.
On retrouve une composition que Faton avait fait jouer par ZAO sur l’album Kawana (1976), Natura, qu’il avait lui-même reprise en mode dépouillé sur son disque Tendre Piano Solo (1978). Le duo en livre une version acoustique-intimiste qui, à la rondeur chaleureuse des notes de CAHEN, ajoute le lyrisme exubérant de SEFFER. Et à eux deux, ils parviennent à étirer la durée du morceau jusqu’à presque onze minutes (contre sept dans la version de ZAO et six dans la version solo de Faton).
Lors de ce concert, Yochk’o SEFFER se fend d’une sortie en solitaire sans filet mais diablement compacte et vertigineuse, sur son même sax ténor pendant plus de dix minutes sur Bülent, une pièce qu’il avait aussi jouée et enregistrée avec NEFFESH MUSIC la même année.
De la même façon, François CAHEN s’offre un soliloque intimiste de longue haleine avec Le Chêne noir, une composition empreinte de recueillement et faite de plusieurs séquences contrastées qui déploient la générosité mélodique du pianiste et notamment les immanquables effets rythmiques et harmoniques de son imparable jeu de basse à la main gauche.
Cet enregistrement de concert dévoile d’autres pièces co-écrites par le pianiste et le saxophoniste, Tarass Boulba, Philadelphie, ainsi que Sod et Changes, déjà révélées en bonus de l’édition CD de l’album studio. (Du reste, il s’agit très certainement des mêmes versions. La provenance des trois morceaux bonus n’était pas mentionnée sur l’édition CD de l’album d’ETHNIC DUO, mais on peut soupçonner à bon droit qu’ils proviennent de ce concert au Chêne noir. Seul Ob n’a pas été repris sur le CD live, sans doute par manque de place… )
* * *
Alors que l’on pouvait légitimement penser que l’histoire musicale d’ETHNIC DUO avait été dûment et intégralement couverte par la réédition CD du premier album et l’album live En public au « Chêne noir » d’Avignon, 1980, voici qu’une publication aussi inattendue que miraculeuse, réalisée par la structure associative ACEL, est venu fin 2020 apporter une pierre supplémentaire à l’édifice discographique certes modeste d’ETHNIC DUO.
Baptisé Tarass Boulba – du nom d’une composition de CAHEN et SEFFER en référence à ce personnage de cosaque ukrainien inventé par le romancier Nicolas GOGOL – ce CD contient l’enregistrement inédit d’un concert d’ETHNIC DUO à Le Mans Jazz Festival.
Ce concert au Jazz Festival du Mans a eu lieu le 25 mai 1980, soit le mois suivant celui de l’enregistrement à Philadelphie de l’album studio d’ETHNIC DUO à Philadelphie, lequel n’était pas encore paru quand le duo s’est produit sur la scène de ce festival. Cette archive live est donc plus ancienne que celle du précédent live paru chez Musea et nous permet d’écouter ETHNIC DUO dans l’une de ses toutes premières performances scéniques, et ce avec un confort d’écoute optimal, la bande de ce concert ayant été nettoyée et mastérisée avec soin.
Comparé à celui du concert au « Chêne noir » d’Avignon, qui s’est tenu plus tardivement dans l’année 1980, le répertoire présenté sur Tarass Boulba n’est pas aussi inédit. On y retrouve des thèmes inclus dans l’album studio, comme In Jordan’s Garden, Franco-Hungarian Dance et Desert of Gobi Sands, mais qui sont enchaînés à d’autres morceaux. Ces enchaînements forment ainsi des suites musicales ininterrompues, à l’image de ce qui se fait souvent dans les sets des concerts jazz. Tarass Boulba est donc constitué d’une première suite formée de 2 pièces et atteignant 24 minutes, d’une pièce isolée, d’une autre suite de 4 morceaux d’une durée de 16 minutes et d’une dernière suite de 4 autres morceaux avoisinant les 14 minutes. Et cette fois, l’impression d’assister à une vraie performance en public est renforcée par la présence d’applaudissements entre les suites jouées, alors qu’ils avaient été « gommés » sur le CD du concert d’Avignon.
On retrouve aussi fatalement dans Tarass Boulba d’autres compositions non enregistrées en studio mais que le CD En public au « Chêne noir » d’Avignon, 1980 nous avait déjà permis de découvrir, comme la pièce éponyme, mais aussi Changes (qui confirme sa position de morceau de clôture dans les concerts du duo) ou encore la reprise de Natura.
