Iran : Mohammad Rezâ SHADJARIÂN – Musique classique persane
(OCORA Radio France)
La disparition de Mohammed Rezâ SHADJARIÂN, le 8 octobre 2020, des suites d’un cancer du rein, a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le milieu de la musique savante persane. Cet « ostad » (maître, en persan) du chant classique jouissait en effet d’une telle popularité en Iran que, à l’annonce de sa mort, des milliers de personnes ont convergé devant l’hôpital de Téhéran où il a vécu ses derniers instants et se sont mis à chanter à l’unisson une chanson avec laquelle SHADJARIÂN terminait souvent ses récitals, Mogh-é Sahar, soit l’« Oiseau de l’aube », qui était aussi son surnom. Les médias iraniens ne se sont alors guère étalés sur la disparition de ce pilier de la tradition musicale persane, ne jugeant même pas utile de faire entendre le son de sa voix. Il est vrai que, depuis 2009, la diffusion des œuvres de SHADJARIÂN était interdite sur les ondes de l’audiovisuel étatique du fait de certaines prises de positions du chanteur qui n’allaient pas vraiment dans le sens des dirigeants du pays. Comme quoi être porteur d’une tradition millénaire ne signifie pas forcément se rallier aux ultra-conservatismes…
Engagé était donc Mohammed Rezâ SHADJARIÂN. Ce natif de Mechhed, en Iran, a commencé par étudier la récitation du Coran auprès de son père à cinq ans avant d’étudier, à l’âge de douze ans, le « radif », c’est-à-dire le corpus mélodique de la musique classique persane, et a approfondi ses connaissances du répertoire traditionnel en apprenant à jouer le santour (cithare à cordes frappées) . C’est en 1959 qu’il a entamé sa carrière de chanteur à Radio Khorasan et qu’il s’est fait ensuite connaître grâce à son style vocal particulier inspiré par les grands chanteurs des générations précédentes.
Mohammed Rezâ SHADJARIÂN a beaucoup œuvré pour la préservation du patrimoine artistique et a notamment fondé la compagnie culturelle Del Avaz, qui a entre autres publié de nombreux disques et cassettes. Icône de la tradition chantée persane, il était révéré tant chez lui qu’à l’étranger, son art ayant aussi conquis les publics occidentaux. La France l’a notamment découvert en 1989, et il a été depuis invité à plusieurs reprises au Théâtre de la Ville de Paris, que ce soit avec son groupe comme avec l’ensemble Masters of Persian Music, qu’il a fondé avec son propre fils, Homayoun SHADJARIÂN, et d’autres maîtres de musique persane comme le joueur kurde de vièle kamantché Kayhan KALHOR, et le maître du târ et du setâr (luths traditionnels) Hossein ALIZADEH.
Auteur d’une bonne cinquantaine de disques depuis le milieu des années 1970, Mohammed Rezâ SHADJARIÂN a été sollicité dans les années 1990 par plusieurs maisons de disques américaines et européennes, comme Al Sur, Traditional Crossroads, Caltex Records, Network Medien et bien sûr le label de Radio France Ocora, qui réédite donc en 2022 cet album initialement paru en 1990, et assurément le premier à paraître sur un label européen. Aujourd’hui publié sous la forme d’un digipack et illustré d’une nouvelle pochette, ce disque contient l’enregistrement du concert donné le 30 octobre 1989 au Théâtre de la Ville, concert aussi exceptionnel que référentiel pour tout amateur de musique savante moyen-orientale.
Mohammed Rezâ SHADJARIÂN y déploie dans les plus grandes largeurs la puissance et la finesse de son chant en compagnie de sept musiciens dirigés par le compositeur et joueur de santour Parviz MECHKÂTIÂN et y expose sa profonde maîtrise et compréhension de l’ « âvâz », ce style classique de chant non mesuré dans les modes mélodiques du système modal classique du « dastgâh », qui est en quelque sorte l’équivalent persan du maqâm turco-arabe ou du raga indien. Dans ces dastgahs (on en dénombre sept dans toute la musique savante iranienne) et dans leurs dérivés avâz (au nombre de cinq) sont classés des motifs mélodiques (« gushés ») qui permettent d’approcher un mode, certains motifs restant dans l’échelle de base et d’autres s’en détachant pour élaborer des modulations.
