Hongrie : Le Dernier Passage

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Hongrie : Le Dernier Passage
(Ocora – Radio France)

Le titre de ce recueil ethnomusicologique suscite la curiosité comme l’interrogation. Quel est donc ce Dernier Passage ? À quoi se réfère-t-il ? Les notes du livret qui l’accompagne ne le disent qu’en filigrane. Le terme « passage » peut renvoyer à une voie qui aurait été tracée et dont on suggère qu’elle serait l’ultime à prendre. Mais l’expression peut aussi suggérer une notion de passation, au sens d’héritage, de transmission. Et puisque ce disque est consacré à la musique paysanne hongroise, on en devine bien vite l’enjeu, d’autant que cette musique serait très certainement restée inconnue sans l’apparition, au début du XXe siècle, de l’ethnomusicologie hongroise avec les travaux effectués par Bélà BARTÓK et Zoltan KODÁLY qui ont permis, comme on le sait, d’en révéler l’existence à une époque où elle était magistralement inconnue et où elle était déjà en train de disparaître avec la société rurale dont elle émanait.

Depuis, il y a eu diverses entreprises de passation, ou de « passage », de cette musique typiquement villageoise dont BARTÓK disait, dans son article Musique populaire hongroise, qu’elle était « incomparablement plus riche numériquement et plus précieuse du point de vue de l’esthétique et de l’histoire culturelle » que la musique populaire citadine. Il a fallu attendre les années 1930 pour que des ensemble de chants et de danses populaires commencent à en assurer la survivance en en déplaçant le curseur d’un registre originellement fonctionnel à un registre plus « artistique », notamment chorégraphique. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les Maisons de danses (« táncház ») et les Maisons de la culture ont pris le relais en organisant des bals exclusivement traditionnels, faisant revivre les danses hongroises « csárdás », « botoló », « karikázó » et autres « verbunkos ».

Puis est arrivé le revivalisme folk qui a lui aussi réveillé l’intérêt pour cette musique rurale, et l’on a vu de nombreux musiciens, soucieux de creuser de nouvelles voies, approfondir leurs connaissances de cette musique paysanne en apprenant auprès des anciens ou, quand ce n’était pas possible (du fait de l’isolement géographique ou des réglementations en cours dans certaines régions, notamment en Moldavie roumaine où vit la communauté hongroise des Csangós), en compulsant les notations des travaux ethnomusicologiques. Et il y a eu aussi la transmission au sein de la communauté tsigane.

Le Dernier Passage donne à écouter des enregistrements reflétant cette recherche. Ils ont été effectués en Hongrie en 1982 par Claude FLAGEL, qui a aussi rédigé l’imposant texte du livret avec son épouse Lou. Claude FLAGEL (disparu en 2020) fut une figure importante du milieu traditionnel français et belge. Vielleur, sonneur de cornemuse, violoniste, chanteur et danseur, FLAGEL s’est spécialisé dans la musique du Berry puis de Wallonie et s’est impliqué dans diverses actions culturelles en Belgique, a entrepris divers collectages et enregistrements de terrain et a produit plusieurs disques vinyles consacrés aux musiques africaines mais aussi hongroises (dont le groupe VIZÖNTŐ), et a fondé le fameux label Fonti Musicali, consacré aux musiques du monde.

Dans le Dernier Passage, Claude FLAGEL a souhaité réunir (même si virtuellement) des artistes appartenant à des générations et des mondes différents, à savoir des musiciens et chanteurs paysans et citadins titrés « maître en art populaire » ou « jeune maître en art populaire », autrement dit des maîtres et leurs disciples, et dont les approches sont différentes, compte tenu de l’évolution de la société hongroise et de la place de la musique au sein de celle-ci. Pour résumer, les paysans jouent et chantent surtout lors d’occasions spécifiques (fêtes, mariages, moissons, enterrements…), et doivent leur notoriété et leur position sociale à l’amplitude de leur répertoire et à leur capacité à répondre au goût du public ; les « urbains » ont fait de la musique leur carrière et s’interrogent sur leurs racines culturelles, analysent les différentes caractéristiques régionales, s’initient à des instruments plus ou moins disparus, au point d’en arriver à jouer des musiques plus anciennes que leurs aînés, plus attirés par le nouveau style.

Encore assez jeunes au moment des enregistrements réalisés pour ce disque, ces « disciples » citadins se sont depuis fait un nom sur la scène folk hongroise, mais aussi parfois hors des frontières hongroises. Leurs disques étant sortis sur des labels qui ont pu bénéficier d’une diffusion à l’international durant les années 1990-2000 (du fait de l’essor de la « world music » à cette époque), ils ont pu également se faire connaître sur d’autres scènes occidentales, voire au-delà.

Par conséquent, si vous avez découvert la musique traditionnelle et folk hongroise à travers des groupes comme MUZSIKÁS, KOLINDA, VUJICSICS, HEGEDÖS, KALYI JAG, VIZÖNTŐ, etc., vous ne serez pas trop « dépaysé » à l’écoute de ce Dernier Passage, puisqu’on y retrouve certains des membres de ces « együttes » (ensembles), mais ici dans des prestations le plus souvent solistes ou duelles qui permettent de découvrir un large éventail d’instruments typiques de la musique paysanne hongroise.

