HENRY COW : En chaussettes ! (La Paire de trois)

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HENRY COW

En chaussettes ! (La Paire de trois)

 HenryCow

On n’aurait probablement jamais pu parler des « autres musiques progressives », ou tout bonnement des « autres musiques », « musiques nouvelles » ou « musiques en opposition », si HENRY COW n’avait pas existé. Quelle mouche a donc piqué ces deux étudiants de l’université de Cambridge, Tim HODGKINSON et Fred FRITH, de donner un nom pareil au groupe qu’ils ont formé? Eux-mêmes l’ont sans doute oublié, ou préféreraient l’oublier. Quant à la référence au compositeur américain du début du XXe siècle Henry COWELL, elle ne peut satisfaire que les plus pressés…

Toujours est-il que le nom HENRY COW est aujourd’hui presque automatiquement affilié à une certaine idée du non-conformisme musical. Le fait que le groupe soit né en mai 1968, même si ce n’est pas en France, est tout de même assez significatif, et tant pis pour ceux qui ne croient pas au hasard objectif.

Parce que HENRY COW a entraîné dans son sillage la création d’un réseau dissident de production et de diffusion de musiques politiquement et esthétiquement « incorrectes », au côté desquelles les vagissements du punk peuvent passer pour du tapage nocturne de samedi soir bourgeois sans conséquence, RYTHMES CROISÉS devait se faire l’écho de la récente réédition CD, par Recommanded Records (le label de Chris CUTLER, qui fut le batteur de HENRY COW), des trois premiers opus de la « Vache Henry » publiés en leur temps chez Virgin, alors jeune maison de disques prometteuse (elle avait également signé FAUST, GONG, HATFIELD & THE NORTH, Mike OLDFIELD…) qui, peu après, dû troquer ses velléités d’agitation culturelle contre des résolutions d’agitation mercantile…

En revanche, tous les musiciens passés dans HENRY COW (Fred FRITH, Tim HODGKINSON, Chris CUTLER, John GREAVES, Lindsay COOPER, Dagmar KRAUSE, Geoff LEIGH) ont tous tracé leur route en dehors des autoroutes de la musique commerciale. Pour eux, HENRY COW fut l’école anti-institutionnelle par excellence. Durant ses années Virgin, le groupe enregistra trois disques exemplaires dont la couverture était illustrée par une chaussette, chaque fois de couleur différente, qui rendait compte de son évolution au sein d’un « processus vers la connaissance » (dixit Tim HODGKINSON).

Nous vous proposons donc de découvrir (ou de réviser) cette « trilogie-chaussettes ». Pour chaque disque, nous avons indiqué la couleur de la chaussette, de façon à vous favoriser la compréhension de la chose.

Leg End (Original Mix) – 1973
(ReR / Orkhêstra)

Le pressage français du 33 Tours d’origine avait donné pour titre à cet album « The HENRY COW Legend » ! Ben voyons… Mais de la confusion émane parfois la prémonition. Leg End est aujourd’hui une référence vitale pour les séides des musiques parallèles, à défaut d’être un monument révéré par les histoires officielles du rock.

HenryCow_AlbumCover_LegendDe manifeste d’une réflexion musicale « différente » qu’il était à son époque, Leg End est devenu le modèle fondateur d’une esthétique « en opposition ». Il contient en effet tous les ingrédients qui définissent aujourd’hui la tendance contemporaine des musiques progressives. On y décèle, le long des morceaux qui s’enchaînent tous quasiment (avec des reprises de thèmes), les ombres de ZAPPA et de ses MOTHERS, de John COLTRANE, de SUN RA, mais encore celle de l’école dite de Canterbury, notamment SOFT MACHINE (Nirvana for Mice, dominé par le souffle de Geoff LEIGH), voire HATFIELD & THE NORTH (l’orgue et la flûte dans Amygdala), le tout étant fondu dans une écriture complexe et ambitieuse à la manière de certains compositeurs contemporains, une écriture très serrée, voire bousculée, mais aussi perforée par de sérieuses brèches d’improvisation free (Teenbeat Introduction, The Tenth Chaffinch).

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On remarque aussi une contagieuse propension au travail sur bandes, qui sont soit passées à l’envers (Teenbeat), soit accélérées de manière à faire sonner la guitare de FRITH comme un clavecin, par exemple. Chaque musicien est également multi-instrumentiste, ce qui permet d’obtenir une gamme de couleurs assez étendue, dont l’éclat ne cesse de percuter l’oreille de l’auditeur, sommé à chaque instant de ne pas laisser fléchir son attention.

