Rencontres à l’Orangerie de Lanniron les 19 et 20 octobre 2024 : RYOKAN à l’Orangerie
Le lieu
Le Domaine de Lanniron est un lieu exceptionnel situé à Quimper près d’un bras de l’Odet. Demeure épiscopale du XVIIe siècle, cet ensemble architectural remarquable accueille un parc et un jardin d’essences rares, exotiques et endémiques qui fut mis à sac pendant la révolution française mais qui fait l’objet aujourd’hui d’une restauration minutieuse basée sur des archives miraculeusement épargnées.
L’initiative
Un trio de complices et amies s’est constitué il y a quelques années autour de la fondatrice Shiho NARUSHIMA, créatrice de l’association Rencontres Artistiques en Bretagne, pianiste, corniste et pédagogue, Izumi KOHAMA, artiste calligraphe et pédagogue, et Hiromi ASAÏ, conteuse, pédagogue, comédienne, traductrice et spécialiste du kamishibaï.
Le projet
C’est la troisième édition de ce festival qui, habituellement, est centré sur le répertoire classique des XIXe et XXe siècles, mais cette année le thème s’est considérablement élargi avec, samedi, comme entrée en matière, un spectacle réunissant plusieurs arts : calligraphie par Izumi KOHAMA, déclamations poétiques bilingues par Hiromi ASAÏ autour de l’œuvre du moine, poète et calligraphe RYOKAN, les intermèdes et tissages musicaux étaient assurés par Shiho NARUSHIMA. Nous détaillerons plus loin l’ensemble du programme remarquable qui s’est déroulé tout au long de ce festival mais, d’ores et déjà, son spectacle pluridisciplinaire méritait le détour. Il est à souhaiter que des rééditions de cet aparté très original puissent être vues ailleurs, tant c’est une réussite complète au niveau esthétique et émotionnel.
Ci-dessus l’Orangerie, ci-dessous vue sur le parc et l’Odet. (Photos Philippe Perrichon)
Le propos de l’événement est axé sur l’œuvre poétique de RYOKAN, moine zen du XIXe siècle dont on peut ici rappeler sommairement l’étrange parcours. Né, comme Shiho NARUSHIMA, dans la province de Niigata, RYOKAN semble tout destiné à reprendre les fonctions paternelles de prêtre shintoïste mais, contrairement aux espérances familiales, sa prédilection personnelle le porte à suivre l’enseignement d’un maître zen sôtô.
Les cinq calligraphies de Izumi Kohama et le Enso qui constitue le logo de l’association. (Photo Izumi Kohama Moulin)
Après qu’il eût pratiqué assidûment auprès de son maître pendant plusieurs années, celui-ci le gratifia de la transmission qui fit de lui son successeur et lui confia ses disciples et la charge du temple dont il était responsable. Cependant son maître décède peu de temps après, et RYOKAN décide alors de renoncer aux charges et titres qui lui auraient assuré un avenir confortable et devient moine errant pendant plusieurs années, avant de construire un ermitage sommaire sur le flanc du mont Yugi non loin de son village natal. Il y passera le reste de sa vie, produisant, sans jamais être publié, des centaines de poèmes et des calligraphies qui, parfois lui serviront de monnaie d’échange pour glaner quelque nourriture dans les villages de la vallée.
Il marquera d’une empreinte forte les villageois qu’il côtoiera : bien que moine, il n’hésitait pas à partager avec eux le saké qu’on lui offrait et, s’il vivait dans des conditions de confort plus que sommaires, il partageait cependant volontiers le peu qu’il avait. Il relata un jour dans un de ses poèmes que, durant la nuit, un voleur lui déroba le peu de nourriture qu’il avait et jusqu’à la pauvre couverture qui le protégeait du froid. Après le départ du voleur, il regarda le ciel à travers sa fenêtre et dit : « Il a oublié d’emporter la lune !» RYOKAN a transmis l’essentiel de sa philosophie dans ses poèmes et ses calligraphies, mais si elle nous est connue aujourd’hui, ainsi que sa correspondance, c’est grâce à TEISHIN, une jeune nonne de 28 ans qui deviendra une amie très proche et dans les bras de qui, à 72 ans, il rendra son dernier soupir.
