GROUPER – Shade
(Kranky Records)
Liz HARRIS, alias GROUPER, a grandi dans les années 1990 non loin d’une communauté (The Group) un tantinet sectaire, basée dans la baie de San Francisco. Cette communauté intellectuelle s’est orientée à cette époque vers l’application des principes du mouvement Fourth Way, inspiré des pensées et pratiques mystiques du mage ou gourou Georges GURDJIEFF, par ailleurs pionnier de la musique électro-acoustique. Liz HARRIS, installée depuis quelques années à Astoria (Oregon), là où la rivière Columbia se jette dans le Pacifique, décide de devenir définitivement musicienne et publie des albums depuis 2005, plutôt autoproduits et avec des collaborations pointues (XIU XUI, XELA, et Mayo THOMSON).
À partir de 2008, son œuvre semble passer à un autre niveau, puisqu’elle structure ses productions et décide de se montrer de façon moins confidentielle à l’extérieur de son microcosme, aidée et soutenue par des éloges circonstanciés de la critique, notamment chez les publications musicales indépendantes : sa musique est en effet encensée et qualifiée rapidement de « pop psychédélique néo-pastorale ».
En 2013, son premier véritable album, The Man Who Died in his Boat, sort chez Kranky (havre de musiciens free lance comme LOW ou GODSPEED YOU BLACK EMPEROR) et c’est une révélation. Pourtant, il n’y a pas grand-chose pour se repérer sur cet album, pas de titres, pas de nom lisible sauf à scruter l’intérieur de la pochette avec des loupes et des lampes infrarouges et noires. La photo de l’album montre une Liz HARRIS plutôt mal en point (en tous cas si c’est elle, ça sera le seul autoportrait sur les productions à venir), plutôt en catalepsie et plutôt désordonnée, alors que la musique semble bien mieux construite et présente un ensemble de morceaux achevés et aboutis, même si tout cela n’entre pas dans les critères balisés des chansons folk ou lo-fi de l’époque.
Suivent, toujours chez Kranky, des albums tout aussi dépouillés entre folk et ambient, à un rythme épars et hasardeux ; comme si Liz HARRIS n’avait que peu de comptes à rendre avec l’industrie musicale. Deux productions au format CD (même s’ils restent entourés de choses plus courtes, à petits tirages et pratiquement introuvables ) dont Ruins en 2014 et Grid of Points en 2018, toujours minimaux tant en durée qu’en informations sur le pourquoi du comment de sa démarche. À noter une déconvenue pour le fidèle auditeur sur Grid of Points, car le dernier morceau se termine par un bruit de roulement de train sur près de 3 minutes alors que le CD peine à faire 23 minutes (7 morceaux).
Fin 2021, parait le dernier opus en date de GROUPER et il semble que Liz HARRIS a pris le temps de tout structurer et de mettre en place de façon plus voyante (extravertie) de véritables constructions pour un album plus abouti. Même les notes de pochettes sont plus éloquentes (s’armer tout de même d’une torche), et on y aperçoit un semblant de couleur également allant du rose au vert marron qui permet de parcourir l’intérieur en petites touches évanescentes.
Mais l’important est bien entendu la musique : ça démarre d’ailleurs comme si la prise de son n’était pas tout à fait enclenchée comme il faut (mais qu’importe semble dire la chanteuse), le premier morceau est une ébauche d’un lointain gospel de deux minutes avant que Liz HARRIS ne s’y mette véritablement. Et là, enchantements et circonvolutions suivent et s’enchaînent ; on est au plus près de l’intime avec écho sur la voix, on est dans le frissonnement et le susurrement qui nous envahissent pour mieux nous séduire et nous ravir. L’étiquette « pastorale » (parfois un peu synonyme de niaiserie) est là dépassée, on pense à des chanteuses anglaises discrètes des sixties comme Vashti BUNYAN, Sibylle BAIER et Virginia ASTLEY et dans un autre registre et plutôt dans les années 1970 (et voix plus grave) à Bridget SAINT JOHN (égérie de John PEEL chez Dandelion Records), lorsqu’elle s’accompagnait seule à la guitare sèche.
Liz HARRIS continue cette voie et creuse dans le sillon de la musique de l’éther, avec sa voix fluide et langoureuse, agrémentée d’un peu de guitare, aux cordes pincées plutôt que plaquées, d’un soupçon de basse, de presque pas de piano et parfois d’un chouia de bandes triturées, pour accompagner les textes entremêlés qui se perdent parfois, se retrouvent, particulièrement sur le sixième morceau The Way her Hair Falls, la prise de début semblant ne jamais aboutir et pourtant se poursuit sur plus de deux minutes avec un décalage recueilli et terriblement envoûtant qui bouleverse et emporte tant il est empli de fraicheur, de douceur rêvée, de candeur intense et de limpidité.
L’ensemble des morceaux évolue doucement et les compositions toutes en retenue et en sérénité laissent derrière elles la période piano-voix qui semble définitivement révolue. Ici les guitares et l’électronique un peu instable sont au service de mélopées de sa voix de cristal (« heavenly voice ») balançant entre l’apaisement et l’inquiétude, le folk aérien et l’ambient lo- fi, comme si on était face à un disque fantôme dont le pressage, le mixage et la production seraient non pas distordus, mais arrêtés en route, au bord du précipice, avant la chute, pour ne pas perdre l’étincelle atteinte entre l’ombre et l’ombrage (entre « Shade » et « Shadow ») ; « Shade » voulant également dire fondu (au noir), masqué (pour une lueur) ou nuancé (pour une couleur).
C’est l’album le plus intime de la chanteuse, il semble même s’y cacher des chansons pleines de sensualité (Unclean Mind), le plus exalté, le plus empli d’émotions (Followed the Ocean et Pale Interior), avec en conclusion Kelko (Blue Sky) – ode au ciel immaculé d’un petit port de pêche au bord de l’océan Pacifique, mélodie magique, chanson aérienne et dépouillée, émotion pure. Les fioritures ici se sont envolées et comme évaporées, comme lorsque l’on se perd dans la vision du miroir lisse de la surface d’un fleuve calme, et reposé, mais qui bouillonnerait dans la profondeur de ses eaux, parfois claires et souvent sombres ; six minutes de cette voix qui a quitté la réverbération, et nous promène, nous prend par la main, nous entraîne à sa suite comme à la recherche d’une réponse à sa quête le long des chemins côtiers de l’Oregon en révélant ses secrets intimes à une minuscule chouette (oiseau de nuit), qu’on entend pour conclure cet album tout en douceur regroupant des morceaux anciens et nouveaux comme un florilège mélancolique.
Xavier Béal
Page : https://grouper.bandcamp.com/album/shade/