On ne compte plus les groupes qui, depuis, ont prolongé, développé, dévié, remanié, recuisiné ou tout simplement copié cette « formule ». Pour HENRY COW, la réalisation de Leg End répondait à une nécessité urgente de mettre à plat les idées qu’il avait accumulées pendant ses cinq premières années d’existence, quitte à assembler ces idées à la « va-que-j’te-pousse », dans un état d’urgence euphorique. Hélas, tout comme les yeux peuvent être plus gros que le ventre, les idées, lorsqu’elles sont trop riches, peuvent difficilement s’épanouir dans un espace trop restreint. Leg End dégage une impression de trop-plein bouillonnant que certains considèrent peut-être comme l’expression la plus élevée de l’œuvre « géniâââle », mais qui affiche aussi les limites de la maturité du groupe à ce moment-là.

En dépit de ses aspects un peu datés, cet album, encore aujourd’hui, peut néanmoins agir à la manière d’un coup de pied dans la fourmilière des somnolences artistiques. Ce n’est pas pour rien que la pochette représente… une « fin de jambe » (Leg-End) !

Chaussette à mailles rouges, blanches et bleues.

Unrest (Remastered) – 1974
(ReR / Orkhêstra)

HenryCow_AlbumCover_UnrestAvec Unrest, c’est une autre étape que franchit HENRY COW. Le groupe a pris le temps de trier ses idées et de les assembler avec plus d’intuition et de circonspection. Ça ne veut pas dire que l’écriture a perdu en densité ou que l’expérimentation a vu rétrécir son champ d’action, bien au contraire. En fait, avec cet album, composition et improvisation sont sur un pied d’égalité, chaque tendance étant représentée par une face sur le LP original. Depuis Leg End, HENRY COW a eu l’occasion de développer son penchant expérimental, notamment lors de l’épisode du festival Greasy Truckers, immortalisé par un double album live du même nom (avec GONG, CAMEL et GLOBAL VILLAGE TRUCKING Co.), sur lequel le groupe présente une face de musique entièrement improvisée qui a fait hurler les « spécialistes » médaillés du rock progressif d’antan.

HENRY COW a donc récidivé sur toute une face de Unrest puisque, selon la petite histoire, le groupe se serait incidemment trouvé à court de compositions pour cet album ! Évidemment, certains n’ont vu dans cette face de musique improvisée que remplissage informe et innommable… Cette face, tout comme celle de Greasy Truckers (reprise sur la réédition CD des Concerts de HENRY COW), atteste pourtant de l’intérêt du groupe pour les commodités techniques du studio (le Manor, antre de prédilection), au point d’utiliser celui-ci comme outil de composition : changements de vitesse, « overdubbing », montage à l’envers, boucles, etc., sont donc ici copieusement exploités.

En matière d’expérimentation, Linguaphonie est une belle réussite : on baigne dans un climat délétère traversé de fréquences parasites, de feux-follets bruitistes, et même de voix fantômes récitant des haïku en français, les mots valant surtout comme manifestations phoniques. Voilà ce qui a assurément dû inspirer le titre du disque ! À l’opposé, Upon Entering the Hotel Adlon paraît avoir été enregistré durant une crise d’hystérie, tandis que Déluge évoque une marche chaotique qui s’achève en pirouette, avec un John GREAVES chantant hors micro et s’accompagnant au piano, projection prémonitoire de ses futurs concerts solo.

Les expériences développées dans Unrest s’avèrent en tout cas plus mûres que sur Leg End et, tout comme celles de Greasy Truckers, se démarquent de la tendance free jazz. HENRY COW pose clairement ses jalons : ses impros relèvent plus de l’acoustique teintée de free rock. Cela dit, les amateurs de compositions ultra-sophistiquées seraient mal avisés de faire la moue devant Unrest. Les morceaux correspondant à la face écrite (les quatre premiers du CD) témoignent eux aussi de la maturité atteinte par HENRY COW. On remarque que les épanchements canterburyens s’effacent au profit des inspirations classiques et contemporaines (BARTOK, MESSIAEN, SCHÖNBERG…).