Cependant, on décèle encore d’autres pièces du répertoire scénique d’ETHNIC DUO qui n’avaient pas encore été publiées sur disque : le concert démarre ainsi avec Alyzé, une composition que Faton CAHEN avait enregistré en 1979 sur son album Great Winds avec Miroslav VITOUS, Michel SEGUIN et Jack DeJOHNETTE. On la redécouvre ici plus « dénudée », mais imbibée des gouleyantes rasades saxophoniques de Yochk’o SEFFER. Et c’est sans transition que le duo poursuit avec Natura.
Ce concert au Mans nous offre une autre surprise : la présence dans le set d’un ancien morceau de Yochk’o joué et enregistré par ZAO, Shardaz (album Osiris, 1974). Le thème sert surtout de support à une bouillonnante envolée soliste de Yochk’o.
La suite musicale qui débute avec le planant In Jordan’s Garden est également étonnante, puisqu’elle permet de redécouvrir Ob dans une version plus courte mais différente de celle, incluse dans les bonus de l’édition CD de l’album studio d’ETHNIC DUO. Si Yochk’o y dépose de subtils et éthérés phrasés de flûte, Faton y fait entendre des sons de claviers cristallins et liquides en lieu et place des sonorités brumeuses et obscures de la version précédemment publiée. Le climat méditatif inhérent à cette improvisation est soudain rompu avec Boogie Times, un thème plus « swing » de Faton. Et l’on retrouve quelque sérénité avec une autre pièce soliste inédite de François CAHEN, Ballade pour l’été.
La dernière suite comprend des pièces qui font la part belle à ces fameux « rythmes boiteux » de la tradition folk est-européenne, et l’on y retrouve le morceau Tarass Boulba dans une version pas aussi développée qu’à Avignon mais bien sautillante, tandis que la mélodie de Changes est jouée par Yochk’o sur un ton plus haut.
Le CD Tarass Boulba constitue pour les mélomanes acquis à la cause d’ETHNIC DUO une pertinente trace des débuts scéniques du duo CAHEN/SEFFER. En comparant le contenu du CD live à Avignon avec cet enregistrement au Mans (qui lui est chronologiquement antérieur), il est possible de retracer l’évolution scénique du répertoire d’ETHNIC DUO. On remarque ainsi que ce dernier a subi en quelques semaines et en quelques concerts seulement des modifications substantielles et que certaines pièces ont notablement mûri. C’est le propre même de toute musique vivante et ouverte aux élans spontanés.
En quelques mois, ETHNIC DUO avait engrangé suffisamment de matière pour un second album studio qui n’a jamais été enregistré. ETHNIC DUO n’a plus fait parler de lui passée l’année 1980, mais c’est parce qu’il a muté en ETHNIC TRIO avec la participation du batteur et percussionniste François CAUSSE. Quelques concerts ont été donné par cette formation, puis plus rien… jusqu’à sa réapparition en 2003 ! Mais cela est une autre histoire…
Avec la parution de Tarass Boulba, la discographie d’ETHNIC DUO s’élève donc désormais à un album studio plus deux CD d’archives live. Pas mal pour une formation réputée pour son éphémère existence ! Mais il est vrai que le contexte live sied particulièrement à une musique qui a toujours revendiqué haut et fort son goût pour l’improvisation. On peut ainsi être assuré de ne pas avoir affaire à une interprétation copie-carbonée de ce qui a été gravé en studio.
De plus, cette troisième empreinte discographique vient rappeler que, bien qu’étant a priori antagonistes dans leurs orientations musicales, François CAHEN et Yoch’ko SEFFER ont su se trouver un magnifique et ample terrain de jeu pour affermir leur complémentarité et leur complicité artistiques, lesquelles figurent parmi les plus marquantes de l’histoire d’un certain jazz français aventureux et explorateur.
Stéphane Fougère
Discographie ETHNIC DUO :
ETHNIC DUO : François CAHEN, Yochk’o SEFFER (1980, LP, Blue Marge ; réédition CD : 2001, Great Winds/Musea)
ETHNIC DUO – En public au « Chêne noir » d’Avignon, 1980 (CD, 2009, Musea)
ETHNIC DUO – Tarass Boulba (CD, 2020, ACEL / Musea)
Page : https://acel1.bandcamp.com/album/tarass-boulba-by-ethnic-duo
+
Yochk’o SEFFER – Chromophonies (Deux morceaux inédits d’ETHNIC DUO) (DVD, 2010, Musea / La Seine TV)