Jacques PELLEN & OFFSHORE – Standing on the Shore
(Paker Prod)
La disparition prématurée du compositeur et guitariste Jacques PELLEN, le 21 avril 2020, a indéniablement laissé un grand vide au sein des musiques bretonnes évolutives, qu’il a durablement marqué de son empreinte en élaborant un univers musical dirigé vers une « esthétique jazz sous influence bretonne » (sic) dont la CELTIC PROCESSION, big-band à géométrie variable, s’est fait la figure de proue, en plus de ses autres formations plus ou moins connexes à celle-ci.
Nourri par la musique contemporaine européenne, les liturgies bretonnes, le revival folk – rock celtique des années 1960, le jazz électrique des années 1970, le jazz acoustique, l’improvisation et d’autres musiques extra-européennes, Jacques PELLEN fait partie de ces créateurs qui aiment voyager et faire voyager au large à travers la musique. C’est la mission que s’est également donnée le bien nommé groupe OFFSHORE… « Bien nommé » non parce qu’il est frauduleux ou parce que sa musique est opaque, mais au contraire parce que la limpidité qui s’en dégage donne à voir l’horizon de paysages extra-territoriaux.
Pour OFFSHORE, tout a commencé en 2004, quand PELLEN a rencontré le bassiste Étienne CALLAC et le batteur Karim ZIAD. Il a fallu attendre 2011 pour que le trio sorte un premier album, Offshore, dans lequel les musiques celtiques et un certain jazz moderne croisent les rythmes maghrébins. En 2017, la transformation du trio en quartette, avec l’arrivée du flûtiste Sylvain BAROU, a poussé à l’adoption du titre Offshore comme nom de groupe. C’est ainsi que Shorewards, le premier disque « officiel » du groupe OFFSHORE, paru la même année chez Paker Prod, poursuit en fait – et avec quel brio – l’exploration musicale entamée dans Offshore.
On était depuis restés sans nouvelles d’OFFSHORE, et la disparition subite de Jacques PELLEN laissait présager que l’aventure resterait sans suite. Et voilà qu’au beau milieu de l’hiver 2020/2021, un second album d’OFFSHORE débarque, se postant fièrement « debout sur la rive »… Standing on the Shore !
Les amateurs se rassureront de savoir qu’OFFSHORE n’avait donc pas tout dit avec Shorewards. En fait, Standing on the Shore en est la suite directe, puisque les morceaux qu’ils renferment ont été enregistrés en 2016 et sont donc contemporains de ceux de Shorewards. Jacques PELLEN les avait heureusement finalisés à l’hiver 2019-2020 avant son décès. Une fois qu’ils ont « digéré » son départ, ses compagnons de route ont eu à effectuer quelques prises supplémentaires et à réaliser un travail de mixage respectueux de la façon de faire de PELLEN ; et c’est ainsi qu’a pu sortir, avec un peu de retard, cet album inespéré. En passant, et parce que les voyages en mer favorisent les rencontres, le claviériste Patrick PÉRON s’est joint à l’équipage, offrant aussi ses services d’ingénieur du son, faisant désormais d’OFFSHORE un quintette.
À l’évidence, Standing on the Shore navigue dans les mêmes eaux que son prédécesseur, et son répertoire est littéralement (et « littoralement ») couvert par la métaphore maritime, comme en témoignent les titres des compositions. Standing on the Shore est du reste une adaptation instrumentale d’une chanson que le groupe irlandais SWEENEY’S MEN avait enregistrée sur son second album, The Tracks of Sweeney (1969). La version qu’en propose OFFSHORE s’ouvre sur un orage éclatant à l’horizon, mais se déploie dans une sorte de plénitude sereine bercée de douce mélancolie blues, ponctuée par une frappe rythmique de Karim ZIAD qui rappelle celle de la musique de bagad. L’orage se poursuit à la fin du morceau, et l’on contemple la pluie tomber…
Bien vite, OFFSHORE nous fait quitter le rivage pour partir explorer les lignes de fuite de cet océan en mouvement. Et mouvementé est en réalité Nagarif, aux couleurs jazz-rock fusion magnifiées par l’orgue de PÉRON, la basse de CALLAC, l’emballement rythmique de ZIAD et la guitare en effervescence de PELLEN. D’autres rivages se livrent bientôt à notre regard auditif avec Ella, une composition de Karim ZIAD aux relents de mirage oriental renforcé par les phrasés de Sylvain BAROU.
Le mirage oriental se poursuit dans Seamen’s Lament, une composition co-écrite par PELLEN avec son ancienne compagne la harpiste Kristen NOGUÈS. Cette fois, le mirage est même double, puisque BAROU superpose flûte bansuri indienne (on pense aux « alaps » de Hariprasad CHAURASIA…) et doudouk arménien, sur fond de nappes planantes générées par Patrick PÉRON au synthétiseur. Là encore, le jeu de guitare de PELLEN subjugue par sa grâce et sa sensibilité acoustique, illustrant à merveille la complainte meurtrie de ces « hommes de la mer », et l’on croit par moment entendre la harpe de Kristen NOGUÈS, un autre mirage sans doute… La basse d’Étienne CALLAC égrène elle aussi de bien belles notes graves qui accentuent le relief de nostalgie flottante dans laquelle baigne ce Seamen’s Lament, pièce la plus longue de ce disque, mais dont le final en fondu, pourtant bousculé par un emballement rythmique de Karim ZIAD, laisse entrevoir qu’elle aurait pu être encore plus longue…
C’est alors que survient la Danse des macareux, à l’origine une composition du fameux guitariste Dan Ar BRAZ issue de son album Acoustic, mais ici revisitée en mode jazz-rock vitaminé par OFFSHORE, où l’orgue chaleureux de Patrick PÉRON bat le fer et la flûte de Sylvain BAROU s’envole, propulsés par l’effusion rythmique de CALLAC et ZIAD. Dan Ar BRAZ est justement invité sur cet album, mais singulièrement ne se fait pas entendre sur la reprise de sa composition, mais sur celle du thème traditionnel Lark Goes to the Borders. Troquant donc ses macareux contre une alouette transfrontalière, Dan Ar BRAZ fait résonner le timbre limpide de sa guitare électrique sur ce thème, dont la mélodie est jouée par Sylvain BAROU, cette fois à l’uillean pipes, et que vient bientôt doubler la guitare de Dan.
Le ressac de la mer sur le rivage se fait entendre dans La Saison des tempêtes. Pareil titre pouvait laisser présager un morceau tumultueux, il se distingue au contraire par son horizon contemplatif déployé par les nappes synthétiques de PÉRON, sur lesquelles se ballade allégrement la guitare de PELLEN, avant que la flûte de Sylvain BAROU ne joue l’apaisement fataliste… Flûte et guitare cheminent alors nonchalamment sur le rivage retrouvé, avant de se taire face aux vagues…
De A-hed an Aber (album solo sorti en 2019) à Standing on the Shore, les reliefs côtiers finistériens auront décidément inspiré – pour ne pas dire hanté – les derniers enregistrements de Jacques PELLEN. Tous les ancrages musicaux du guitariste, mêlés à ceux de ses quatre complices, eux aussi musiciens voyageurs aux ports d’attache variés, se retrouvent dans cet ultime album d’OFFSHORE, qui « ouvre les portes de la mer », comme l’écrit Manu Lann HUEL dans le livret. Pour les auditeurs qui aspirent à respirer l’air du large, OFFSHORE est assurément un groupe avec lequel ils peuvent compter.
Stéphane Fougère
Page label : www.pakerprod.bzh