Ce parcours peu conventionnel, c’est Hiromi ASAÏ ( https://hiromiasai.com/ ) qui nous le conte, et de façon peu conventionnelle à son tour ! Elle est vêtue d’un magnifique kimono et d’un obi traditionnels. Citant les poèmes de RYOKAN, en japonais – et avec quelle musicalité ! – de sa voix claire et puissante quoique douce, puis les traduisant avec une grande précision en français sans en altérer la dimension poétique, elle réussit à transporter tout son public dans la dimension délicate, émouvante, drôle ou mélancolique de RYOKAN, et nombre de personnes dans l’assistance ressentiront un choc émotionnel qui leur tirera des larmes : la grâce était incarnée, dans ce décor de murs de pierres tapissés des quatre grandes calligraphies réalisées par Izumi KOHAMA tandis que sous les doigts de Shiho NARUSHIMA les arpèges délicats ponctuaient la poésie de RYOKAN…
Fleurs (花々) Oiseaux (鳥類) Vent (風) Lune (月)
(Photos Philippe Perrichon)
… tels que l’Aria des Variations Goldberg de JS BACH.
Hiromi ASAÏ, s’apprêtant à évoquer de la main la chute d’une feuille d’érable.
Hiromi ASAÏ nous précise, avec le tact et la pudeur qui la caractérisent, que RYOKAN, écrivant à TEISHIN, lui disait : « Regarde la feuille d’érable qui se pose doucement sur le sol, comme elle, il te faut apprendre le détachement. Je pars libre de tout regret, ayant pleinement accompli la vie d’un moine et celle d’un homme ».
Ci-dessous les trois artistes accomplies et amies qui ont œuvré pendant six mois pour nous offrir ce moment d’exquise sensibilité.
De gauche à droite : Shiho NARUSHIMA, Izumi KOHAMA, Hiromi ASAÏ.
L’emblème de l’association (https://rencontres-artistiques-en-bretagne.odoo.com) ci-dessous est un des magnifiques ENSO tiré de la production de Izumi KOHAMA (https://calligraphie-izumi.blogspot.com/)
Et la musique dans tout cela ?
Honneur fut rendu à une pièce superbe du compositeur franco-belge César FRANCK : sa célèbre sonate pour violon et piano en la majeur fut admirablement servie par Jean ESTOURNET au violon et Shiho NARUSHIMA au piano.
La pièce fut le cadeau de mariage qu’offrit César FRANCK en 1886 au jeune virtuose Eugène YSAYE qui la joua devant ses invités à cette occasion et la qualifia immédiatement de chef-d’œuvre, statut qui ne s’est d’ailleurs pas démenti depuis puisqu’il en existe plus de cent-quatre-vingt versions enregistrées !
C’est une sonate en quatre mouvements dont Jean ESTOURNET nous indique qu’elle s’inscrit dans le répertoire post-romantique. De fait, l’Allegro du deuxième mouvement est vigoureux et enlevé ! Mais si, chez d’autres compositeurs, le violon et le piano jouent les frères ennemis, ici ils s’enlacent, dialoguent, se précèdent ou se répondent dans des alternances de canons qui obligent Jean et Shiho à une rigueur rythmique du reste parfaitement maîtrisée. Si le piano se fait parfois écrin des lignes mélodiques du violon celui-ci lui cède volontiers le pas de sorte que cette sonate sert les deux instruments de façon très équilibrée. On notera la dimension d’intériorité remarquable du troisième mouvement, un recitativo-fantasia ben moderato où l’usage du canon est probablement un hommage à la période baroque.
Jean Estournet, violon, Shiho Narushima, piano.
Crédit photo : Philippe Perrichon
À ces nourritures spirituelles succédèrent les plats typiquement japonais proposés par les équipes de Daruma DELI (cuisine traditionnelle japonaise) et de Momoko SUDA (patisseries japonaises) tandis que la maison Kancha de Quimper proposait la dégustation de thés japonais.
La journée du dimanche 20 fut elle aussi très riche musicalement. Quoi de mieux pour oublier ce dimanche pluvieux qu’un duo violoncelle et piano ?
