Nico : The End… – Pierre LEMARCHAND
(Éditions Densité / Collection Discogonie)
L’année 1974 restera à la fois une très riche et très prolifique année discographique des musiques décalées ainsi que l’année de la clôture et de la conclusion d’un cycle pour les musiques dites progressives en Europe, particulièrement en Angleterre, mais également sur le continent : en France (MAGMA) et en Allemagne (CAN et KRAFTWERK).
En Angleterre : KING CRIMSON, SOFT MACHINE, HENRY COW, Robert WYATT, Brian ENO, John CALE et Peter HAMMILL sortent chacun de leur côté des chefs-d’œuvre avant de se taire pour les uns, de se répéter pour les autres et de prendre des chemins différents pour pratiquement tous. C’est l’année de Starless and Bible black et de Red, de Taking Tiger Mountain by Strategy, de Rock Bottom, de Soon over Babaluma, de Fear, de Unrest, de Silent Corner and the Empty Stage et de In Camera, deux albums solo qui finalisent la trilogie à ce jour inégalée de Peter HAMMILL entamée avec Chameleon in the Shadow of the Night dès 1973.
Les éditeurs de musique en Angleterre, Virgin, Charisma et Island sont à leur apogée, publiant toutes sortes d’artistes participant au renouveau de la musique « intellectuelle » de GONG à Lol COXHILL, de Nick DRAKE, de Kevin AYERS à INCREDIBLE STRING BAND en passant par KING CRIMSON et VAN DER GRAAF GENERATOR. De leur côté, quelques petits labels affichent des disques de grande qualité (Dandelion, Harvest, Dawn, Deram, Pye etc.).
L’étendard revient à Island qui publie John MARTYN, tout un courant folk-rock et des « atypiques ou décalés » à l’époque tels que ROXY MUSIC, RENAISSANCE (Keith RELF) et autres inconnus merveilleux (qui le resteront parfois longtemps).
De son côté, John CALE signe chez Island après sa période post-VELVET aux États -Unis et après avoir publié son très grand œuvre Paris 1919 chez Reprise en 1973. Dans ses bagages, il vient avec une vieille connaissance de chez Reprise, une camarade du VELVET jetée avant lui par le jaloux guitariste qui veut faire la loi et qui se retrouve pratiquement tout seul aux commandes. NICO, en effet, voudrait trouver une maison de disques prête à lui donner les moyens pour parachever enfin sa trilogie commencée en 1968 avec The Marble Index (Elektra, label des DOORS et de Tim BUCKLEY), poursuivie par Desertshore en 1970 et est maintenant prête à être immortalisée sur disque en 1974 après avoir été répétée en concert depuis plusieurs années (un enregistrement BBC du 2 février 1971 est paru fin 1980).
The End… est donc le final du geste artistique définitif de l’œuvre de NICO, accompagnée depuis maintenant six ans par John CALE en producteur arrangeur, complice et tortionnaire, sauveur et plus encore de ce disque noir, ce disque de la chute avant sept futures longues années de silence, disque du gouffre, hors du temps, splendeur anachronique, mal promu, mal vendu, démoli par la critique anglaise, raillé et ridiculisé, tout comme la chanteuse, sauf en France où il semble que quelques critiques aient dépassé le côté des railleries faciles à l’encontre des femmes artistes rares à cette époque. The End… est un hommage posthume aride, austère et plutôt noir au « soul brother » Jim MORRISON, qui est placé au centre des chansons et des visions mentales (NICO le voit toujours vivant) avec la complicité de Brian ENO et de Phil MANZANERA « artistes également Island » (Kevin AYERS est « out » et méprisé par la chanteuse depuis bien longtemps).
The End…, le disque, est l’objet de ce livre de Pierre LEMARCHAND, Nico : The End…, publié fin 2020 (soit 46 ans après la sortie du disque) qui se consacre presque exclusivement et morceau par morceau à étudier (plutôt que décortiquer) le disque et ses références, son contexte et sa part littéraire (la mort, le passé, les mystères et le rapport au sacré) dans l’œuvre de la musicienne. Le livre s’aventure rapidement dans l’analyse musicale, délaissant la chronologie (les fragments mnésiques et biographiques) pour la poésie et les références (« les fragments esthétiques, fantomatiques et l’interlude photographique ») et c’est là tout l’intérêt de cette collection : un disque, une œuvre, succédant à Wyatt : « Rock Bottom, Nick Drake : Five Leaves Left et PJ Harvey : Dry. C’est le deuxième opus de cet auteur dans cette collection après un Bashung : Fantaisie militaire empli de témoignages et de révérences/références au poète rockeur dandy français décalé/décédé héritier et parrain de toute une scène du renouveau de chansons françaises (Bertrand BELIN notamment).
Alors, The End… ; alors Nico : The End…, livre difficile, sur l’album le plus « commercial » de la trilogie de la chanteuse selon John CALE (qui pourtant en parle peu) ; celui où NICO a voulu prendre les choses en main (« j’en ai plus qu’assez que John décide de tout »), celui des écritures posées définitivement, de la musique commencée à l’harmonium et mélangée aux sonorités discordantes d’ENO (pour lequel NICO a la plus grande admiration, ce qui est rare) et rock (MANZANERA qui représente ici le côté chaud et binaire), un disque non pas de compromis mais de finitude et de complétion. Les deux précédents étant des fulgurances pas forcément abouties, collages en surimpressions et fausses musiques de films.
The End… est écrit en deux faces distinctes que l’auteur du livre analyse scrupuleusement. Convoquant des éléments de technique musicale et scrutant les textes au plus près et parsemant d’anecdotes sur les relations entre la chanteuse et les musiciens, le producteur et les fantômes convoqués, LEMARCHAND définit le cheminement de NICO comme un voyage jusqu’au cœur de la Vallée des Rois transformée en déesse égyptienne protégeant les tombes et veillant sur les morts « a Carriage Will Take me to/ the Valley of the Kings », ultimes paroles de la chanson ouvrant la deuxième face de l’album. Les chansons sont explorées et analysées à l’aune de cette entrée dans le monde des esprits à l’instar du livre de Serge FÉRAY (Nico, Femme Fatale, aux éditions Le Mot et le Reste en 2016 qu,i lui, parcourt la vie et la carrière de la chanteuse du début à la fin).
Le livre de Pierre LEMARCHAND se conclut à l’évocation du concert du vendredi 13 décembre 1974 (jour de la fête des lumières et de la sainte Lucie) à la cathédrale de Reims, marquant l’absolue acmé de la chanteuse : NICO chantant devant 6 000 personnes et devant les rois de France, à la lueur de quelques bougies dans un froid terrible. « Je suis gelée, je tremble », dit-elle avant de dédier ses chansons à ses morts et à ses vivants et avant de retourner et de sombrer dans le silence de la nuit pour de longues années d’errance et de déchéance.
Voilà un beau livre piochant ses références dans l’histoire, la peinture, la mythologie pour un bel hommage sincère qui essaie de saisir et de nous emmener dans les méandres de NICO tout comme s’est aventuré Léonard COHEN (en 1974 sur son quatrième album New Skin for the Old Ceremony) qui écrira pour elle Take this longing : « I stand in Ruins Behind You, Let me See Your Beauty Broken Down Like You Would Do for One You Love » ; belle année 1974 en effet.
Xavier Béal
Éditeur : www.editionsdensite.fr/nico.html