Hervé PEREZ & Alex HEGYESI – Garden of Secrets
(Discus Music)
Le « Jardin des secrets »… Pareil titre d’album, de nos jours, peut paraître générique ou vanter quelque produit d’appel à consonance « nouvel age ». S’agissant d’une production de Discus Music il y a évidemment anguille sous roche, tant le label anglais est réputé pour son opiniâtreté et sa détermination à ne proposer que des musiques expérimentales, free, improvisées, avant-gardistes, ou encore des sons défiant toute catégorisation. Et avec Garden of Secrets, c’est bien de cela qu’il s’agit : cette création de presque 77 minutes donne à écouter des espaces sonores qui relèvent plus de l’électroacoustique et du « sound art » bien qu’on y décèle des éléments de jazz et de musique improvisée, mais propulsés dans une dimension « ambient » aux timbres peu courus dans la sphère des musiques de pointe occidentales.
Son auteur, Hervé PEREZ, est il est vrai autant improvisateur que « designer » sonore, et s’alimente aux musique libres comme aux musiques contemporaines et expérimentales, ce qui lui permet de s’investir dans des projets différents. (Il avait déjà réalisé pour Discus un album en 2006, The Inclusion Principle, avec Martin ARCHER, soit « Monsieur Discus » en personne.) Sa collaboration avec le Roumain Alexandru HEGYESU – alias SHANYIO – n’est pas non plus toute neuve, puisque les deux artistes avaient déjà réalisé en 2010 pour le netlabel Electronic Musik l’album Winds of Change, une création mêlant instruments à vents, à cordes, traitements électroniques et enregistrements de terrain. Dix ans après, Garden of Secrets s’inscrit tout naturellement dans le prolongement de leur démarche, avec cette fois une instrumentation plus fournie et peu commune.
C’est ainsi que, outre le saxophone soprano, Hervé PEREZ souffle aussi dans un shakuhachi (flûte en bambou japonaise), dans une flûte népalaise, et dans un caval (flûte droite roumaine), et fait également tinter des cloches tibétaines et résonner des bols de méditation. Alex HEGYESI a pour sa part à disposition plusieurs instruments à cordes d’Europe centrale qu’il pince ou dont il joue avec un archet (dulcimer, gusla, cithare bavaroise, cymbalum, psaltérion, autoharp) sur lesquels il improvise ainsi que diverses percussions (tambour chamanique, carillon en bambou, claves en bois, kokiriko japonais) qui lui permette de varier les tempi et les phrasés rythmiques.
À partir de cette ample palette instrumentale, Hervé PEREZ a procédé à plusieurs traitements électroniques, programmations, arrangements et textures sonores (en ajoutant de plus des enregistrements de terrain et des bruitages) pour concevoir des compositions d’apparence très libres, abstraites, mais en réalité montées avec un sens aiguisé de la précision et du détail de manière à immerger l’auditeur dans une dimension sonore aussi orchestrale que cérémonielle et empreinte d’une vibration spirituelle qui, de par l’origine de certains instruments utilisés, évoque l’Extrême-Orient.
Certaines pièces électro-acoustiques réalisées auparavant par PEREZ (disponibles en téléchargement sur la page bandcamp de son label, nexTTime) portaient déjà des titres assez inspirés par la cosmologie bouddhiste. Les titres des compositions de ce Garden of Secrets sont eux aussi empreints de résonances bouddhistes (OM, Skandhas, Shaman’s Dream, Abandoning of Sorrow, The Path, All is Change…), voire animistes (Bee’s Dance, Lizard Dance) et naturalistes (Great Light of the Snowflakes, Pebbles). De même, les échantillons de bruitages et captations de terrain parsemés ici et là renforcent ce lien avec la philosophie bouddhiste (on entend même dans Shaman’s Dream un prêtre bouddhiste français parler de « bodhicitta »…).
Hervé PEREZ n’a pas cherché à « copier » les musiques rituelles de l’autre bout du monde, ni à s’y conformer, mais a plutôt cherché à aborder cette dimension spirituelle à travers différents angles et atmosphères. La variété même des compositions empêche de catégoriser trop hâtivement ce Garden of Secrets comme production « new age ».
Si certaines courtes pièces font office d’interludes (OM, Pebbles, Golden Bridge) et si d’autres, de durée moyenne (Great Light of the Snowflakes, Slow March of the Pilgrims, The Path), revêtent une nature résolument ambient tout en gardant un aspect « live », spontané et organique, d’autres pièces encore, basées sur une interaction saxophone/percussions, avec juste quelques sons de cordes qui jouent au bourdon (Abandoning of Sorrow, Like Milk and Water, The Well), s’avèrent rythmiquement plus relevées et relèvent d’une approche à consonance plus jazz et free.
Enfin, les pièces les plus longues (Shaman’s Dream, Garden of Secrets, All is Change) combinent tous ces éléments ambient, jazz, ethnique, impro et électro au sein de structures qui rappellent les suites « progressives » tout en gardant un climat « suspendu ». L’ensemble forme une fresque constituée de seize pièces dont la plupart s’enchaînent volontiers.
Ce jardin est donc plus profond et touffu qu’on ne le croit. Ça frémit, ça bruisse, ça goutte, ça racle, ça tinte, ça coule, ça grésille, ça craque et ça vente, au point qu’on a plutôt l’impression de randonner dans une forêt aux balisages incertains, ou sur un plateau volcanique cahoteux. Mais quel que soit le décor, on y fait halte pour se réconcilier avec les éléments naturels et méditer sur l’impermanence des choses…
Stéphane Fougère
Label : www.discus-music.co.uk
Pages : https://discusmusic.bandcamp.com/album/garden-of-secrets-97cd-nt003