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Nous trouvons ainsi dans cet album deux pièces de flûte à bec à six trous « furulya » (avec un étonnant accompagnement vocal de type bourdonnant) jouées par Zoltán JUHÁSZ, qui a fait partie de VUJICSICS et du groupe de Ferenc SEBŐ. Celui-ci, qui s’est notamment fait connaître à travers la musique du film Psaume rouge de Miklos JÁNCSO, est également présent avec une pièce compilant plusieurs chansons de bergers qu’il chante tout en jouant de la vielle à roue (et il imite même une clarinette avec sa voix!).

Un autre membre de l’ensemble de Ferenc SEBŐ, Béla HALMOS, se fait de même entendre au violon, jouant une Csárdás de Szatmár dont le tempo va crescendo, accompagné par trois membres du célèbre groupe MUZSIKÁS. Issu de ce dernier, Sándor CSOÓRI joue pour sa part une Csárdás du pays Palóc à la cornemuse qui met en valeur son jeu de bourdon à deux notes et son art de l’ornementation.

Sándor CSOÓRI et son acolyte de MUZSIKÁS Dániel HAMAR (au cymbalum) accompagnent de même un excellent violoniste d’origine paysanne, Zsigmond SZÉKELY, sur des Danses de Lőrincréve (une suite de csárdás de plus en plus rapides s’achevant sur un « pontozó », une danse d’improvisation de garçons). De plus, on retrouve le groupe MUZSIKÁS au grand complet le temps d’une Csárdás De Mezóség.

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Deux membres de KOLINDA (probablement le groupe folk hongrois le plus connu en France) figurent également dans ce Dernier Passage, il s’agit de Ferenc KISS et Ivan LANTOS, en duo violon/gardon pour interpréter une Danse csángó de Gyimes.

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Enfin, il était difficile de faire l’impasse sur l’une des plus belles et plus célèbres voix hongroises, celle de Márta SEBESTYÉN, qui a depuis fait une grande carrière en solo comme avec l’ensemble MUZSIKAS et d’autres encore. Elle interprète ici « a capella » une ballade provenant de Moldavie (Madárka, madárka…).

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Outre ces célébrités du mouvement revivaliste folk hongrois, le Dernier Passage fait entendre des maîtres musiciens d’une plus ancienne génération : Pál GUSA, issu de la minorité csángo de Moldavie, de langue hongroise, joue un morceau (Les Moutons perdus) à la flûte de roseau à six trous, alternant des parties instrumentales et des parties récitées ; Mihály BÁRSONY, qui était alors le dernier joueur de vielle à roue dans la tradition de la Grande Plaine hongroise et dont Ferenc SEBŐ fut le premier élève, joue une suite de csárdás ; Sándor BUDAI, luthier très prolifique qui s’est spécialisé à la cithare, joue des Mélodies de Sándorfalva ; on pourra du reste comparer son style à celui de son élève, Ferenc GULYÁS, qui interprète des Mélodies de Transdanubie, une région où la vielle est pourtant moins caractéristique.

Côté voix, mentionnons la présence de celle de Zgismond KARSAI, souvent entendu dans l’ensemble de Ferenc SEBŐ, qui nous gratifie d’une interprétation a capella de deux chansons de Lórincréve, sa ville natale de Transylvanie (il paraît qu’il connaissait quelque huit cent chansons, sans parler des danses, ça laisse de la marge…), et nous avons également le loisir d’écouter une groupe de femmes (non créditées) du village de Rimóc, en pays Palóc qui interprètent une suite de chansons locales.

Paru à l’origine en 1984 en LP, le Dernier Passage a fait l’objet d’une première édition CD dix ans plus tard, avec cinq pistes musicales supplémentaires. Celles-ci (reprises dans la présente réédition CD en digipack) offrent l’opportunité d’entendre des artistes tsiganes : les chanteurs Dezső KANALAS et Anna HORVÁTH, qui interprètent une chanson accompagnant une danse de bâton (« botoló ») ; des Tsiganes de la ville de Jászkisér qui interprètent une suite de danses en mode chant + cuillers, et l’Ensemble BIHARI JÁNOS (du nom d’un violoniste tsigane du XVIIIe siècle), connu pour avoir élargi le spectre des arrangements au-delà des schémas convenus chez les groupes de danses, annonçant de fait le mouvement folk en brassant violons, flûtes, vielles, cithare, contrebasse, etc., et qui a vu passer pas mal de monde en son sein.

En présentant des artistes de différentes générations et issus de régions et milieux différents, le Dernier Passage offre un généreux panorama des divers répertoires des campagnes hongroises et de son panel tant instrumental que vocal, et constitue une très recommandable porte d’entrée à cet univers foisonnant de la musique populaire hongroise en compagnie de quelques figures familières et d’autres qu’il aurait été dommage de ne pas découvrir.

Stéphane Fougère

Page label : https://www.radiofrance.com/les-editions/disque/hongrie-le-dernier-passage

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