Mais sans doute aurais-je dû commencer par préciser que Lindsay COOPER a intégré le groupe en lieu et place de Geoff LEIGH. De fait, son basson et son hautbois donnent un aspect « rock de chambre » à l’album qui, combiné aux stridences d’un FRITH et aux tressaillements rythmiques d’un CUTLER, inspirera une bonne frange de la tendance Rock In Opposition telle qu’on la définit aujourd’hui.

Comment, en effet, ne pas érige en modèle du genre l’impressionnant Ruins, qui se déploie en autant de séquences imprévisibles et contrastées, combinant avec beaucoup d’inventivité rigueur de construction, écriture polymorphe et expérimentation polissonne ? Fred FRITH signe là l’un de ses plus beaux tributs à la musique progressive. Tous les connaisseurs du genre ne s’en sont pas forcément rendus compte. Tant pis pour eux.

Enfin, comment continuer à dire que la musique de HENRY COW ne sait véhiculer aucune émotion, une fois qu’on a écouté Half Asleep, Half Awake, de John GREAVES ? Avec ses parties de piano chavirant entre langueur et solennité, cette composition traduit effectivement bien des tergiversations humorales d’une conscience en état de demi-sommeil.

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Bitten Storm Over Ulm et Solemn Music ne sont pas non plus négligeables ; ils prouvent la capacité de HENRY COW à aménager des formats réduits avec la même détermination inventive que des pièces au format XXL.

Chaussette à mailles noires, blanches et beiges.

In Praise of Learning (Original Mix) – 1975
(ReR / Orkhêstra)

HenryCow_AlbumCover_InPraiseOfLearningPour beaucoup, c’est cet album qui a révélé l’envoûtante chanteuse allemande Dagmar KRAUSE, plus encore que le groupe dont elle provenait, SLAPP HAPPY, trio de pop naïve tendance cabaret berlinois, qui serait resté obscur pour la plupart d’entre nous s’il n’avait fusionné avec HENRY COW lors de l’enregistrement de son album Desperate Straights (1974).

In Praise of Learning est en fait le second fruit de la conjonction HENRY COW / SLAPP HAPPY mais fut crédité au seul HENRY COW puisqu’à sa sortie la collaboration entre les deux groupes avait déjà cessé d’être. De plus, autant Desperate Straights était un album de chansons habillées par HENRY COW, autant In Praise of Learning porte la marque immanquable de HENRY COW, où la participation des deux autres membres de SLAPP HAPPY, Anthony MOORE et Peter BLEGVAD, est assez épisodique. Dagmar KRAUSE, en revanche, intègre HENRY COW et s’impose dans cet album comme LA chanteuse du groupe, comme si elle en avait toujours fait partie. Pour les fans de Legend et de Unrest, l’arête est difficile à avaler : de la chanson chez HENRY COW ? !

Il y avait tout de même eu un antécédent sur Leg End, avec l’anachronique Nine Funerals of the Citizen King, chanté de façon un rien caduque et énigmatique par toute la troupe. On n’y a peut-être vu qu’un gag ; il n’empêche que HENRY COW avait semé avec cette chanson la graine de son engagement politique.

Car In Praise of Learning est avant tout le manifeste d’un groupe engagé, tant politiquement qu’artistiquement. HENRY COW avait à cette époque opté pour une orientation idéologique radicale et il lui paraissait logique de la faire valoir à travers sa musique, elle-même perçue comme un acte révolutionnaire (où l’on voit que la rupture du contrat avec le jeune label Virgin n’était pas loin !). Rien dans cet album ne ressemble cependant à de la chanson de propagande destinée à chauffer les masses à coup de « Ça ira, ça ira… ».

Pour HENRY COW, une politique révolutionnaire devait aller de pair avec un art révolutionnaire, d’où la nécessité d’élaborer des formes d’expression non conventionnelles… Dont acte : In Praise of Learning propulse HENRY COW à un nouvel échelon de son ascendance. War ouvre l’album sans prévenir, imposant la voix acariâtre de Dagmar, et s’achève sans qu’on ait trop le temps de comprendre. Ce morceau, sans conteste le plus « slapphappien » de tout le disque, voit cependant le concours significatif de Geoff LEIGH (au sax soprano) et… du trompettiste sud-africain Mongezi FEZA (Chris McGREGOR’s BROTHERHOOD OF BREATH, ASSAGAI) ! Anti-commercial au possible, War, du haut de ses 2’25 min, était prévu pour sortir en single…

Avec Living in the Heart of the Beast, on entre de plain-pied dans la sphère quintessentielle de l’art de HENRY COW. Morceau d’anthologie s’il en est, il résume en seize minutes tout ce qu’il faut comprendre du groupe à ce stade. Tim HODGKINSON peut se vanter d’avoir écrit là l’opus le plus complexe et le plus prenant de toute l’histoire de HENRY COW.