Anne ROTURIER, violoncelliste coutumière des duos avec Shiho NARUSHIMA et cette dernière avaient convoqué ce matin FAURÉ pour sa Romance, et trois pièces de Nadia BOULANGER, grande pianiste et pédagogue infatigable dont on ignore souvent les talents de compositrice. Shiho nous dit qu’elle aurait formé un bon millier d’élèves – elle enseignait le piano et la composition – et parmi eux, rien de moins que Philip GLASS, Aaron COPLAND, George GERSHWIN, Michel LEGRAND, Lalo SCHIFRIN, Astor PIAZZOLLA, Quincy JONES…
Éclipsée en tant que compositrice, Nadia BOULANGER l’était aussi par le choix volontaire qu’elle avait fait de s’incliner devant l’inspiration prolifique de sa sœur Lili (cf. https://rythmes-croises.org/la-foudroyante-et-ephemere-frenesie-de-composition-dune-musicienne-geniale-lili-boulanger/ ) qui mourut à vingt-quatre ans. Et pourtant elle a laissé beaucoup d’œuvres et d’une grande originalité elle aussi.
Ces trois pièces datent de 1914 et sont déjà marquées d’une couleur toute personnelle où affleurent les tendances musicales du XXe siècle naissant. Cette année là est aussi celle du début de la composition des Noces de STRAVINSKY, musicien qu’elle appréciait et défendait tandis qu’elle n’appréciait guère Arnold SCHOËNBERG. Nous les entendons ici dans la version qu’en donnent Dora KUZMIN au violoncelle et Petra GILMING au piano.
Shiho NARUSHIMA est non seulement pianiste mais aussi pédagogue et, à sa façon, ethno- musicologue et dans ce cadre elle entend bien faire découvrir et aimer les compositeurs de son terroir quimpérois (cf. https://rythmes-croises.org/shiho-narushima-lorpailleuse-des-chefs-doeuvre-oublies/). Ainsi l’an dernier avait-elle mis à son programme plusieurs pièces fort enlevées de Jo Le Penven dont un certain Didier SQUIBAN ne renierait pas la filiation !
Cette année, elle nous propose les trois premières des vingt Chansons bretonnes de Charles KOECHLIN, un compositeur méconnu mais pourtant considéré par ses confrères comme un alchimiste des sons. Ces trois chansons, arrangées par KOECHLIN, sont tirées du célèbre Barzaz-Breizh de LA VILLEMARQUÉ. Elles s’intitulent La Prophétie de Gwench’lan, Le Seigneur Nann et la Fée et Le Vin des Gaulois. Les deux premières sont des gwerzioù, mélodies lentes et nostalgiques, la troisième une danse enlevée également connue dans le Léon sous le nom Hanterdro du Petit Bonhomme.
Pour ne pas trop nourrir votre frustration de n’avoir pas de captation à vous proposer, hélas, de la version donnée par Shiho NARUSHIMA et Anne ROTURIER, ces trois pièces peuvent être entendues ici dans une version proche de celle donnée à Lanniron ce dimanche matin :
Sans aucun doute, Shiho NARUSHIMA, si elle est en phase avec les compositrices et compositeurs qu’elle interprète, est en véritable symbiose avec SCHUMANN dont elle donne ensuite avec Anne ROTURIER une version intimiste de la Fantasiestucke op. 73. Ce qu’elle apprécie particulièrement chez ce compositeur est « l’absence de caractère pianistique de ses compositions, contrairement à Franz LISZT par exemple. SCHUMANN, atteint très tôt de paralysie au bras droit, ne sacrifie donc pas aux facilités mécanistes des virtuoses de son temps et ses œuvres sont véritablement au service de son inspiration musicale ».
Le corniste Colin PEIGNÉ remplace ensuite au pupitre Anne ROTURIER pour un duo cor et piano. Le cor est le deuxième instrument de Shiho et elle ne manque jamais une occasion de faire découvrir les ressources de timbres méconnues de cet instrument. Quoi de mieux pour les mettre en valeur que des mélodies de Charles GOUNOD ou la Villanelle de Paul DUKAS ?
Début d’après-midi nous basculons à nouveau dans l’univers délicat de Hiromi ASAÏ grâce au Kamishibaï, le théâtre de papier japonais qui constitue le support visuel des contes subtils, drôles, mystérieux parfois dans lesquels Hiromi démontre ses talents de comédienne et de conteuse avec l’histoire poétique de la princesse Kaguya (Kaguya hime).