Ce disque est dominé par une exploration aussi méticuleuse que fervente, par l’ensemble de SHADJARIÂN, de l’Avâz-E Afshâri, qui s’étend sur près de soixante minutes et est segmenté sur le CD en huit plages musicales enchaînées qui correspondent aux différentes parties de l’avâz.
On y est accueillis par une pré-introduction instrumentale (« pish darâmad »), Gol Nush, qui permet d’entendre les différents instruments de l’ensemble : le sétâr de Mohammad FIROUZI, le târ de Dariush PIR-NIÂKÂN, la flûte ney de Djamchid ANDALIBI, le santour de Parviz MECHKÂTIÂN, le daf de Bijan KÂMKÂR, le tombak d’Arjan KÂMKÂR et le kamantché d’Ardéchir KÂMKÂR.
Mohammed Rezâ SHADJARIÂN commence à intervenir au chant dans le « darâmad », seulement accompagné par le santour de MECHKÂTIÂN. Cette partie permet à l’Ostad, qui a choisi d’interpréter un poème du grand poète et mystique persan du XIVe siècle HAFEZ, de dessiner les contours de la dimension émotionnelle du dastgâh : la douleur est patente dans le gushé Darâmad Afshari, lequel est suivi du déchirant Djâmeh Darân, du chant de lamentation Dâd et de Muyeh, qui confine au gémissement. Cette méditation lancinante est suivie d’un morceau instrumental plus rythmique, un « Tchâr Mezrâb » qui apporte une touche d’exaltation après cet étalage de mélancolie plaintive.
Dans la séquence suivante, ce sont les notes tendues du târ de Dariush PIR-NIÂKÂN qui montent au créneau et introduisent les phrases vocales de SHADJARIÂN et leur répondent. Les cinq gushés (Erâgh, Nahib, Hazine, Rohâb, Foroud) sondés par SHADJARIÂN accentuent la tristesse et la douleur que suscite une séparation amoureuse, non sans verser quelque note d’espoir et d’apaisement en fin de partie. Cela permet de glisser vers un tasnif (forme de musique persane à rythme mesuré qui est un peu l’équivalent d’une ballade), en l’occurrence un Del-e Madjnoun dans lequel la voix de l’ostad se fait plus perçante, plus véhémente.
C’est alors le ney de Djamchid ANDALIBI qui met fin aux galopades percussives et qui entame un dialogue intimiste avec la voix de Mohammed Rezâ SHADJARIÂN, qui s’exprime en mode plus feutré et réflexif à travers les gushés Gharaï et Massihi. Un autre dialogue, improvisé cette fois, s’installe ensuite entre le chant, qui s’enflamme soudainement, et le kamantché d’Ardéchir KÂMKÂR.
Avâz-E Afshâri s’achève avec un autre tasnif, Sâghi, dans lequel les percussions s’esbaudissent à loisir, entraînant dans leur transe les instruments à cordes et le ney, les musiciens soutenant de surcroît le chant passionné de SHADJARIÂN de leurs voix chorales.
En guise de rappel après cette émouvante et époustouflante épopée émotionnelle, Mohammed Rezâ SHADJARIÂN et son ensemble entament le tasnif Djân-e Djahân sur un poème de MOWLÂNA (RÛMI), aussi relevé rythmiquement que majestueux dans ses scansions vocales et ses ponctuations instrumentales.
Ces 66 minutes de concert exposent ce qui se fait de plus exigeant en terme d’adhésion et d’abandon artistiques à une dimension éthique et spirituelle véhiculée par les structures rigoureusement labyrinthiques du radif persan, dont Mohammed Rezâ SHADJARIÂN, rompu aux règles du genre, s’affiche ici comme un passeur dévoué et généreux à l’aube de sa reconnaissance internationale. Ce disque est donc une introduction impeccable et indispensable à son art.
Stéphane Fougère
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