Multipliant cassures et thèmes mélodiques, Living in the Heart of the Beast narre l’oppression de la classe ouvrière en des termes prodigieusement abscons auxquels Dagmar KRAUSE donne une aura émotionnelle puissante. La tension constante qui habite ce morceau se lâche à la faveur d’un émouvant final en forme d’hymne vindicatif exhortant à la lutte. Grandiose sans être grandiloquent, Living in the Heart of the Beast est indubitablement l’une des plus grandes réussites de la musique progressive, et je m’étonne qu’il ne soit pas cité au panthéon des « progsters ». (À côté de Close to the Edge et de Tarkus, ça ferait de l’effet, non ?)

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Dans le même ordre d’idées, Beautiful as the Moon – Terrible as an Army with Banners (bon d’accord, là, le titre est plutôt pompeux !) s’avère être également une pièce maîtresse ; moins labyrinthique, elle n’en est pas moins animée d’une force de révolte contenue. C’est à la fois beau et terrible, comme indiqué.

Beginning : The Long March et Morning Star assurent quant à eux beaucoup plus que le minimum syndical en matière d’improvisation et devraient ravir les amateurs de par leur exploration de textures électro-acoustiques raboteuses, grinçantes, chaotiques ou organiques qui préfigurent certains travaux de Fred FRITH et de Chris CUTLER.

Au total, même si les revendications politiques de HENRY COW à cette époque peuvent faire sourire, cette « louange au Savoir » n’a aujourd’hui rien perdu de son sulfureux venin.

Chaussette à mailles rouges.

***

Avec In Praise of Learning s’achève la trilogie des chaussettes de HENRY COW et par la même occasion les années Virgin. L’incompatibilité grandissante entre les positions idéologiques et intellectuelles du groupe et de la mentalité forcément capitaliste de la maison de disques, raisonnant de plus en plus en termes de rentabilité, mène à une inéluctable rupture de contrat. HENRY COW entre alors dans la seconde phase de son évolution, caractérisée par le refus de s’intégrer au circuit officiel de production et de diffusion de la musique, la création de labels indépendants et d’une association de « promotion » de musiques et de groupes honnis et méprisés par les gros labels. Le collectif Rock In Opposition et le label Recommanded Records sont en route. Deux autres disques cultes de HENRY COW voient le jour : le double album Concerts (qui, comme son nom le suggère…) en 1976 et Western Culture en 1978, dont le principal défaut est de manquer de chaussettes !

Pour l’heure, saluons donc ReR Megacorp pour avoir enfin rendu disponibles sur support digital les versions originales de ces trois opus. Rappelons en effet pour mémoire que les rééditions CD parues chez East Side Digital en 1991 étaient en fait des remixes, sauf dans le cas de Unrest, qui souffraient de son défaut premier, à savoir un sous-mixage et un volume excessivement bas. Leg End et In Praise of Learning avaient quant à eux subi un « lifting » tellement appuyé qu’ils ne sonnaient plus du tout comme à l’origine, au grand dam des heureux possesseurs des pressages vinyls d’époque. On avait même été jusqu’à ajouter des parties de basson de Lindsay COOPER sur Leg End alors que la Dame n’avait pas encore intégré le groupe à ce moment-là ! Ces rééditions restaurées ont eu au moins pour bénéfice de présenter des pièces inédites : Bellycan sur Leg End (issu des sessions de Greasy Truckers) ; The Glove et Torchfire sur Unrest ; et Lovers of Gold (version alternative de The Long March) sur In Praise of Learning.

Purisme oblige, ces bonus ont disparu des rééditions des « original mix » opérées par ReR. Les paris sont ouverts pour savoir si ces inédits reparaîtront sur un éventuel futur recueil d’archives, d’autant qu’il y a aussi des bandes live qui doivent bien traîner quelque part. Mais je ne vous ai rien dit…

Réalisé par Stéphane Fougère

(Article original publié dans
TRAVERSES n°6 – mai 2000)

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