Et comme la culture voyage à la vitesse de la lumière (et du son) nous voici, des rivages du Japon, transposés dans une initiation collective à la danse irlandaise, dirigée avec maestria par Clara CANESSE et accompagnée à la cornemuse par Yann CARIOU.
Le programme du concert de clôture fit forte impression avec un programme de compositeurs peu connus que Shiho s’évertue à remettre à l’honneur. Ainsi en hommage à Louis FLEURY furent joués Reynaldo HAHN (Danse pour une déesse), Philippe CAUBERT (Berceuse orientale), Albert ROUSSEL (Krishna), pièces caractérisées par l’intérêt de leurs compositeurs pour l’Orient. Gilles de TALHOUËT tenait la flûte, aux côtés de Shiho NARUSHIMA au piano.
Ci-dessous la pièce Krishna d’Albert ROUSSEL, troisième d’une série de compositions pour flûte et piano dédiées à Louis FLEURY, flûtiste très actif du siècle dernier qui obtint son premier prix de flûte en 1900. Il ressuscita nombre de pièces oubliées du répertoire baroque consacrées à la flûte mais commanda aussi plusieurs compositions pour son instrument aux musiciens du début du XXe siècle. Il fut notamment le dédicataire de la magnifique pièce Syrinx de Claude DEBUSSY qu’il interpréta pour la première fois en 1913.
Et c’est en 1904 que Mel BONIS, compositrice française qu’on aurait tort d’oublier, lui dédicaça sa sonate pour flûte et piano, qu’on peut entendre ci-dessous.
Avec ce répertoire pour flûte et piano, nous passons de la découverte du Japon rencontrant l’Occident à l’intégration dans la musique occidentale de certains fondamentaux spécifiques de l’Orient tels que les métriques, l’atonalité, les couleurs modales. Ces éléments constitutifs des compositeurs entendus ce dimanche soir sont le meilleur discours qui soit, dépourvu de mots et non récupérable politiquement, en faveur de l’intérêt des civilisations à se connaître et à s’enrichir mutuellement de leurs valeurs et de leurs spécificités esthétiques. La musique n’est-elle pas le langage de prédilection de ce message de fraternité ?
Ci-dessus Gilles de Talhouët, flûtiste, digne héritier de maître Fleury.
Le festival se clôturera par la pièce Dumky Opus 90 de Anton DVORAK où nous retrouvons une dernière fois Shiho au piano, le toujours sémillant Jean ESTOURNET au violon et la tantôt fougueuse tantôt délicate et toujours très précise et nuancée Anne ROTURIER au violoncelle.
Ci-dessus Jean Estournet (violon) Shiho Narushima (piano) Anne Roturier (Violoncelle).
Dumky Opus 90 est un trio en six mouvements composé en 1891 :
1-Lento maestoso – Allegro quasi doppio movimento 4-Andante moderato – Allegretto scherzando – Meno mosso
2-Poco Adagio – Vivace non troppo 5-Allegro
3-Andante – Vivace non troppo 6-Lento maestoso – Vivace
En 1991 DVORAK a cinquante ans. Bien que solidement ancrée dans la culture classique européenne, sa musique s’est inspirée de celle de son temps et de celle des États-Unis d’alors où, nommé directeur du Conservatoire National de New-York, il s’installe en 1892, année où il composera sa célèbre Symphonie du Nouveau Monde. Il y restera trois ans et reviendra vivre en Bohême.
Comme la plupart des œuvres de ce grand compositeur tchèque, Dumky révèle des influences de musique savante, de musique populaire slave mais aussi de negro-spirituals et de musique populaire américaine.
Cette pièce était donc toute indiquée pour s’insérer avec congruence dans le programme universaliste de ces troisièmes Rencontres à l’Orangerie de Lanniron.
Pour contacter, soutenir et adhérer à ce magnifique projet, cliquez ici :
https://rencontres-artistiques-en-bretagne.odoo.com
Articles et photos : Philippe Perrichon
PS : Toutes les photos non créditées ont été réalisées par Dani Sousa
Nadia Boulanger à 25 ans : Photo Wikipedia